Causeur

Le journal de l'ouvreuse

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Plus que le critique, le comédien, le musicien et le danseur, c'est l'ouvreuse qui passe sa vie dans les salles de spectacle. Laissons donc sa petite lampe éclairer notre lanterne !

C’est de vous que je parle. Oui, vous.

Le public ! Un truc vieux comme l’art. Et comme l’art qu’on sait pas non plus quoi en faire. Me demande qui a commencé. Est-ce que c’est Cro-magnon qui déclamait Andromaque devant sa grotte jusqu’à ce que ça intéresse quelqu’un ? Ou est-ce que c’est la tribu qui croupissai­t dans sa caverne en attendant qu’un quidam vienne lui jouer la Sonate au clair de lune ? Eux qui jouent, vous qui venez : depuis le temps, on pourrait vous avoir réconcilié­s. Mais non. Du sang ! Artistes, public, c’est la guerre. Je fais pas référence à la manie de huer les uns pour bénir les autres – M. Rubinstein, le pianiste, me disait : J’adore le public anglais, ils applaudiss­ent même quand c’était bien. Je cause pas goût. Je cause savoir-vivre.

L’autre jour, dans un théâtre du boulevard Poissonniè­re, une actrice est en pleine étude d’impact de ses talents sur les rangs du fond quand une vache se met à faire meuh. Haussement de sourcil sous les sunlights. Re-meuh. Effroi dans la salle. Re-re-meuh. De plus en plus fort, le meuh. Silence plombé. Meuh ! Meuh ! Enfin ça cesse. Et la vache, pas trop gênée, range le machin dans sa poche. Avant, les portables jouaient drelin-drelin ou La Lambada ou la badinerie de la Suite en si. Maintenant le téléphone fait meuh.

Encore au théâtre ces sonneries vous gâchent-elles une scène. Au concert – au concert de musique musicale, entends-je – elles vous massacrent une soirée. La symphonie est un genre à transe. Le plus modeste parasite la tue. Et question parasite, public chéri mon amour, disait maître Desproges, t’en connais un rayon. Vas-y que je fais lever le premier rang au milieu de l’ouverture. Vas-y que je narre ma journée à Ginette tandis que le piano murmure. Vas-y que je consulte mes textos et vérifie

200 fois l’heure comme si y avait une bombe sous mon strapontin. Vas-y que je cliquette du sac et du bracelet en tirant ma bouteille d’évian. Et alors va griller ta famille en enfer que je t’expectore mes deux bronches au moment fatal où le chant déploie ses tendres ailes.

On a vu un chef d’orchestre (Kurt Masur, je crois bien) se retourner pour faire la morale aux fâcheux. On en a vu un autre montrer le poing en fulminant (avec William Christie le spectacle est dans la fosse). On en a vu s’arrêter net pour faire distribuer des pastilles (feu Georg Solti, chef pragmatiqu­e)… Vanitas vanitatum. La toux gagne. En hiver / c’est un concert / à part entière.

Alors, vous m’excusez de me prendre pour la Baronne, deux trois conseils en vue de limiter l’hécatombe. D’abord la pastille. Froissemen­ts de plastique mis à part, la pastille marche bien ; en équiper nos auditorium­s ne ferait de tort à personne. Si ça ne peut pas attendre l’entracte, tâchez de retenir la toux jusqu’à la fin de l’adagio. Ou glissez une main secourable entre vos glottes et nos oreilles, en évitant d’alourdir vos miasmes de voyelles ostentatoi­res (« hrhrh ! » c’est quand même moins pire que « hrahrhah ! »). Ce sera aimable, parole de pro. Voyez comme en moins d’une leçon vous voilà déjà bon public.

(J’en profite tant que je vous tiens pour vous donner des nouvelles de la plaque. Celle que la mairie de Paris refusait au compositeu­r Henri Dutilleux pour crime imaginaire de collaborat­ion, on vous en parlait au mois d’avril. Ça y est. Depuis le 22 septembre, la façade du 12, rue Saint-louis-en-l’île a sa plaque. Le texte est pompeux, la cérémonie était ridicule, les municipaux ineptes, mais on ne râle pas. On se bouche les oreilles et on dit merci.) •

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