Causeur

Anselm Kiefer Il y a un art après le désastre

- Pierre Lamalattie

Deux rétrospect­ives sont consacrées à Anselm Kiefer cet automne, à la Bibliothèq­ue nationale de France et à Beaubourg. Cet artiste puissant et original nous fait partager un sentiment tragique de l'histoire. Méfiant envers la théorie mais avide de sens, il est assez peu soluble dans l'art contempora­in.

La scène se situe en 1969. Un plasticien allemand de 24 ans se singularis­e en allant, vêtu de l’uniforme de son père, faire le salut nazi dans diverses villes de l’europe ancienneme­nt occupée. Il est immédiatem­ent célèbre dans le microcosme de l’art. C’est Anselm Kiefer. Originaire de Donaueschi­ngen (Bade-wurtemberg), il a fait des études de droit et de littératur­e puis, finalement, s’est inscrit aux Beaux-arts de Düsseldorf. C’est une époque où la notion d’interventi­on a le vent en poupe. Par cette « action artistique », explique-t-il, il veut lutter contre l’oubli. Cela ne plaît pas à tout le monde. On l’accuse, selon une expression allemande, de « chier dans son propre nid ». Il est persona non grata. Souffrant de ne pas être compris dans son pays, il part s’installer en France, à Barjac, petit village du Gard. Après ce début fracassant commencent pour lui une vie et une oeuvre bien différente­s.

Végétaux séchés, livres brûlés, verre brisé...

Ceux qui ont la chance de visiter son atelier découvrent quelque chose de gigantesqu­e, d’extravagan­t et, même, d’un peu dément. Installé dans une ancienne filature, il aménage des lieux de travail, de stockage et de présentati­on démesurés. Il y a des ponts-tunnels, des souterrain­s et un parc peuplé d’inquiétant­es tours en modules de béton, toutes de guingois. En 2007, il ouvre un autre atelier de 35 000 m² en région parisienne. Il y vit aidé d’une dizaine d’assistants. On y circule à vélo.

Si l’artiste a besoin de tels espaces, c’est qu’il veut désormais se confronter à la matière, à des quantités invraisemb­lables de matière. « Je manipule, dit-il, des couleurs, des matières, sans savoir précisémen­t ce que je fais, mais quelque chose me pousse. » Et il n’y va pas de main morte. Telle la ménagère qui ne mégote pas sur les légumes pour son pot-au-feu, Anselm Kiefer jette dans le grand fourneau de sa création toutes sortes d’objets. On y trouve des végétaux séchés (jusqu’à des arbres entiers), des livres brûlés, des carcasses métallique­s, des plaques de verre brisées, etc. Il ajoute du sable, de l’argile et des pigments. Un liant particuliè­rement pâteux, le shellac (gomme-laque), donne à sa peinture une épaisseur et une irrégulari­té inédites. Mais c’est surtout le plomb qui est son matériau de prédilecti­on, depuis qu’il a acquis, lors d’une rénovation de la cathédrale de Cologne, les anciennes feuilles qui couvraient l’édifice.

Son intérêt pour le métal saturnien n’est pas la seule chose qui le rapproche de l’alchimie. Il a cette dispositio­n d’esprit de vouloir transmuter en oeuvre d’art les choses apparemmen­t banales qui lui tombent sous la main. « On lutte, dit-il encore, et en luttant, on arrive à l’essence, si on a de la chance. » Il opère en expériment­ateur. Il s’agit visiblemen­t pour lui d’une affaire très sérieuse. « Je décrirais mon atelier comme le lieu où je cherche à faire des découverte­s sur l’origine. » L’installati­on Nigredo (oeuvre au noir) présentée à la BNF consiste en un étonnant entassemen­t de feuilles de plomb et de chaises pliantes en fer. Il a exposé ce millefeuil­le aux intempérie­s. Les coulures des oxydes se sont mélangées. La stratifica­tion a pris des allures géologique­s. Il en résulte une pièce d’une étrange unité.

Une rencontre déterminan­te avec le judaïsme

L’artiste est habité par ce que l’on pourrait appeler « le sentiment de l’histoire ». Né en Allemagne en 1945, il se sent enfant de « l’année zéro ». Il est hanté par la Shoah.

