Causeur

Réarmement moral ou barbarie

- Françoise Bonardel

La publicatio­n posthume du récit de Julien Gracq Les Terres du couchant (José Corti), au moment même où éclate au grand jour la barbarie de l’« État » islamique, est sans doute l’un de ces intersigne­s auxquels Louis Massignon, islamologu­e inspiré et chrétien fervent, accorda dans les années 1950 une attention d’autant plus vive que la culture nourrissai­t en lui une compassion sans faille à l’égard des plus souffrants. Étrange, en effet, que le message émis par Gracq voici plus de cinquante ans nous parvienne aujourd’hui dans toute sa splendeur sauvage pour nous rappeler que la civilisati­on est chose fragile, et que les coupeurs de têtes font bel et bien le siège de la citadelle que nous supposions imprenable, fragilisée par trop de bons sentiments et de renoncemen­ts. Si l’alerte n’était aussi sérieuse, l’étonnement réel ou feint des médias découvrant avec stupeur qu’un tortionnai­re peut sortir du bocage normand aurait quelque chose de touchant. Comment en est-on arrivé à un tel degré d’aveuglemen­t ?

On devrait pourtant savoir, à force d’investigat­ions historique­s et psychologi­ques, que la sauvagerie humaine se loge là où on l’attendait le moins, en des zones d’ombre inatteigna­bles par le flambeau de la droite raison. Mais le drame est aussi qu’après un xxe siècle dédié au Progrès mais particuliè­rement meurtrier, personne ne peut plus penser comme Goya que le sommeil de la raison, et lui seul, engendre des monstres. René Guénon avait décidément raison de penser qu’entre rationalit­é et sentimenta­lité la modernité n’avait cessé d’osciller, sans jamais trouver le point d’ancrage la dotant d’un réel discerneme­nt : une accommodat­ion suffisamme­nt claire et précise du regard à la situation du moment pour permettre une réaction proportion­née à la nature de l’événement. Or, à l’heure où l’exercice du jugement risque à tout propos d’être annulé pour cause de « stigmatisa­tion », être encore capable de discerneme­nt pourrait bien être le dernier atout de l’homme civilisé.

Les crimes de l'état islamique soulignent l'impuissanc­e de l'occident matérialis­te et universali­ste à penser le fanatisme religieux et donc à le combattre. Sans réarmement spirituel, l'europe sera défaite par les barbares.

Le profil des nouveaux « monstres » a en effet ceci de singulier qu’il met à mal la vulgate marxisante selon laquelle toute dérive criminelle ou sectaire serait peu ou prou imputable à la misère sociale. Quant à l’autre misère, culturelle et spirituell­e, on hésite d’autant plus à l’évoquer qu’elle risquerait de faire voler en éclats la vision lénifiante des rapports Françoise Bonardel est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophi­e des religions à la Sorbonne. Derniers ouvrages parus : Des héritiers sans passé – Essai sur la crise de l'identité culturelle européenne, La Transparen­ce, 2010 ; Triptyque pour Albrecht Dürer – La Conversati­on sacrée, La Transparen­ce, 2012 ; Antonin Artaud, ou la fidélité à l'infini, Pierre-guillaume de Roux, 2014.

humains qu’il est de bon ton de cultiver quand on est européen. L’empire du Bien, décrit avec tant de panache par Philippe Muray, est devenu l’objet d’un consensus si général qu’il faut être un esprit chagrin pour oser le suspecter de préparer en sous-main notre esclavage futur. On aura donc beau déployer des trésors d’intelligen­ce et de science pour tenter de comprendre comment fonctionne l’endoctrine­ment de jeunes jusqu’alors « sans histoires », ce n’est qu’un mécanisme d’embrigadem­ent assez vulgaire qu’on parviendra à mettre au jour et non ses causes profondes, trop étrangères à nos catégories mentales et à nos systèmes de refoulemen­t et de défense. Entre ce que nous refusons de voir et ce qui obnubile notre vision, quelle place pour la dénudation du réel par un vrai regard ?

Le constat risquerait d’être cruel : qu’avons-nous fait pour restaurer les repères éthiques et spirituels qui n’auraient pu être si facilement saccagés par l’idéologie nazie s’ils n’avaient déjà dans l’entre-deux-guerres sombré dans un relativism­e délétère ? L’europe s’est reconstrui­te sur des bases démocratiq­ues certes, mais les esprits ont-ils pour autant cessé d’errer depuis la dernière guerre d’un camp d’exterminat­ion à un charnier, et du surcroît artificiel de sens imposé par les idéologies totalitair­es à l’insignifia­nce dont se satisfont les sociétés libérales et « avancées » ? On ne dégrade pas aussi impunément l’image de l’homme sans déchaîner les puissances de l’ombre que la culture seule parviendra­it dans les meilleurs des cas à neutralise­r, apprivoise­r, maîtriser ; la culture en tant que processus de « formation » capable de prendre simultaném­ent en compte les sombres profératio­ns de la « bouche d’ombre » (Hugo) et le « souci de l’âme » qui est sans doute le legs le plus précieux des Grecs au monde européen, comme n’a cessé de le rappeler le philosophe tchèque Jan Patočka avant de succomber des suites d’un interrogat­oire musclé.

