Virginie Linhart (55 ans)
RÉALISATRICE DE DOCUMENTAIRES ET AUTRICE DE L’EFFET MATERNEL (FLAMMARION, 2020). TROIS ENFANTS, DONT DEUX FILLES DE 23 ET 19 ANS
« Enfant, j’avais une image magnifique et très idéalisée de ma mère. Divorcée, elle nous élevait en grande partie seule, car on estimait alors que les enfants devaient de préférence rester avec leur mère. Elle avait repris des études de médecine, menait une vie de femme accomplie avec de nombreuses conquêtes sentimentales. Elle était féministe et militante, participait aux manifestations et aux réunions du MLF. Notre petite chienne s’appelait d’ailleurs MLF ! Elle avait placardé des tas d’affiches dans les toilettes sur lesquelles on retrouvait les slogans féministes : “Quand les femmes s’aiment, les hommes ne récoltent pas” ou “Viol de nuit, terre des hommes”. C’était impressionnant pour une jeune enfant comme moi. Le féminisme a certainement conforté ma mère dans l’idée de divorcer de mon père. Mais je n’ai pas le souvenir qu’elle m’ait vraiment parlé de féminisme. La génération des mères des années 1970 est la première qui a eu accès à la libération sexuelle, sociale, professionnelle – je ne parle même pas d’égalité mais d’accession. Ces femmes se sont battues sur tous les fronts à la fois. Elles se sont battues pour être reconnues, libérées, et accéder au plaisir. Et, parallèlement, elles étaient aussi des mères, parfois sans l’avoir choisi, car les moyens de contraception commençaient à peine à exister. Elles avaient beaucoup de combats à mener et ont parfois eu du mal à tout concilier. Ma génération les a vues lutter, se tromper et réussir ; je crois que cela nous a inspirées sur les mères que nous avions envie d’être. Nos mères, elles avaient des mères soumises, généralement dépendantes de leur mari, réduites à la sphère domestique.
Dans ma famille, où tout le monde a fait de longues études, la parole sur les choses intimes n’existait pas. Je me souviens du jour où, à 14 ans, j’ai eu mes règles pour la première fois. J’étais en vacances dans les Cévennes avec mon père et mon frère. On est descendus au village et j’ai
”Mon obsession a été de n’être ni dans la rivalité ni dans la jalousie avec mes filles, sentiments que ma mère nourrissait à mon égard”
appelé ma mère d’une cabine téléphonique. Je lui ai chuchoté “J’ai mes règles, Maman” et elle m’a répondu : “Passe-moi ton père !” Quand je vois le naturel avec lequel mes filles parlent de tout ça, je suis fascinée. Il y a une banalisation des choses du corps que je trouve hyper saine. Pour elles, c’est comme avoir un rhume ou un mal de tête. J’ai cherché à leur transmettre l’autonomie et la confiance. J’étais obnubilée par l’idée qu’elles aient confiance en elles et en l’amour que je leur portais. Je voulais surtout qu’elles se sentent les plus libres possible par rapport à moi. Ma mère, c’était quelqu’un pour qui vous n’existiez que si vous viviez dans son monde, sous son influence. S’éloigner ou partir ne faisait pas partie de son programme. Je me suis battue pour conquérir ma liberté.
Mes filles sont incroyablement féministes : elles le sont plus naturellement que moi, ça fait partie intégrante d’elles. Elles me font beaucoup évoluer sur le corps et l’intime, sur le partage des tâches et sur le rapport aux hommes ! Enfant, j’avais quand même intériorisé l’idée que, dans une famille, c’était mieux d’avoir un garçon qu’une fille ! Il y avait encore des schémas patriarcaux bien ancrés dans les années 1970 et 1980…
Mes filles m’ont aussi beaucoup fait évoluer sur les questions de bisexualité. Parmi leurs copines, l’orientation sexuelle est fluide. Et ça n’est en rien un sujet. Je dirai que nous sommes plutôt d’accord sur les questions politiques ou sociétales. En revanche, on a des débats sur Polanski, par exemple. Elles boycottent en bloc et refusent de voir ses films. Moi, je maintiens que c’est un réalisateur génial, même si je suis opposée à ce qu’il soit récompensé, compte tenu de son comportement privé. Un autre sujet nous oppose : pour avoir été agressée, jeune fille, je leur ai beaucoup répété de faire attention à leur façon de s’habiller dans l’espace public. Cette idée les révolte : elles veulent s’habiller comme elles l’entendent et ne pas être importunées. Je suis naturellement d’accord, mais je prône la prudence alors qu’elles revendiquent la liberté ! Mon obsession a été de n’être ni dans la rivalité ni dans la jalousie avec mes filles, sentiments que ma mère nourrissait à mon égard. Compte tenu des relations très difficiles avec ma mère – qui ne me parle plus depuis la sortie de mon livre –, j’avais peur d’avoir des filles et de reproduire ces schémas compliqués. Mais ça n’est pas arrivé. Je suis ivre de fierté devant la beauté de mes filles et leur succès. Et je les soutiens quoi qu’il arrive. » ●