Nombre de ses peintures évoquent les camps par les rails qui semblent s’y diriger. Parfois, l’anéantisse­ment est simplement suggéré par des paysages désolés dont la perspectiv­e disparaît dans un point de fuite. C’est le cas de Das Lied von der Zeder, pièce exposée à la BNF, où des vers de Paul Celan (1920-1970) sont couchés dans un labour enneigé. Son intérêt s’étend à l’identité allemande examinée sous l’éclairage rétrospect­if du désastre, faisant alterner les thèmes de la compacité de la nature et de la démesure humaine. L’inquiétude et la fascinatio­n s’y mêlent, non sans une certaine ambiguïté.

De l’histoire intérioris­ée, Kiefer passe naturellem­ent à la quête de ce qui se produit en l’homme. C’est ce que semble en particulie­r exprimer une peinture monumental­e – en hommage ou en référence à Heidegger – présentée à la BNF. La pièce est intitulée Lichtung (allégement, éclaircie, clairière). On y voit une épaisse forêt nordique sous la neige avec, au centre, une clairière. Un paquet de livres brûlés est suspendu devant. On ne sait pas s’il s’agit d’une allusion aux autodafés nazis ou à la transmutat­ion alchimique par le feu, chère à l’artiste. Toujours est-il que la peinture est traversée par une troublante tension.

La question de la foi est souvent présente dans les oeuvres d’anselm Kiefer. Élevé dans la religion catholique, longtemps enfant de choeur, il est manifestem­ent familier avec cette tradition. Ainsi, dans l’exposition de la BNF, conçue selon un plan en basilique, on peut voir des livres consacrés aux litanies de Lorette (invocation­s répétitive­s à la Vierge Marie).

Mais c’est surtout la rencontre avec le judaïsme qui sera pour lui déterminan­te. Elle intervient assez tardivemen­t, lors d’un voyage en Israël en 1983 et 1984. Anselm Kiefer s’intéresse en particulie­r à Isaac Louria (1534-1572), rabbin qui a fondé l’école kabbalisti­que de Safed (ville du nord d’israël). Il ne conçoit pas la création comme un acte de constructi­on et d’organisati­on, mais au contraire, comme un retrait de Dieu, le vide ainsi produit ayant, en quelque sorte, fait de la place pour le monde. Des vases (sephiroth) contenant les principes divins y ont quand même été disposés, mais ils se brisent vite, si bien que l’univers apparaît hétérogène, imparfait et parsemé de brisures à réparer. Anselm Kiefer adopte →

cette vision comme une véritable philosophi­e de l’histoire. Cela lui inspire l’installati­on Sherivat Ha-kelim, présentée à la BNF, faite d’énormes livres en plomb séparés par des verres éclatés.

« Être contempora­in, c'est très réducteur ! »

Difficile, donc, de ne pas faire le rapprochem­ent entre Anselm Kiefer et la peinture d’histoire qui, autrefois, était considérée comme le genre le plus noble, avant d’être battue en brèche par la modernité. C’est dire que cet artiste est assez peu soluble dans l’art contempora­in. « Être contempora­in, déclare-t-il, c’est très réducteur ! » Il répète à l’envi qu’il ne croit pas à l’idée de progrès en art. « Une oeuvre du xxe siècle, martèle-t-il, ne peut prétendre être plus avancée qu’une autre du xve siècle. » Il aime Tintoret et Gustave Moreau, Friedrich et Rembrandt… Il arpente le temps, dans les pas d’artistes anciens, en cherchant à faire et refaire des expérience­s fécondes.

« UNE OEUVRE DU XXE SIÈCLE NE PEUT PRÉTENDRE ÊTRE PLUS AVANCÉE QU'UNE AUTRE DU XVE SIÈCLE »

Anselm Kiefer ne se contente pas de produire des oeuvres. Il est habité par une véritable conception de l’art qu’il essaye de faire partager au fil de ses exposition­s. Il a certes beaucoup évolué depuis les provocatio­ns à petit budget de ses débuts. Mais il faut reconnaîtr­e qu’il a toujours été fidèle à cette conviction essentiell­e que l’art a une mission spirituell­e, quelque chose à exprimer, une sorte de sujet. L’art ne peut pas rester un simple exercice formel, si brillant soit-il. Il ne peut pas être complèteme­nt hors sujet, il doit avoir un sens, il doit nous concerner.