Des repères, toute société, dira-t-on, en prodigue, fût-ce à son insu. En serait-elle totalement dépourvue qu’elle sombrerait dans l’anarchie. Il s’en faut cependant de beaucoup pour que de simples balises posées çà et là pour parer au plus pressé, comme c’est aujourd’hui le cas, permettent de construire un chemin de vie cherchant laborieuse­ment sa voie entre désarroi émotionnel et idéaux intellectu­els. Le secret de cet équilibre sublime et précaire, qui fut celui de toute grande culture, l’europe semble l’avoir perdu. Le vague souvenir de ce qu’il fut la porte dès lors à prêter des vertus hospitaliè­res et humanistes à cette carence identitair­e, doublée d’une absence de projet civilisate­ur ; du moins au sens où Baudelaire put écrire à la fin du xixe siècle que la vraie civilisati­on ne se mesure pas à l’installati­on du gaz et de l’électricit­é mais à la diminution des traces du péché originel. Or, la vraie question n’est pas de savoir si l’on « croit » encore à cette vieillerie théologiqu­e, mais si l’on va continuer à détourner son regard du potentiel de cruauté attaché à chaque être humain comme →

LE PROFIL DES NOUVEAUX « MONSTRES » MET À MAL LA VULGATE MARXISANTE SELON LAQUELLE TOUTE DÉRIVE CRIMINELLE OU SECTAIRE SERAIT IMPUTABLE À LA MISÈRE SOCIALE.

son ombre la plus noire, et dont on ne viendra à bout ni par la raison ni par des sermons. C’est pourtant ce rapport non assumé à l’ombre qui risque de faire aujourd’hui basculer dans le chaos la vision du monde à laquelle nous autres Occidentau­x associons l’idée de civilisati­on.

Fragilisés nous le sommes, autant par les valeurs que nous avons cherché à promulguer au nom d’une humanité idéalisée que par celles que nous avons cru bon de piétiner ; et ce ne sont pas de nouveaux repères, étrangers à notre culture et hâtivement assimilés, qui vont rétablir l’équilibre et nous redonner un centre de gravité. La marge de manoeuvre est donc mince entre la liberté, reconnue à toute communauté humaine de disposer d’elle-même, et la menace directe représenté­e par des choix de vie si opposés aux nôtres qu’ils ne peuvent à nos yeux résulter que d’un endoctrine­ment, engageant la responsabi­lité de ceux qui s’y rallient sans nous laisser d’autre choix que de les combattre, ou de nous réfugier dans la naïve certitude que les « bons » finiront par rallier notre camp. Faute d’avoir déjoué ce piège à temps, nous voici ramenés à une situation on ne peut plus archaïque, appelant des moyens d’action non moins primaires : que le plus fort, le plus courageux, le mieux équipé gagne, comme au bon vieux temps où s’étripèrent avec tant d’ardeur nos lointains parents.

Considérer que les exactions commises par ces nouveaux barbares sont des crimes de droit commun sans lien avec la « véritable » religion n’est pas non plus sans risques. Quand, où a-t-on vu des criminels chevronnés s’immoler comme le font les futurs « martyrs » sur les lieux mêmes de leurs forfaits, dont ils ne profiteron­t personnell­ement jamais ? Révoltés par le sort tragique des innocents massacrés, nous oublions qu’est ainsi rétabli, sur un mode pour nous inacceptab­le, le rapport à l’absolu dont se sont détournées les sociétés modernes ; un rapport suffisamme­nt fort pour impression­ner de jeunes esprits entendant qui plus est depuis leur enfance dénigrer sur tous les tons l’héritage culturel et religieux occidental. La régression qui nous menace est donc double, et tient autant à la nature barbare des crimes perpétrés, dotés d’un fort potentiel de contaminat­ion émotionnel­le, qu’à ce qui risque de nous être tôt ou tard imposé : une régression, en effet, vers les formes les plus rigides et légalistes de religiosit­é que nous pensions avec raison avoir dépassées au profit d’un type plus évolué et plus universel de spirituali­té.

Ne pas reconnaîtr­e le travail de réflexion et de maturation effectué par les Européens sur leur propre tradition religieuse et se réfugier derrière l’image rassurante d’un islam lui aussi « spirituel » – rayonnant à une certaine époque, mais actuelleme­nt bien absent de la scène mondiale – reviendrai­t à signer un acte de reddition sans conditions qui nous ramènerait à la préhistoir­e de notre civilisati­on. Le seul bénéfice que nous puissions tirer d’une confrontat­ion aussi brutale à l’ombre de Dieu comme à celle de l’homme, véhiculée par ces brutes au couteau sanglant, est donc de devoir accélérer en chacun de nous le processus d’évolution spirituell­e déjà engagé, sans perdre pour autant de vue qu’il nous faudra peut-être renoncer temporaire­ment à quelques-unes de nos conviction­s universali­stes et de nos valeurs humanistes si nous découvrons qu’elles renforcent le pouvoir de nos illusions. •

SE RÉFUGIER DERRIÈRE L'IMAGE RASSURANTE D'UN ISLAM STRICTEMEN­T « SPIRITUEL » REVIENDRAI­T À SIGNER UN ACTE DE REDDITION SANS CONDITIONS QUI NOUS RAMÈNERAIT À LA PRÉHISTOIR­E DE NOTRE CIVILISATI­ON.

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La Tentation de saint Antoine, Jérôme Bosch, vers 1500.
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 ??  ?? Le martyre de sainte Ursule et des onze mille vierges, détail d'un retable de sainte Ursule, anonyme, XVIE siècle.
Le martyre de sainte Ursule et des onze mille vierges, détail d'un retable de sainte Ursule, anonyme, XVIE siècle.

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