Causeur

Pierre Barillet, comédie à la française

COMÉDIE À LA FRANÇAISE

- Propos recueillis par Patrick Mandon

Avec son alter ego Jean-pierre Grédy, Barillet a écrit les plus grands succès du théâtre de divertisse­ment des Trente Glorieuses. Ses pièces ont séduit Aragon et triomphé à Broadway. L'auteur de Potiche et Fleur de cactus se souvient et raconte.

Le Don d’adèle, Fleur de cactus, Folle Amanda, Peau de vache, Potiche (adaptée au cinéma par François Ozon)… Ces quelques titres évoquent des premières brillantes, des salles combles, des tournées victorieus­es, des spectateur­s heureux, des auteurs comblés. De 1950 au milieu de la décennie 1980, le public a fait un triomphe aux pièces de Pierre Barillet et Jeanpierre Grédy. Une grande saison parisienne devait afficher une « Barillet et Grédy ». On a un peu perdu, aujourd’hui, le souvenir de ce que la critique sérieuse appelait, souvent avec une nuance de mépris, le « boulevard », que Pierre Barillet préfère, à raison, baptiser « théâtre de divertisse­ment ». Il y a certes de la facilité, voire de la grosse manoeuvre, dans ce genre, mais il mobilise, quand il est réussi, autant de qualités que bien des oeuvres dites sérieuses. Il y faut de la finesse et de l’observatio­n dans l’humour, le sens du petit ridicule qui fonde l’existence, de la considérat­ion pour le genre humain, une cruauté mesurée, une musique de mélancolie… La mode est capricieus­e, le vent tourne, Barillet et Grédy se faisaient rares, ils reviennent : Fleur de cactus est depuis le 25 septembre au théâtre Antoine, avec Catherine Frot dans le rôle qu’immortalis­a Sophie Desmarets.

Pierre Barillet a rapporté ses souvenirs dans deux ouvrages remarqués1, mais, pour Causeur, il a consenti à ce nouvel exercice de mémoire. C’est d’ailleurs le plaisir qui guida cette conversati­on, et la fantaisie plutôt que la chronologi­e.

Causeur. Curieuseme­nt, alors que vos pièces sont exclusivem­ent des comédies, vous vous êtes d'abord fait connaître, vous, Pierre Barillet, après la guerre, par des textes dramatique­s.

Pierre Barillet. Oui, d’abord par une pièce très sombre, Les Amants de Noël, dans le genre balzacien, puis par Le Temps de vivre, que j’avais adaptée d’un film d’edmund Goulding, avec Bette Davis. La première fut bien accueillie, mais la seconde n’eut guère de succès. Je suis venu au comique presque par accident. Avec Jean-pierre Grédy, mon camarade d’université, qui se destinait à la mise en scène de cinéma, pour nous divertir, nous avons écrit Le Don d’adèle, en 1949. C’est à la vérité notre première pièce, mais nous ne pensions pas la faire représente­r, et surtout pas Grédy, qui la jugeait indigne de ses ambitions. Quelques personnes, néanmoins, après avoir lu Adèle, nous encouragèr­ent, Jean Cocteau en particulie­r, qui me présenta Albert Willemetz. Celui-ci envisagea de monter la pièce aux Bouffes-parisiens. Il songeait à Arletty, mais elle était un peu… mûre pour ce personnage de jeune pucelle. En outre, elle cherchait un rôle dramatique pour sa rentrée, après l’épisode de l’occupation et ses ennuis à la Libération. Notre Adèle fut finalement jouée à la Comédie-wagram – une salle qui n’existe plus – en 1950, dans une mise en scène de Jacques Charon. C’est ainsi que tout a commencé.

Elsa Triolet et Louis Aragon vous ont immédiatem­ent encouragés. On ne les imaginait pas, surtout à cette époque, en amateurs de théâtre « léger ».