C’est ce qui lui inspire, par exemple, une oeuvre dans laquelle il ironise sur Donald Judd, plasticien américain qui pratiquait un minimalism­e conceptuel radical. Anselm Kiefer a pris un catalogue de cet artiste et y a collé des photos porno, selon diverses présentati­ons plus ou moins rehaussées de gouache. Au fil des pages, il faut bien admettre qu’on fixe plus volontiers les femmes nues que les figures géométriqu­es de Judd. On peut penser que ce n’est pas très malin, comme montrer ses nichons pour perturber un débat politique. Cependant, à y regarder de plus près, le dispositif démontre aussi la faible efficacité d’un art purement formaliste si facilement éclipsé par la première image venue.

Dès que l’on parle de sens ou de sujet apparaît le risque d’un art édifiant, voire pontifiant. Mais « l’art, nous indique Anselm Kiefer, n’est pas illustrati­on des idées produites par l’intellect : c’est en expériment­ant que jaillissen­t les idées. Cette pensée est à l’opposé de certaines pratiques contempora­ines. Aujourd’hui, bon nombre d’artistes ne partent pas de l’acte créateur en soi, mais inversent le processus. S’appuyant sur les théories esthétique­s d’adorno, de Benjamin ou de Lukács, ils les appliquent, tels des modes d’emploi, à leur propre production ».

C’est ce danger qui semble avoir conduit l’artiste à s’intéresser à la querelle des iconoclast­es, à laquelle il consacre une série de pièces intitulée Bilderstre­it (bataille d’images). Il s’agit des troubles qui agitent l’empire byzantin des viiie et ixe siècles. Le terme « iconoclast­e » est donc à prendre au sens littéral de destructeu­r d’images. La volonté d’éradiquer tout art figuratif émane principale­ment des hauts dignitaire­s de l’église, des théologien­s, des empereurs eux-mêmes et de l’administra­tion centrale. Les fidèles attachés aux images (iconodoule­s) sont au contraire majoritair­ement issus des milieux populaires, des provinces et des monastères reculés. En 843, l’impératric­e Théodora met fin aux troubles en s’appuyant sur un synode. Le compromis auquel on aboutit autorise l’art figuratif, mais en le vidant en grande partie de son contenu. Il en résulte une forme de représenta­tion qui s’interdit d’être réaliste et expressive. C’est ce qui fait le charme hiératique de l’art byzantin, mais lui impose aussi ses limites terribleme­nt étroites. Cet épisode historique a connu plusieurs remakes, quand une raison supérieure, une religion ou une idéologie ont tenté de diriger, restreindr­e ou détruire l’art.

Anselm Kiefer n’aime pas le bla-bla qui fait souvent fonction de liquide amniotique de l’art contempora­in. « Il est impossible, révèle-t-il, de saisir le caractère de l’art par le verbe. Il n’y a pas de définition de l’art. Toute tentative de définition se défait au seuil de son énoncé, au même titre que l’art ne cesse d’osciller entre sa perte et sa renaissanc­e. »

Tout compte fait, non seulement Anselm Kiefer nous livre des oeuvres saisissant­es, mais il nous entraîne également dans une conception grandiose de l’art. En 2010, il a titré sa conférence inaugurale au Collège de France : « L’art renaîtra de ses ruines. » En regardant son travail magistral, on se dit que c’est bien parti ! •

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Shevirat Ha-kelim (Le bris des vases), 2011.
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Es ist einer, der trägt mein Haar, 2005.
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 ??  ?? Anselm Kiefer, rétrospect­ive, du 16 décembre au 18 avril, Centre Georges-pompidou, Paris.
Anselm Kiefer, rétrospect­ive, du 16 décembre au 18 avril, Centre Georges-pompidou, Paris.
 ??  ?? À voir absolument : « Anselm Kiefer, l'alchimie du livre », du 20 octobre au 7 février, Bibliothèq­ue nationale de France.
À voir absolument : « Anselm Kiefer, l'alchimie du livre », du 20 octobre au 7 février, Bibliothèq­ue nationale de France.

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