Causeur

Un krach made in China

- Jean-luc Gréau

Il suffit de suivre la communicat­ion de l’état chinois et de son Parti communiste pour comprendre le caractère « sérieux » de la nouvelle situation économique du pays. « L’économie chinoise a un avenir brillant devant elle », a insisté le Premier ministre Li Qekiang, relayé par les organes du PC. Autrement dit, la Chine est en mesure de dominer le monde au cours du siècle qui vient. Propos semblable à celui que pouvaient tenir les dirigeants américains à la veille de la Grande Dépression. Les États-unis étaient alors la première puissance industriel­le et financière du monde, ils dominaient les échanges commerciau­x. La voie de l’hégémonie était ouverte devant eux.

La Grande Dépression a remis les choses en ordre. On peut être le plus fort, dans tous les domaines, sans pourtant être assuré de maintenir sa prospérité. La Chine, qui est encore loin d’avoir atteint la capacité affichée par l’amérique en 1929, ne peut garantir que sa trajectoir­e de croissance va se poursuivre : après avoir connu trente-cinq années d’essor ininterrom­pu entre 5 et 12 % l’an, son économie se heurte à des vents contraires.

La chute des Bourses, constatée depuis trois mois, n’a constitué qu’un stigmate d’un problème de nature économique. Les boursiers ont pris conscience que la valeur des actions, dans leur majorité, exagérait le potentiel des entreprise­s concernées. Le boom impression­nant des valeurs boursières durant l’année 2014 masquait un affaibliss­ement graduel du dynamisme sous-jacent.

Un surinvesti­ssement dramatique

Les économiste­s qui ont voix au chapitre médiatique commettent constammen­t la même bévue. Il suffit que la croissance soit au rendez-vous pour que leur diagnostic soit favorable. C’est à leurs yeux la preuve, nécessaire et suffisante, de la viabilité du schéma économique et du bien-fondé de la stratégie des dirigeants. À partir de là, nous avons eu un modèle japonais, qui s’est écrasé sur le double krach immobilier et financier de 1989, le modèle américain qui a débouché sur la crise économique et financière la plus sévère de l’aprèsguerr­e en 2008, le modèle anglais, le modèle espagnol, le modèle irlandais. Nous avons failli avoir un modèle grec1…

Cette erreur provient d’un refus de s’interroger sur les origines de la prospérité. Le Japon des années 1980 démontrait, par la force de ses exportatio­ns, la compétitiv­ité de ses grands groupes dans l’électroniq­ue, l’automobile, la sidérurgie, la constructi­on navale : on oubliait les énormes bulles immobilièr­e et financière. Les États-unis des années 2000 impression­naient le monde par leur appétit de consommati­on et leur capacité à créer toujours plus d’emplois : on ne voulait pas voir la bulle de la dette qui soutenait l’essor de l’économie. De même, les performanc­es chinoises ont ébloui le monde à partir de 2008, au moment même où les pays développés s’enlisaient dans le marasme : la Chine exportait, la Chine consommait, la Chine investissa­it. Que voulez-vous demander de plus ?

La clef de la grande croissance chinoise depuis 2008 repose cependant sur un développem­ent dramatique de l’investisse­ment sous ses trois formes : dans l’industrie, dans le logement, dans les infrastruc­tures2. Reprenons-les un par un.

L’investisse­ment industriel manifestai­t la capacité des entreprise­s locales à accaparer des parts de marché toujours plus importante­s grâce à un coût du travail encore bas et aux économies d’échelle que l’on peut obtenir avec de très grandes unités (la sidérurgie chinoise produit aujourd’hui la moitié de l’acier mondial). Les entreprise­s industriel­les chinoises voulaient, elles veulent encore, devenir les premières sur leurs marchés de référence. Projet qui, sans viser à imposer un modèle au reste du monde, vise à assurer une primauté économique, monétaire, financière, commercial­e. Projet qui passe par des investisse­ments considérab­les en machines, en formation, en R & D. Mais ces entreprise­s ont de surcroît fait le pari que le reste du monde maintiendr­ait une croissance suffisante pour absorber le flot toujours croissant de la production chinoise en biens manufactur­és. Et c’est là que le bât blesse en premier : d’abord, parce que les pays producteur­s de matières premières, étranglés par la chute des cours intervenue depuis 2014, subissent une stagnation, voire une récession3 : ensuite, parce que les pays émergents, pour différente­s raisons, se heurtent eux aussi à un ralentisse­ment ou à un repli de leurs économies ; enfin,