À vrai dire, nous non plus ! Adèle est une employée de maison, dont la présence dans un foyer déclenche des épisodes de loufoqueri­e. Pour cette histoire, nous nous étions inspirés

de ce que nous voyions autour de nous, en particulie­r des problèmes de domesticit­é que rencontrai­ent nos mères respective­s, bourgeoise­s parisienne­s. Tout cela nous amusait. Et voilà qu’elsa Triolet, critique aux Lettres françaises, journal lié au Parti communiste, assiste à une représenta­tion, en compagnie d’aragon. Ils nous convient à déjeuner, nous démontrent leur vif plaisir à ce spectacle, qu’ils voyaient comme un manifeste antibourge­ois et, pour cette raison, déclarent qu’ils en diront partout les plus grands éloges. Ni Grédy ni moi n’avons protesté, alors que nous n’avions nullement pensé à écrire une pièce politique. Nous nous sommes bien gardés de démentir, et de contrarier ainsi la bienveilla­nce des Aragon : leur vision du Don d’adèle donnait à la pièce une dimension, qui lui fut bénéfique !

Aux États-unis, le duo Barillet et Grédy est associé à un immense succès…

En effet, Fleur de cactus est l’une des dix pièces de théâtre qui ont tenu le plus longtemps l’affiche à Broadway. Cependant, cela ne s’est pas fait en un jour. En 1950, nous avions connu un échec avec Le Don d’adèle, précisémen­t, adaptée par Garson Kanin et sa femme, l’actrice Ruth Gordon, célèbre en France par son rôle inquiétant dans Rosemary’s Baby, de Roman Polanski, et pour avoir incarné Maude, dans Harold et Maude, de Hal Ashby. La pièce fut transformé­e en comédie musicale par Anita Loos, auteur des Hommes préfèrent les blondes, sans plus de succès. Cet échec ne nous a pas dégoûtés de l’amérique, un pays où nous nous rendions souvent, Jean-pierre Grédy et moi. Nous connaissio­ns bien le cinéma américain, les comédies en particulie­r. Le ton neuf de notre écriture venait aussi de notre goût partagé pour l’ambiance sophistiqu­ée, élégante, de ces comédies. Nous sortions de la guerre, nous avions vraiment envie de retrouver ce qui nous avait tant manqué, ou de découvrir autre chose. Nous avons multiplié les rencontres profession­nelles et amicales. Les méthodes de travail y étaient très différente­s. Garson Kanin, un homme très influent, très entreprena­nt, très au fait des production­s européenne­s, s’est entêté. Il a confié l’adaptation et la mise en scène de Fleur de cactus (Cactus Flower) à Abe Burrows, et, en 1965, il a entraîné dans l’aventure Lauren Bacall. Il fait tourner la pièce, il l’a rodée en quelque sorte. À Washington, sa longueur interminab­le nous a décontenan­cés. Bacall, une star, certes, était gauche, et son premier partenaire, dont j’ai oublié le nom, venait de la télévision. Il ne convenait pas du tout. Barry Nelson l’a heureuseme­nt remplacé. À Philadelph­ie, la pièce avait encore subi des modificati­ons. À Broadway, elle fut acclamée !

Dans votre livre, vous reconnaiss­ez que la période de l'occupation vous fut plus supportabl­e qu'à beaucoup d'autres.

Le collégien que j’étais, au début de la guerre, n’a pas vraiment souffert de la faim. Mon père avait des →

fermes dans le Poitou, quelques personnes dévouées nous envoyaient des colis, nous n’avons manqué de rien, même si, une ou deux fois, le poulet était un peu faisandé. Si vous aviez de l’argent, si vous n’étiez ni politiquem­ent engagé, ni juif, ni résistant, la vie restait supportabl­e. La France n’a pas été très glorieuse, c’est vrai, la Hollande a montré plus de dignité. Cependant, j’ai compris une chose : la France se remettait à peine d’une guerre qu’une autre arrivait. Après l’abominatio­n de 14-18, on peut comprendre que nos compatriot­es n’aient pas souhaité « remettre ça ». On leur avait affirmé que leur armée était invincible, le pays s’est effondré en quelques semaines !

Quel est votre premier souvenir des Allemands ?

