Un krach made in China
Il suffit de suivre la communication de l’état chinois et de son Parti communiste pour comprendre le caractère « sérieux » de la nouvelle situation économique du pays. « L’économie chinoise a un avenir brillant devant elle », a insisté le Premier ministre Li Qekiang, relayé par les organes du PC. Autrement dit, la Chine est en mesure de dominer le monde au cours du siècle qui vient. Propos semblable à celui que pouvaient tenir les dirigeants américains à la veille de la Grande Dépression. Les États-unis étaient alors la première puissance industrielle et financière du monde, ils dominaient les échanges commerciaux. La voie de l’hégémonie était ouverte devant eux.
La Grande Dépression a remis les choses en ordre. On peut être le plus fort, dans tous les domaines, sans pourtant être assuré de maintenir sa prospérité. La Chine, qui est encore loin d’avoir atteint la capacité affichée par l’amérique en 1929, ne peut garantir que sa trajectoire de croissance va se poursuivre : après avoir connu trente-cinq années d’essor ininterrompu entre 5 et 12 % l’an, son économie se heurte à des vents contraires.
La chute des Bourses, constatée depuis trois mois, n’a constitué qu’un stigmate d’un problème de nature économique. Les boursiers ont pris conscience que la valeur des actions, dans leur majorité, exagérait le potentiel des entreprises concernées. Le boom impressionnant des valeurs boursières durant l’année 2014 masquait un affaiblissement graduel du dynamisme sous-jacent.
Un surinvestissement dramatique
Les économistes qui ont voix au chapitre médiatique commettent constamment la même bévue. Il suffit que la croissance soit au rendez-vous pour que leur diagnostic soit favorable. C’est à leurs yeux la preuve, nécessaire et suffisante, de la viabilité du schéma économique et du bien-fondé de la stratégie des dirigeants. À partir de là, nous avons eu un modèle japonais, qui s’est écrasé sur le double krach immobilier et financier de 1989, le modèle américain qui a débouché sur la crise économique et financière la plus sévère de l’aprèsguerre en 2008, le modèle anglais, le modèle espagnol, le modèle irlandais. Nous avons failli avoir un modèle grec1…
Cette erreur provient d’un refus de s’interroger sur les origines de la prospérité. Le Japon des années 1980 démontrait, par la force de ses exportations, la compétitivité de ses grands groupes dans l’électronique, l’automobile, la sidérurgie, la construction navale : on oubliait les énormes bulles immobilière et financière. Les États-unis des années 2000 impressionnaient le monde par leur appétit de consommation et leur capacité à créer toujours plus d’emplois : on ne voulait pas voir la bulle de la dette qui soutenait l’essor de l’économie. De même, les performances chinoises ont ébloui le monde à partir de 2008, au moment même où les pays développés s’enlisaient dans le marasme : la Chine exportait, la Chine consommait, la Chine investissait. Que voulez-vous demander de plus ?
La clef de la grande croissance chinoise depuis 2008 repose cependant sur un développement dramatique de l’investissement sous ses trois formes : dans l’industrie, dans le logement, dans les infrastructures2. Reprenons-les un par un.
L’investissement industriel manifestait la capacité des entreprises locales à accaparer des parts de marché toujours plus importantes grâce à un coût du travail encore bas et aux économies d’échelle que l’on peut obtenir avec de très grandes unités (la sidérurgie chinoise produit aujourd’hui la moitié de l’acier mondial). Les entreprises industrielles chinoises voulaient, elles veulent encore, devenir les premières sur leurs marchés de référence. Projet qui, sans viser à imposer un modèle au reste du monde, vise à assurer une primauté économique, monétaire, financière, commerciale. Projet qui passe par des investissements considérables en machines, en formation, en R & D. Mais ces entreprises ont de surcroît fait le pari que le reste du monde maintiendrait une croissance suffisante pour absorber le flot toujours croissant de la production chinoise en biens manufacturés. Et c’est là que le bât blesse en premier : d’abord, parce que les pays producteurs de matières premières, étranglés par la chute des cours intervenue depuis 2014, subissent une stagnation, voire une récession3 : ensuite, parce que les pays émergents, pour différentes raisons, se heurtent eux aussi à un ralentissement ou à un repli de leurs économies ; enfin,
Au lieu de surinvestir dans l'industrie et le bâtiment, la Chine aurait dû, dès 2008, consolider sa croissance en stimulant la consommation des centaines de millions de ménages démunis. Résultat, on peut s'attendre à une violente récession.
POUR SURMONTER LA CRISE DE 2008, LES CHINOIS ONT CONSTRUIT DES ROUTES, DES LIGNES FERROVIAIRES ET DES AÉROPORTS À UN RYTHME INÉDIT.
parce que la zone euro n’a pas encore retrouvé le niveau de production et de demande d’avant 2008 ! La moitié de la planète économique s’enlise.
L’investissement dans le logement est pleinement justifié par les énormes besoins des villes-champignons qui ont poussé un peu partout pour accueillir les migrants des campagnes. Les projets ont été menés sous la houlette des élus locaux, fortement liés aux promoteurs et aux entreprises du BTP, avec l’appui des agences locales des banques d’état pour leur financement. Leur développement s’est interrompu à partir de 2014, au moment où les ventes ont plafonné, faute de candidats suffisamment argentés. Et c’est là que le bât blesse une deuxième fois.