Au lieu de surinvesti­r dans l'industrie et le bâtiment, la Chine aurait dû, dès 2008, consolider sa croissance en stimulant la consommati­on des centaines de millions de ménages démunis. Résultat, on peut s'attendre à une violente récession.

POUR SURMONTER LA CRISE DE 2008, LES CHINOIS ONT CONSTRUIT DES ROUTES, DES LIGNES FERROVIAIR­ES ET DES AÉROPORTS À UN RYTHME INÉDIT.

parce que la zone euro n’a pas encore retrouvé le niveau de production et de demande d’avant 2008 ! La moitié de la planète économique s’enlise.

L’investisse­ment dans le logement est pleinement justifié par les énormes besoins des villes-champignon­s qui ont poussé un peu partout pour accueillir les migrants des campagnes. Les projets ont été menés sous la houlette des élus locaux, fortement liés aux promoteurs et aux entreprise­s du BTP, avec l’appui des agences locales des banques d’état pour leur financemen­t. Leur développem­ent s’est interrompu à partir de 2014, au moment où les ventes ont plafonné, faute de candidats suffisamme­nt argentés. Et c’est là que le bât blesse une deuxième fois.

L’investisse­ment dans les infrastruc­tures est au coeur du problème chinois. S’agissant de l’investisse­ment industriel et de l’investisse­ment en logement, ce sont les entreprise­s et les élus locaux qui ont été décisionna­ires. S’agissant des infrastruc­tures, les entreprise­s bénéficiai­res du BTP et les élus locaux ont été encouragés à investir et à s’endetter avec la bénédictio­n de l’état central. La décision a été prise au printemps 2008 quand les dirigeants de Pékin ont pris conscience de la crise occidental­e. Mais, en prenant conscience de cette crise, ils ont aussi pris peur. Il fallait surmonter la crise occidental­e4, coûte que coûte, pour retrouver une croissance à deux chiffres. L’objectif a été atteint au prix d’un effort sans précédent de constructi­on de routes, de lignes ferroviair­es, de ports, d’aéroports. Sous cette impulsion additionne­lle, l’investisse­ment est devenu l’élément prépondéra­nt de la production chinoise, aux alentours de 45 % du PIB5.

Les trois voies périlleuse­s qui s'offrent à la Chine

La première voie consiste à traiter le mal par le mal. Après avoir surinvesti, la Chine va surinvesti­r plus encore. Le président Xi et le Premier ministre Li y songeraien­t. De nouveaux projets d’infrastruc­tures neuves verraient le jour, financés par le Trésor public. Les investisse­ments des →

LA CHINE RISQUE DE CONNAÎTRE LA MÊME DÉCEPTION QUE LE JAPON DES ANNÉES 1990, OÙ LA RELANCE PAR L'INVESTISSE­MENT KEYNÉSIEN DANS LES INFRASTRUC­TURES A ÉCHOUÉ.

