Les coolies de Bruxelles
Les correspondants de la presse française auprès des institutions européennes – à moins que ce ne soit l'inverse – ont une fâcheuse tendance à catéchiser leurs compatriotes eurosceptiques. Mais lorsque L'UE vacille, il leur arrive parfois de douter…
Chaque jour, à Bruxelles, les correspondants des médias du monde entier affluent vers la spacieuse salle de presse située au sous-sol du « Berlaymont », le bâtiment de verre et d’acier qui abrite le siège de la Commission. L’exécutif européen se targue d’être le seul pouvoir au monde, avec la Maisonblanche, à se plier à un tel rythme de conférences quotidiennes. C’est vrai. Ce qu’il omet de mentionner, c’est qu’il ne s’y dit rien, ou presque. Ce jeudi 17 septembre, les deux principaux porte-parole de la Commission, l’imposant Grec Margaritis Schinas et la sculpturale Bulgare Mina Andreeva, aux looks de Ken et Barbie communautaires, répondent aux questions de la salle. Renvoient à tel communiqué de presse, ou à telle déclaration d’un commissaire. Bottent en touche, quand la question s’écarte un tant soit peu des prérogatives de la Commission. Le tout en restant cool et en tutoyant les journalistes, qu’ils appellent par leurs prénoms. On aurait presque envie de conseiller aux hauts dignitaires de Pékin de venir faire un stage ici, pour pouvoir continuer à faire leurs petites affaires sans être ennuyés par les militants des droits de l’homme.
Le gendre idéal finit tout de même par s’énerver lorsqu’un journaliste anglais a l’audace d’évoquer un « désastre », au sujet de la politique européenne dans la crise des migrants. Plus critiques que leurs confrères, les Britanniques jouent souvent le rôle de poil à gratter d’une Commission dont les méandres bureaucratiques semblent avoir été créés exprès pour donner du grain à moudre à l’humour anglais. « La proposition de la Commission est la seule qui soit aujourd’hui sur la table », martèle Schinas. S’il y en a d’autres, semblet-il signifier, il aimerait bien les connaître. Pour l’instant, il a beau la scruter, la table, il n’y voit rien, à part sa proposition. « La vie d’êtres humains est en jeu », conclut-il sentencieusement. Fin de la discussion. L’auditoire se rendort. C’est bientôt l’heure du déjeuner.
Écrire à 30 ans
Dans les travées de la salle de presse, la libre circulation des travailleurs n’a pas encore été mise en application. Les journalistes se regroupent par nationalités, les Espagnols et Italiens, en bas, les Français en haut à droite, les pays de l’est au-dessus… Les correspondants hexagonaux sont une petite vingtaine au total, soit bien moins qu’il y a une dizaine d’années. La crise de la presse est passée par là. Tout le monde se connaît, et l’on se voit souvent « en dehors », pour dîner ou prendre un verre. L’ambiance, dans cette petite communauté, est un peu morose. « D’abord, à cause de la charge de travail, explique le correspondant des Échos Renaud Honoré. Entre la crise grecque et celle des migrants, on enchaîne les nuits blanches depuis des mois. » On veut bien le croire. Le quotidien économique est cependant le seul, avec Le Monde, à avoir encore deux journalistes sur place. Beaucoup de ces correspondants sont des trentenaires ou de jeunes quadras, présents à Bruxelles depuis moins de dix ans. Depuis leur arrivée, ils n’ont guère connu autre chose que des crises. L’ancienne génération, composée de journalistes qui étaient tout à la fois des reporters et des militants de la cause européenne, a, elle, en grande partie passé la main.
De cette époque dorée ne demeurent que deux spécimens : Quentin Dickinson pour Radio France, dont le positionnement est si peu ambigu qu’il fut, au printemps 2014, candidat du Modem aux élections européennes ; et surtout Jean Quatremer, le correspondant de Libération auprès des institutions européennes. À moins que ce ne soit l’inverse, comme le dit la blague bien connue. Sur Quatremer1, tout a été dit : le mélange de faits bien réels, de commentaires orientés et de plaidoyers fédéralistes présentés comme autant d’analyses objectives constitue sa marque de fabrique. Sans oublier la rituelle fascisation de l’adversaire, les critiques de cette Europe-là étant nécessairement, comme chacun sait, d’infâmes rouges-bruns qui rêvent de transformer le Vieux Continent en immense camp barbelé à ciel ouvert. Le procédé est grossier, il n’en a pas moins fonctionné pendant plus de trente ans. Les anthropologues du futur riront certainement à chaudes larmes en relisant ses morceaux de bravoure. En attendant, il aura fallu que la crise européenne prenne un tour existentiel – quid de l’euro ? quid de Schengen ? – pour qu’un semblant de débat commence enfin à être ouvert sur ces sujets. Mais tout cela est désormais bien connu. Cet été, à la faveur de l’intensification de la crise grecque, le « Quatremer bashing » est devenu un sport national sur les réseaux sociaux, pratiqué parfois avec presque autant de hargne et de manque de discernement que ceux reprochés, à juste titre, au journaliste de Libération.
