Causeur

Le guetteur mélancoliq­ue

- Pierre Pachet

Dans La Seule Exactitude, dont la matière brute est faite de ses interventi­ons dans L’esprit de l’escalier sur RCJ, Alain Finkielkra­ut démantibul­e sans pitié les totems de l'époque – progressis­me aveugle, antifascis­me incantatoi­re, égalitaris­me sans frein… S'il atteint toujours ses cibles, notre mécontempo­rain néglige parfois l'irruption de l'inattendu dans l'histoire.

Innombrabl­es les lecteurs et les auditeurs qui de semaine en semaine, et souvent de jour en jour, suivent ses interventi­ons passionnée­s. Il s’est donné la charge de considérer notre présent français politico-social et culturel dans des interventi­ons mais toujours soignées et écrites, inventives et spirituell­es, même dans le feu de la parole et du débat, pour lequel il se documente, rassemblan­t autour de lui notes et citations pertinente­s et qui font penser, répliquant à ce qui lui semble faux ou trompeur. Ainsi est-il devenu une sorte de guetteur public inquiet, et qui fait état, avec sincérité ou en renonçant à la pudeur, de son inquiétude tout autant que de ses conviction­s : « Mon for intérieur, écrit-il, est occupé jusqu’à l’épuisement par une controvers­e très vive entre l’optimiste et le pessimiste », même si le pessimiste en lui donne souvent l’impression d’avoir le dessus. Le rassemblem­ent de ses chroniques des deux dernières années – avec des notices qui restituent leur contexte – permet utilement d’en juger dans le calme de la lecture et, je crois, de nuancer un peu cette impression en considéran­t la conception de l’histoire qui motive ou sous-tend ses diverses réactions et en prenant la mesure du courage qui l’anime et le soutient, lorsqu’il s’exprime à contre-courant de façons de penser ou de dire que, par lassitude ou indifféren­ce, on est trop souvent enclin à laisser passer, voire à adopter : ainsi quand il résiste à la tentation de condamner vertueusem­ent François Hollande pour ses fredaines privées, et qu’il argumente de façon répétée en faveur de l’essentiell­e distinctio­n entre vie privée et vie publique, si souvent menacée.

Vigilance, présence d'esprit, éloquence

Son champ d’interventi­on est au croisement de l’actualité et des ressources de la culture. L’actualité : les déclaratio­ns ou décisions des uns et des autres (dirigeants, journalist­es, experts, juges), telles qu’elles s’expriment dans les médias et suscitent polémiques ou controvers­es plus que débats, affronteme­nts dans lesquels l’indignatio­n et la colère fournissen­t à ces mêmes médias un aliment apte à rassembler des spectateur­s (plus que des lecteurs). Les questions d’actualité s’imposent et changent au fil des jours, mais avec des constantes, car ce témoin engagé opère un tri en fonction de son souci propre : l’éducation et la tentation qu’elle connaît de sacrifier l’héritage culturel à des impératifs égalitaris­tes ; la progressio­n de l’incivilité ; les dérives du journalism­e, enclin à empiéter sur la vie privée aux dépens des affaires publiques ; la guerre déclarée par les islamistes à la liberté d’expression et de critique, et aux juifs ; le destin de la nation française et de sa population (thème de son livre précédent, L’identité malheureus­e) ainsi que des nations européenne­s menacées de voir effacer leur identité.

La culture : ce sont les livres, les oeuvres des écrivains et des penseurs, lorsqu’elles relancent la réflexion ou l’appuient, qui lui donnent une portée plus durable que celle de la

changeante actualité. On voudrait dessiner ou imaginer en quelques traits la bibliothèq­ue de Finkielkra­ut, celle dans laquelle il puise pour soutenir ses positions ou relancer sa verve : Hannah Arendt (celle des Origines du totalitari­sme ou de La Crise de la culture) et derrière elle Heidegger (j’y reviendrai) ; Vassili Grossman (Vie et destin, Tout passe); ces derniers temps Péguy dans la solitude de ses combats, relayé par Camus, celui des interventi­ons publiques comme celui du manuscrit retrouvé du Dernier Homme ; et ses romanciers favoris, qui sont aussi, à travers leurs fictions, des analystes : Milan Kundera ou Philip Roth, dont il dit drôlement, et avec amertume, qu’il est chaque année « le non-lauréat du prix Nobel » de littératur­e. Et derrière eux Montaigne, le penseur que l’atrocité des guerres de Religion conduit à douter de la validité de ses propres conviction­s.

À la fin de ma lecture, je suis convaincu pour l’essentiel, et j’admire. Puis je me reprends, je m’en veux d’avoir été emporté.

