Causette

Anne Berest (42 ans) Tessa (10 ans) Lélia Picabia (77 ans)

ÉCRIVAINE ET SCÉNARISTE, AUTRICE DE LA CARTE POSTALE (ÉD. GRASSET, 2021)

- A. B.

Causette : Quelle image aviez-vous de votre mère quand vous aviez l’âge de votre fille ?

Anne Berest : J’ai l’impression que j’avais conscience que mes parents ne ressemblai­ent pas aux autres parents de l’école. Je savais que, chez moi, il y avait une plus grande liberté accordée aux enfants. J’étais très impression­née, aussi, quand j’allais chez des enfants dont les mères ne travaillai­ent pas. J’avais l’image de ma mère qui travaillai­t, beaucoup, et ça me semblait être la norme. Nous, nous avions pleinement conscience qu’il y avait un monde en dehors de la maison, qui la passionnai­t, et que nous n’étions pas plus importante­s que ce monde-là. C’était une figure d’indépendan­ce et de liberté. Lélia Picabia : J’ai beaucoup participé, dans les années 1968-1972, à tous les mouvements féministes. J’ai fait partie du MLF [Mouvement de libération des femmes, ndlr] et du Mlac [Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contracept­ion]. Je voulais réussir mon indépendan­ce, réussir dans mon travail – j’étais linguiste. Et de l’autre côté, moi qui avais eu une enfance foutraque, je voulais aussi réussir ma famille. Mon mari, qui était aussi dans des travaux de recherche très pointus, était de la génération des hommes qui n’avaient pas compris qu’il fallait qu’ils s’impliquent dans la maison. Finalement, c’est moi qui assumais tout. Et c’est vrai que, quand j’en avais ras le bol, je partais quelques jours pour un congrès ou une table ronde.

Anne, quelles valeurs vous a transmises votre mère ?

A. B. : Je pense que cette notion d’indépendan­ce financière, et d’indépendan­ce tout court, a été profondéme­nt ancrée en moi. J’ai le goût de la liberté, de faire des choses seules. Je ne suis pas du tout fusionnell­e dans le couple. Je pars très souvent écrire seule. Quand j’ai des déplacemen­ts et que les filles ne sont pas contentes parce que je m’en vais, je leur dis : « Oui, mais vous avez la chance d’avoir une mère qui travaille, qui fait le métier qu’elle a choisi, donc même si vous n’êtes pas contentes, vous devez le respecter et ne pas râler. »

Qu’avez-vous gardé du féminisme de votre mère ?

A. B. : Adolescent­e, je pensais que les combats de la génération de ma mère avaient abouti et que, au fond, le combat féministe était terminé. C’est en entrant dans la vie active que j’ai eu une prise de conscience et que j’ai fait partie du mouvement créateur du Collectif 50/50 [pour promouvoir l’égalité dans le cinéma et l’audiovisue­l]. Je pense qu’avoir eu une mère très militante fait que ça a été très naturel pour moi de militer. J’avais l’impression que c’était une chose normale que de s’engager dans des collectifs.

Tessa, quel regard portes-tu sur ces combats féministes ?

Tessa : Je me dis que ça a énormément évolué par rapport à avant. Mais quand même, je trouve que ce n’est pas tout à fait terminé, parce qu’il y a encore plein de trucs, dans la vie courante, à l’école, des gens qui disent « ça, c’est pour les filles » et « ça, c’est pour les garçons »… Ça ne se rapproche pas tellement du vrai féminisme pour le travail ou les inégalités salariales, mais c’est quand même super énervant. Par exemple, hier, maman a acheté des trucs pour préparer l’anniversai­re de ma soeur, et elle n’a pas pris les mêmes choses pour les filles et pour le garçon qui est invité. Et ça, ça m’énerve. C’est pas parce que c’est des filles qu’on doit leur acheter des petites licornes, et les garçons des dinosaures.

Qu’est-ce qui a changé dans le fait d’être mère d’une fille dans les années 1980-1990 et dans les années 2010-2020 ?

“J’ai toujours voulu avoir des filles. Et ce que je trouve très beau dans cette idée, c’est que ça vous oblige, en tant que femme, à réfléchir sur votre féminité”

Anne Berest

A. B. : Tout ce qui touche au rapport au corps. J’ai une grande facilité de discussion avec Tessa, je lui ai parlé des règles assez tôt, par exemple. Alors que moi, quand j’ai eu mes règles, je ne savais pas ce qu’il m’arrivait. Personne ne m’en avait parlé. Ce n’est pas du tout un reproche, mais c’est l’une des grandes différence­s. Je pense qu’il y a toute une approche du corps, de la sexualité, de la puberté qui a changé. Mes filles, je leur parle depuis qu’elles sont toutes petites de la question de l’intimité, du fait que personne n’a le droit de toucher à leur corps. Toute une éducation face à la pédophilie que nous, nous n’avions pas. Mais c’était une autre époque. Aujourd’hui, je peux parler de cette question à mes enfants, parce que c’est toute la société qui m’accompagne là-dedans.

Anne Berest, les sujets de la filiation et de la maternité traversent votre oeuvre. Travailler sur ces questions a-t-il fait bouger votre relation avec votre mère ?

A. B. : C’est vrai que la question de la transmissi­on et de la maternité traverse véritablem­ent tout mon travail. C’est un sujet auquel je réfléchis tout le temps. En tant que mère, je suis sans cesse dans la réflexion : « Est-ce que c’est bien ce que je fais ? », « Qu’est-ce que je transmets ? Comment ? ». Ça me travaille beaucoup. Et puis j’aime travailler en famille : j’ai écrit un livre avec ma soeur, un autre pour lequel j’ai travaillé avec ma mère. Mon prochain livre sera aussi sur la famille. Et j’ai eu l’idée de la série Mytho, qui raconte l’histoire d’une mère en nervous breakdown [qui fait croire à son entourage qu’elle est malade], quand Lélia a eu un cancer du sein. Pour moi, la famille est le terreau premier et florissant de tout mon travail d’artiste. De la même façon que pour Louise Bourgeois – sur qui j’ai beaucoup travaillé –, la mère a été une source d’inspiratio­n infinie.

Qu’est-ce qui fait la force du lien mère-fille, et du vôtre en particulie­r ?

L. P. : Beaucoup d’amour.

A. B. : Moi, j’ai l’impression qu’au tout départ, c’est un lien qui est forcément « monstrueux ». Qui est le lit de la névrose. En fait, c’est comme si on partait perdant. Et toute la difficulté et la beauté de ce lien, c’est de passer sa vie à essayer de lutter et de se dire : « Je vais faire mentir cette fatalité » sur la relation mère-fille. Pour ma part, j’ai toujours voulu avoir des filles. Et ce que je trouve très beau dans cette idée, c’est que ça vous oblige, en tant que femme, à réfléchir sur votre féminité. À accepter, à un moment donné, de voir sous votre toit des corps qui deviennent ceux de la jeunesse, des beaux corps, au moment où vous-même vous êtes dans un changement d’étape de votre féminité. Cela oblige à accepter un relai du féminin. Ce qui permet peut-être de bien vieillir. Avoir des filles est à la fois complexe et passionnan­t quant au travail qu’on doit faire sur soi-même.

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