On ne s’y adonnera donc ici pas davantage, si ce n’est pour noter qu’auprès de la petite communauté de correspondants, « Jean », comme on l’appelle ici, est une autorité tutélaire, une sorte de parrain. Il dispose d’une telle capacité de nuisance que nul ne songerait à le critiquer ouvertement. « D’autant plus, euphémise l’un d’entre eux, que “Jean” peut être une vraie peau de vache quand il veut. » Des limites de la liberté de la presse…
Une profession de foi
En « off », donc, certains tiennent à se distancier de ce mode de fonctionnement si particulier, qui consiste à être simultanément journaliste et militant fédéraliste. « Ce n’est →
LES EUROSCEPTIQUES ? D'INFÂMES ROUGES-BRUNS QUI RÊVENT DE TRANSFORMER L'UE EN CAMP BARBELÉ.
pas ma manière de travailler », explique l’un. « J’ai déjà assez à faire pour expliquer des sujets très techniques », poursuit un autre. « L’adhésion à la construction européenne relève chez lui d’une sorte de foi », renchérit un troisième, sans que l’on sache trop s’il s’agit d’un compliment ou d’une manière détournée de lui balancer une vacherie.
Cette génération de correspondants est plus pragmatique, un peu moins marquée idéologiquement que celle qui a façonné la fameuse pensée unique dans les années 1990. « Nous sommes des polards-potaches », définit Isabelle Ory, la correspondante d’europe 1. Des popos, en quelque sorte. Polards, parce qu’ils doivent ingurgiter rapidement une montagne de données techniques sur des sujets variés ; potaches, parce que leur situation – les longues nuits passées à attendre les résultats des sommets et les difficultés éprouvées en commun à vendre à leurs rédactions parisiennes des sujets sur la clause de subsidiarité du fonds de résolution européen – a créé entre eux une sorte de solidarité de fait. À la réflexion, peut-être sont-ils déjà au-delà de l’idéologie au point de l’avoir intériorisée sans le savoir. Il est difficile en effet de déceler chez eux la moindre trace d’euroscepticisme. « La plupart d’entre nous sont ici parce que le projet européen les intéresse, et que l’on y croit », reconnaît Isabelle Ory. Quelle rédaction, par ailleurs, prendrait le risque d’envoyer comme correspondant à Bruxelles un journaliste ouvertement eurosceptique ? Ces présupposés sont aussi renforcés par le fonctionnement bruxellois, en vase clos : la Commission, le Conseil de l’europe ainsi que le Parlement européen sont tous situés dans le même quartier de la rue de la Loi, comme nombre de bureaux de correspondants. On se croise en permanence, entre gens de bonne compagnie, qui partagent peu ou prou les mêmes idées. Un entresoi auquel il n’est pas facile d’échapper. « Si vous dites du mal de la Commission, ils vont vous blacklister et ne plus vous donner d’infos pendant un certain temps », reconnaît Nicolas Gros-verheyde, le correspondant d’ouest-france.
Le peuple est emmerdant
Dans l’univers mental où évolue le journaliste bruxellois, l’ennemi, c’est le souverainiste. David Cameron et Viktor Orban sont ses têtes de Turc favorites, coupables de « faire le jeu des égoïsmes nationaux ». Tsipras, lui, a « fait preuve de maladresse » durant les négociations. Quant aux méchants qui critiquent la Commission, ils font de l’europe un « bouc émissaire », oubliant que « ce sont les États, et non la Commission, qui, finalement, prennent les décisions ». Autant d’arguments qui peuvent être discutés, mais qui, justement, ne le sont jamais. Nul ou presque ne se risque à leur opposer des points de vue moins européistes, en rappelant, par exemple, que les dirigeants de L’UE se sont, à de multiples reprises, assis sur les choix des peuples. Ou encore que les pays de l’est, rétifs aux quotas obligatoires de migrants, sont peut-être d’autant plus attachés à leur souveraineté retrouvée qu’ils ont été si longtemps sous la coupe de l’empire soviétique.