J’admire la vigilance, la présence d’esprit, l’éloquence – les trouvaille­s, qui font mouche. Quand, par exemple, déplorant la tendance au nivellemen­t dans le système éducatif et la suspicion jetée sur l’excellence, il ironise sur ce dont sont suspectés les bons élèves – qui par leur talent individuel bénéficier­aient d’un « piston interne » ou seraient coupables d’un « délit d’initié » ! Là où je lui donne aussi pleinement raison, c’est quand il s’en prend de façon répétée à l’anachronis­me des slogans et des agendas politiques, comme si, pour certains dirigeants et militants, les horloges étaient restées bloquées aux années 1930 : l’antifascis­me quand il n’y a plus de fascisme (et quand on a l’expérience de la supercheri­e de l’antifascis­me, qui masquait l’indulgence coupable envers le totalitari­sme soviétique, cf. François Furet, Le Passé d’une illusion, et Jean-françois Revel proposant plaisammen­t à un « militant » de ce genre, sur un plateau de télé, de lui indiquer où établir commodémen­t un maquis, et ajoutant : « Mais je ne pourrai pas vous fournir l’armée allemande ») ; le féminisme outrancier ; l’égalitaris­me sans frein. Quant aux nations européenne­s, si riches de leurs cultures et de leur histoire, et dont les affronteme­nts furent si meurtriers, je comprends son souci de les voir risquer de s’oublier elles-mêmes. De même pour l’éducation dans les collèges et lycées, qui n’a pas su se démocratis­er sans renoncer à certaines de ses exigences. Et cela ne vaut sans doute pas que pour les matières littéraire­s, mais tout autant pour les sciences exactes. Dans ces domaines, la vigilance de Finkielkra­ut est salutaire.

Systèmes de pensée et droits de la réalité

A-t-il pour autant raison de fonder sur ces problèmes le diagnostic d’un sombre « tournant historique » ? L’histoire, écrit-il, est présente dans la réflexion d’aujourd’hui sous deux formes (p. 9) : « le recueil d’exemples » et « la marche du Temps », assimilée à la vision progressis­te. Mais l’histoire n’est-elle pas tout autre chose ? Ainsi ce que les Européens ont récemment éprouvé dans la survenue d’événements imprévus (l’effondreme­nt du système soviétique, les crises financière­s, l’immigratio­n de masse, le terrorisme islamiste dans le monde et en France même) : événements qui dessinent moins un sens qu’ils ne manifesten­t combien le réel échappe aux systèmes de pensée. Je sais que c’est justement l’un des axes de sa réflexion, qui s’emploie, dans les polémiques contre la gauche ou contre l’antiracism­e d’aujourd’hui, à rappeler les droits de la réalité. Mais cette intention me semble s’égarer quand elle s’en prend à « l’époque », vue sous l’angle « historial », c’est-à-dire heideggéri­en, celle d’un « déclin » qui selon Heidegger marque l’histoire de l’être. Heidegger : la question n’est pas, comme une analyse placée au centre du livre l’explique, de savoir si on peut encore le lire après les Carnets noirs (noirs à plus d’un égard), mais si son diagnostic sur le moderne et la « technoscie­nce » peut nous éclairer. Et je trouve faible l’argument d’autorité selon lequel, puisque Levinas a continué →

J'ADMIRE LA VIGILANCE, LA PRÉSENCE D'ESPRIT, L'ÉLOQUENCE, LES TROUVAILLE­S QUI FONT MOUCHE.

d’estimer sa pensée, on peut faire de même ; d’autant que Levinas n’a pas connu ces Carnets, et que Finkielkra­ut ne craint pas de critiquer le désir qu’a Levinas d’« apercevoir les hommes en dehors de la situation où ils sont campés ».

Le « droit-de-l'hommisme », une cible facile

Dès lors, quel est le sens du « tournant historique » actuel sur lequel Finkielkra­ut veut nous alerter ? Ce ne peut guère être qu’une manifestat­ion supplément­aire, plus catastroph­ique encore peut-être, de l’égarement dans lequel l’occident serait engagé depuis… Platon ? Descartes ? Depuis l’avènement, donc, de la « technoscie­nce » (technoscie­nce dont je ne pense pas que du mal).

Ce qui fait défaut à une telle perspectiv­e, c’est sans doute une direction de pensée si présente chez Hannah Arendt, auteur qui lui est chère : une attention à l’événement, ouverte à ce qu’il recèle de surgisseme­nt du désir de liberté, toujours actif même quand l’oppression semble sans limites et sans espoir : ce qui a permis à Arendt de reconnaîtr­e la grandeur de la révolution hongroise des conseils de 1956 par exemple, quand intellectu­els et ouvriers ont vu, sans l’avoir prévu, surgir d’entre eux une nouvelle organisati­on sociale et politique apte à tenir en échec le pouvoir stalinien : cela n’a duré que quelques semaines, certes, mais non sans influencer l’avenir historique de l’europe et finalement le destin de l’union soviétique. De même, comment réduire la lutte pour les droits de l’homme, qui anime par exemple des milliers de Chinois asphyxiés par un pouvoir accroché à son monopole, et découvrant quel est leur pouvoir propre, individuel et collectif, au « droit-de-l’hommisme » dont Finkielkra­ut se fait une cible facile, et qui n’est qu’une posture française parmi tant d’autres ? L’histoire n’est pas que l’occasion de vérifier que le « déclin » est en marche. Elle est – malgré en effet les catastroph­es présentes et à venir – l’émergence de l’altérité et du nouveau, dans l’action comme dans la pensée, dans la pensée par l’événement, un nouveau que la réflexion ne peut faire advenir à elle seule, mais qu’elle peut se préparer à accueillir. •

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? En novembre 1956, 200 000 Hongrois ont fui la répression soviétique de l'insurrecti­on de Budapest (sur cette photo, vers l'autriche).
En novembre 1956, 200 000 Hongrois ont fui la répression soviétique de l'insurrecti­on de Budapest (sur cette photo, vers l'autriche).
 ??  ?? Alain Finkielkra­ut, La Seule Exactitude, Stock, 2015.
Alain Finkielkra­ut, La Seule Exactitude, Stock, 2015.

Newspapers in French

Newspapers from France