L’investissement dans les infrastructures est au coeur du problème chinois. S’agissant de l’investissement industriel et de l’investissement en logement, ce sont les entreprises et les élus locaux qui ont été décisionnaires. S’agissant des infrastructures, les entreprises bénéficiaires du BTP et les élus locaux ont été encouragés à investir et à s’endetter avec la bénédiction de l’état central. La décision a été prise au printemps 2008 quand les dirigeants de Pékin ont pris conscience de la crise occidentale. Mais, en prenant conscience de cette crise, ils ont aussi pris peur. Il fallait surmonter la crise occidentale4, coûte que coûte, pour retrouver une croissance à deux chiffres. L’objectif a été atteint au prix d’un effort sans précédent de construction de routes, de lignes ferroviaires, de ports, d’aéroports. Sous cette impulsion additionnelle, l’investissement est devenu l’élément prépondérant de la production chinoise, aux alentours de 45 % du PIB5.
Les trois voies périlleuses qui s'offrent à la Chine
La première voie consiste à traiter le mal par le mal. Après avoir surinvesti, la Chine va surinvestir plus encore. Le président Xi et le Premier ministre Li y songeraient. De nouveaux projets d’infrastructures neuves verraient le jour, financés par le Trésor public. Les investissements des →
LA CHINE RISQUE DE CONNAÎTRE LA MÊME DÉCEPTION QUE LE JAPON DES ANNÉES 1990, OÙ LA RELANCE PAR L'INVESTISSEMENT KEYNÉSIEN DANS LES INFRASTRUCTURES A ÉCHOUÉ.
PME industrielles et commerciales seraient subventionnés. L’état chinois, dénué de dettes, en a les moyens. Mais ce choix réitéré de l’investissement signifierait que Pékin a renoncé à changer de modèle économique. De manière pratique, pourquoi les investissements nouveaux seraientils plus productifs et profitables que les investissements d’hier et d’aujourd’hui ne l’ont été ? La Chine ne risquet-elle pas de connaître la même déception que le Japon, dont les politiques de relance par l’investissement keynésien dans les infrastructures ont échoué durant les années 1990 ? Ses entreprises subventionnées ne risquent-elles pas de multiplier les mauvais investissements ? La deuxième voie consiste à traiter le surinvestissement proprement industriel en exportant les difficultés de la Chine à l’extérieur. C’est, si l’on veut, la version économique de la « patate chaude ». Il s’agit alors de gagner de nouvelles parts de marché pour éponger les surcapacités. D’abord en dévaluant la monnaie, politique esquissée au mois d’août, qui a avorté. En effet, les pays asiatiques concurrents ont vu leurs propres monnaies se dévaluer dans le sillage du yuan. Et, fait inattendu de la part des dirigeants chinois, la dévaluation a renforcé la fuite des capitaux que connaît la Chine cette année. Ensuite, en cassant les prix de ses produits, tels l’acier ou l’aluminium ou les navires de commerce, dont la production excède de plus en plus la demande en Chine, au détriment des concurrents tels que la Corée. Mais avec le risque de faire tomber les prix de marché, temporairement, au-dessous du niveau rémunérateur pour les entreprises chinoises concernées qui sont déjà surendettées. Les entreprises perdraient en termes de prix ce qu’elles gagnent en termes de volume.
La troisième voie revient à faire le choix qui s’est offert à la Chine dès 2008 mais qu’elle a constamment écarté : stimuler la consommation des ménages par les méthodes classiques – instauration d’un salaire minimum, d’une assurance maladie, d’un fonds de vieillesse pour les personnes âgées nécessiteuses. Ainsi, la consommation chinoise, aujourd’hui au-dessous de 40 % du PIB, se rapprocherait quelque peu des niveaux occidentaux, situés entre 60 et 65 %. La chose est si évidente qu’elle devrait, pourrait-on croire, s’imposer aux dirigeants de Pékin.
Ce n’est pas le son de cloche que l’on entend sur place. Sans doute parce qu’on ne se guérit pas aisément de ses mauvaises habitudes. Mais aussi pour une autre raison qui reste cachée aux yeux du profane. Pour que la Chine puisse changer de stratégie économique sans basculer dans la récession, il lui faudrait pouvoir stimuler la consommation sans réduire dans l’immédiat son effort d’investissement. L’énoncé du problème est plus compliqué qu’il n’apparaît au premier regard. L’état chinois aurait alors à consentir des efforts sur les deux versants opposés de la consommation et de l’investissement.
Trop tard
Macarthur expliquait toutes les défaites militaires par ces deux mots : « Too late. » On peut prendre les bonnes décisions, elles resteront inopérantes si on les prend trop tard. Trop tard, il se pourrait que les dirigeants de Pékin aient commis l’erreur historique de ne pas avoir emprunté la troisième voie, la seule bonne, en 2012 au plus tard. La consommation aurait déjà pris partiellement le relais d’un investissement qu’on pourrait maintenant laisser se replier vers des niveaux plus normaux. Le système économique chinois tendrait vers la normalité.
Reprenons à notre compte la phrase du Premier ministre Li : « L’économie chinoise a un avenir brillant devant elle. » Oui, mais à quelle échéance ? La prudence intellectuelle s’impose, au-delà de la rhétorique des hommes forts de Pékin. • 1. L'irlande et la Grèce étaient considérées, en 2005, comme les deux pays exemplaires de la zone euro par les membres de l'eurogroupe, au regard de leurs performances en termes de croissance. 2. Accessoirement, dans les dépenses d'équipement militaire. 3. Russie, Brésil, Chili, Australie, Afrique du Sud, Canada, Indonésie, Malaisie, Algérie, entre autres. 4. La croissance chinoise a chuté de 12 à 5 % entre 2008 et 2009. 5. Les taux correspondants de pays comme les États-unis, l'allemagne, la France se situent au-dessous de 20 %.