Mais cela, on ne l’a pas entendu au cours de ce reportage. Ah si ! Dans la bouche d’un journaliste… suisse. Il s’agit de Romain Clivaz, le chaleureux correspondant de la Radiotélévision suisse. « C’est vrai qu’il y a un mainstream, comme dans beaucoup d’environnements fermés, même si c’est sans doute encore plus fort à Bruxelles. La plupart des journalistes pensent à peu près la même chose sur beaucoup de sujets, et pas seulement les Français. Par exemple, sur l’idée de quotas obligatoires, tout le monde ou presque était pour », rappelle-t-il. Avant de conclure : « L’idée générale, ici, c’est que le peuple est emmerdant. Il ne pense pas comme il faudrait, il ne vote pas comme il faudrait. » On voudrait bien pouvoir faire sans. Malheureusement, on ne peut pas toujours, même si la crise grecque a démontré que l’on pouvait très bien s’en passer.
Finalement, on répugne malgré tout un peu à se montrer aussi critique qu’on aurait bien voulu l’être. Certes, les correspondants à Bruxelles partagent un certain nombre de préjugés que la fréquentation assidue de sources qui pensent presque toutes la même chose ne contribue pas à modifier, bien au contraire. Mais, après tout, leurs confrères parisiens les partagent la plupart du temps également, en général sans avoir la plus petite connaissance des institutions européennes. « Il faudrait que les journalistes français fassent un stage obligatoire à Bruxelles », estime Jean-sébastien Lefebvre, correspondant de Contexte, un journal voué à décrypter et à analyser les politiques publiques françaises et européennes. « Certains confondent encore la Commission et le Conseil », rigole un autre. Au moins les correspondants
À FORCE DE SOMMETS EUROPÉENS QUI ACCOUCHENT D'UNE SOURIS, LES CORRESPONDANTS FINISSENT PAR NOURRIR QUELQUES DOUTES.
à Bruxelles, à force de raconter des histoires de tuyauterie européenne – en général bouchée – et de sommets qui accouchent d’une souris, finissent-ils par nourrir quelques légers doutes sur la viabilité de la majestueuse entreprise. « Nous sommes tout sauf des eurobéats, nous sommes souvent très critiques », ajoute Isabelle Ory. Il est vrai qu’en dernière analyse, cette critique vise toujours les vrais coupables, les méchants États incapables de s’entendre entre eux… Et si l’édifice devait un jour s’effondrer comme un château de cartes, on ne manquerait pas de blâmer les affreux nationalistes qui ont fait échouer le beau projet. Mais au moins ces journalistes n’éditorialisent pas dans le vide, en remoulinant à l’infini les deux ou trois mêmes idées rassies depuis vingt ans. À la relecture du précédent paragraphe, un affreux doute m’assaille : au bout de trois jours, souffrirais-je à mon tour du fameux syndrome de Stockholm, cette sorte d’empathie que l’on éprouve malgré soi pour ses ravisseurs ? Je n’ose y croire. « Cette proximité est le principal problème à Bruxelles », estime de son côté François Beaudonnet. Correspondant de France 2 à Bruxelles pendant huit ans, il vient de quitter la capitale belge pour Rome. En guise d’adieu, il a posté sur son blog un texte intitulé « L’europe, une religion qui ne dit pas son nom ». Un « papier rentré », comme il dit lui-même, qu’il portait en lui depuis plusieurs années. Il y raconte notamment la réaction de José Manuel Barroso en 2004, lorsqu’il lui avait demandé, au sujet du « modèle social européen », quels étaient les points communs des modèles français et slovaque. Une question anodine, mais jugée blasphématoire par le président de la Commission. « En France aussi, ils sont eurosceptiques, alors !!! » avait conclu le sympathique Portugais. Dans ce miroir, Beaudonnet s’était vu en hérétique osant affirmer que la Terre n’est peut-être pas aussi plate qu’on veut bien le dire. « S’interroger sur l’europe, euh… pardon, sur l’union européenne, c’est oser réfléchir sur le dogme. Or, on ne questionne pas un dogme, on y croit. » L’europe est comme une femme. On ne la comprend vraiment que lorsqu’on l’a quittée… • 1. Sollicité, Jean Quatremer n'a pas donné suite à nos demandes d'interview.