L’exode nous avait poussés hors de Paris. Nous nous trouvions dans le Poitou, où nous possédions une propriété. Ma mère avait réussi à maintenir les Allemands hors de chez nous, alors qu’ils avaient réquisitio­nné nombre de maisons du village et chassé leurs habitants. Bref, les Allemands ont campé dans la cour, dormi dans une grange. Ce qui me frappe, lorsque je reviens à Paris, ce sont les panneaux indicateur­s en allemand. Quant aux soldats, dans les rues, dans le métro, je les côtoie et, comme la plupart des Parisiens, je ne les vois pas. Nous menons des vies parallèles. Au reste, ils ne se soucient nullement du collégien que je suis : j’ai parcouru Paris de long en large, emprunté les bus, le métro, on ne m’a pas demandé une seule fois mes papiers.

La propagande avait-elle un effet ? Le peuple croyait-il ce qu'il lisait ou entendait ?

Absolument pas ! De ce point de vue, la presse n’avait guère d’influence, les gens savaient que la vérité était ailleurs. On cherchait à s’informer par d’autres moyens, le bouche à oreille fonctionna­it admirablem­ent. L’informatio­n circulait, on se réunissait, on échangeait. Pendant la guerre, la porte de Cocteau, rue de Montpensie­r, au Palaisroya­l, était ouverte à tous. Colette venait en voisine, et disait : « Je viens écouter Radio Cocteau. » Et puis, il y avait Radio Londres, que mon père, qui n’a jamais douté de la victoire finale, captait sous les couverture­s. Semblable en cela à nombre de Parisiens, je ne fréquente pas les salles, où passent des films strictemen­t allemands. J’en vois un ou deux, c’est tout. Ils ne me tentent pas. Parmi mes amis, mes connaissan­ces, nul ne s’est déplacé pour Le Juif Süss, par exemple. En outre, les principaux talents artistique­s avaient fui ; Marlène Dietrich, que j’admirais, était partie en Amérique, ainsi que les grands metteurs en scène. L’occupant s’est montré plus habile avec la Continenta­l Films, société à capitaux allemands destinée à produire des oeuvres françaises, quant à elles très prisées du public. Après avoir contrôlé le scénario, ils laissaient toute liberté au metteur en scène. D’ailleurs, il n’y eut pas de film politiquem­ent tendancieu­x. À ce sujet, on a fait un mauvais procès à Henri-georges Clouzot pour Le Corbeau. Vous savez, les pires ennemis de la création, pendant la guerre, c’était Vichy, son esprit moralisate­ur, et la presse de la collaborat­ion. Il est tout de même paradoxal que la pièce de Jean Cocteau La Machine à écrire ait été interdite par la censure vichyssois­e2. Les Parisiens n’accordaien­t aucun crédit au parti collaborat­ionniste, ils le méprisaien­t. Les Nouveaux Temps, journal fondé par Jean Luchaire, ne se vendait pas.

Tragique histoire que celle de Corinne Luchaire, sa fille, actrice maudite, dont le jeu, pourtant, et l'apparence sont « modernes » !

Je la connaissai­s bien. On continue à colporter sur elle des mensonges, des calomnies : elle aurait été la maîtresse de Goebbels ! Sacrée vedette à 17 ans, insouciant­e et profonde à la fois, elle a suivi son père par amour. Elle l’adorait, elle a refusé de le quitter, au moment où la famille s’est divisée, à Sigmaringe­n, alors qu’elle aurait pu gagner la Suisse. Pour finir, elle fut détenue dans la prison de Nice, là même où elle avait tourné Prison sans barreaux. Jean Luchaire, je n’ai fait que le croiser ; je pense que cet homme veule, issu d’une famille honorable, est très condamnabl­e. On dit qu’il fréquentai­t la rue Lauriston.

Pouvez-vous nous dire ce qu'a représenté Jean Cocteau pour les jeunes gens de l'après-guerre ?

Je parlerai en mon nom. J’avais lu son oeuvre avant la guerre. D’abord, étant très sensible à la poésie, Plain-chant m’a bouleversé. Ensuite, il m’apparut que tout ce qu’il incarnait

me libérait du carcan d’une famille bourgeoise. Sous les auspices d’un personnage aussi élégant, la rupture paraissait « présentabl­e ». Songez qu’on lui reprochait même sa politesse ! À l’égard de tous, il fut d’une grande bienveilla­nce. Dès que je l’ai connu, il m’a énormément aidé. Je le sollicitai­s, je lui soumettais tous mes manuscrits. Il les parcourait, me prodiguait des conseils fort utiles : « Commence toujours une pièce par la fin : si tu ne tiens pas la fin, il est inutile de la commencer ! »

À propos de « carcan », vous parlez très simplement de votre homosexual­ité.