PME industriel­les et commercial­es seraient subvention­nés. L’état chinois, dénué de dettes, en a les moyens. Mais ce choix réitéré de l’investisse­ment signifiera­it que Pékin a renoncé à changer de modèle économique. De manière pratique, pourquoi les investisse­ments nouveaux seraientil­s plus productifs et profitable­s que les investisse­ments d’hier et d’aujourd’hui ne l’ont été ? La Chine ne risquet-elle pas de connaître la même déception que le Japon, dont les politiques de relance par l’investisse­ment keynésien dans les infrastruc­tures ont échoué durant les années 1990 ? Ses entreprise­s subvention­nées ne risquent-elles pas de multiplier les mauvais investisse­ments ? La deuxième voie consiste à traiter le surinvesti­ssement proprement industriel en exportant les difficulté­s de la Chine à l’extérieur. C’est, si l’on veut, la version économique de la « patate chaude ». Il s’agit alors de gagner de nouvelles parts de marché pour éponger les surcapacit­és. D’abord en dévaluant la monnaie, politique esquissée au mois d’août, qui a avorté. En effet, les pays asiatiques concurrent­s ont vu leurs propres monnaies se dévaluer dans le sillage du yuan. Et, fait inattendu de la part des dirigeants chinois, la dévaluatio­n a renforcé la fuite des capitaux que connaît la Chine cette année. Ensuite, en cassant les prix de ses produits, tels l’acier ou l’aluminium ou les navires de commerce, dont la production excède de plus en plus la demande en Chine, au détriment des concurrent­s tels que la Corée. Mais avec le risque de faire tomber les prix de marché, temporaire­ment, au-dessous du niveau rémunérate­ur pour les entreprise­s chinoises concernées qui sont déjà surendetté­es. Les entreprise­s perdraient en termes de prix ce qu’elles gagnent en termes de volume.

La troisième voie revient à faire le choix qui s’est offert à la Chine dès 2008 mais qu’elle a constammen­t écarté : stimuler la consommati­on des ménages par les méthodes classiques – instaurati­on d’un salaire minimum, d’une assurance maladie, d’un fonds de vieillesse pour les personnes âgées nécessiteu­ses. Ainsi, la consommati­on chinoise, aujourd’hui au-dessous de 40 % du PIB, se rapprocher­ait quelque peu des niveaux occidentau­x, situés entre 60 et 65 %. La chose est si évidente qu’elle devrait, pourrait-on croire, s’imposer aux dirigeants de Pékin.

Ce n’est pas le son de cloche que l’on entend sur place. Sans doute parce qu’on ne se guérit pas aisément de ses mauvaises habitudes. Mais aussi pour une autre raison qui reste cachée aux yeux du profane. Pour que la Chine puisse changer de stratégie économique sans basculer dans la récession, il lui faudrait pouvoir stimuler la consommati­on sans réduire dans l’immédiat son effort d’investisse­ment. L’énoncé du problème est plus compliqué qu’il n’apparaît au premier regard. L’état chinois aurait alors à consentir des efforts sur les deux versants opposés de la consommati­on et de l’investisse­ment.

Trop tard

Macarthur expliquait toutes les défaites militaires par ces deux mots : « Too late. » On peut prendre les bonnes décisions, elles resteront inopérante­s si on les prend trop tard. Trop tard, il se pourrait que les dirigeants de Pékin aient commis l’erreur historique de ne pas avoir emprunté la troisième voie, la seule bonne, en 2012 au plus tard. La consommati­on aurait déjà pris partiellem­ent le relais d’un investisse­ment qu’on pourrait maintenant laisser se replier vers des niveaux plus normaux. Le système économique chinois tendrait vers la normalité.

Reprenons à notre compte la phrase du Premier ministre Li : « L’économie chinoise a un avenir brillant devant elle. » Oui, mais à quelle échéance ? La prudence intellectu­elle s’impose, au-delà de la rhétorique des hommes forts de Pékin. • 1. L'irlande et la Grèce étaient considérée­s, en 2005, comme les deux pays exemplaire­s de la zone euro par les membres de l'eurogroupe, au regard de leurs performanc­es en termes de croissance. 2. Accessoire­ment, dans les dépenses d'équipement militaire. 3. Russie, Brésil, Chili, Australie, Afrique du Sud, Canada, Indonésie, Malaisie, Algérie, entre autres. 4. La croissance chinoise a chuté de 12 à 5 % entre 2008 et 2009. 5. Les taux correspond­ants de pays comme les États-unis, l'allemagne, la France se situent au-dessous de 20 %.

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Chantier interrompu dans la ville de Qingzhou (province du Shandong), mars 2014.

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