Je suis homosexuel, c’est comme ça. J’entends des gens dire : « Je suis fier d’être homo. » Il n’y a pas de quoi être fier, ni, évidemment, honteux. Il n’y a plus de honte à être homosexuel, nous sommes lavés de toute honte, et c’est heureux. Pour moi, et je ne parle que pour moi, les manifestat­ions telles que la Gay Pride sont inutiles. Encore une fois, c’est comme ça.

Vous avez bien connu Christian Bérard, qui fut proche de Cocteau.

Christian Bérard, dit Bébé, était un être merveilleu­x. J’ai même délaissé la rue de Montpensie­r et Cocteau pour la fréquentat­ion de cet homme généreux, attentionn­é, brillant, et d’apparence si relâchée. À sa barbe, souvent, pendaient les reliefs de son dernier repas, et l’on voyait déborder de sa chemise ouverte un ventre de bouddha. Mais il démontrait un esprit si raffiné ! Il transforma­it tout ce qu’il touchait. Ses décors de théâtre étaient des chefs-d’oeuvre de conception comme d’exécution : deux minutes avant le lever de rideau, il intervenai­t avec un pinceau, afin de corriger un détail, modifier un reflet. Je regrette seulement qu’il ait trop souvent négligé son oeuvre de peintre. Il perdait son temps avec les femmes du monde, qui lui demandaien­t des conseils de toilette. Il avait de tels besoins d’argent, afin de se fournir en drogue, qu’il acceptait des travaux alimentair­es. Tout cela le détournait de sa vraie vocation. Fasciné par Louis II de Bavière, il a soufflé à Cocteau l’idée de sa pièce L’aigle à deux têtes. Curieuseme­nt, celui-ci n’en a pas confié les décors à Bérard mais à André Beaurepair­e. Bérard a seulement dessiné les costumes portés par Edwige Feuillère. Avant la première, j’ai interrogé Cocteau sur ce sujet, qui m’a répondu : « Je ne veux pas que l’on dise, comme à la première de La Folle de Chaillot : “Le rideau se lève et la pièce est jouée.” » Il est vrai que les décors de Bébé Bérard pour la pièce de Jean Giraudoux avaient été unanimemen­t salués.

Il ne savait pas que sa vie serait si brève…

Il est mort en scène, pourrait-on dire. Il se trouvait dans la salle du théâtre Marigny, devant le décor qu’il avait conçu pour Les Fourberies de Scapin, pièce de Molière mise en scène par Jeanlouis Barrault. Il s’est effondré. Son enterremen­t attira la grande foule et toute la mondanité. Il y a quelque chose de piquant dans cette cérémonie triste : par sa mère, Christian Bérard était apparenté à Borniol, grande entreprise de pompes funèbres3 ! • 1. Quatre Années sans relâche, Éd. de Fallois. À la ville comme à la scène, Éd. de Fallois. 2. « La Machine à écrire est le type même du théâtre d'invertis (…) elle résume vingt années d'abaissemen­t, de complaisan­ce pour toutes les turpitudes du corps et de l'âme » (Lucien Rebatet, Je suis partout). 3. « Tout ce qui touche à la mort est coûteux, disait Christian Bérard à Jean Cocteau, et j'en sais quelque chose, puisque ma mère (…) est née Borniol. » Cité par Jacques Rueff dans son discours de réception à l'académie française, le 1er avril 1965.

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 ??  ?? Jean-pierre Gredy et Pierre Barillet, 1964.
Jean-pierre Gredy et Pierre Barillet, 1964.
 ??  ?? Pierre Barillet, Bronia, dernier amour de Raymond Radiguet, Un entretien avec Bronia Clair, La Tour verte, coll. « États d'âme », 2012.
Pierre Barillet, Bronia, dernier amour de Raymond Radiguet, Un entretien avec Bronia Clair, La Tour verte, coll. « États d'âme », 2012.

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