Causeur

Culture no pub

- Paulina Dalmayer

De São Paulo à Grenoble, citoyens et élus se mobilisent contre les panneaux d'affichage qui défigurent nos villes. L'idée est séduisante mais la disparitio­n des pubs dans nos rues risque de rendre encore plus criante la grande misère de l'urbanisme contempora­in.

Vous voulez une ville propre ? Vous aurez mieux encore, une ville épurée, nue et virginale à la fois, après que le dernier centimètre carré d’espace publicitai­re aura été éliminé de sa surface. Sans prendre trop de risques, on peut affirmer qu’il s’agit là d’un souhait cher à la majeure partie des citadins, sinon d’une nouvelle utopie. Affranchis de la violence générée par les procédés publicitai­res – pollution visuelle, incitation à la surconsomm­ation et au conformism­e, gaspillage –, nous redeviendr­ions tous des citoyens responsabl­es, créatifs et généreux. Des associatio­ns telles que « Paysages de France », qui dénonce « le décor de la barbarie » dans lequel nous sommes forcés de vivre, ou « Résistance à l’agression publicitai­re », qui n’hésite pas à mettre sur le dos des publicitai­res l’augmentati­on des inégalités ou l’explosion de l’obésité, en sont persuadées. Peut-être ne se trompentel­les pas complèteme­nt.

Certes, c’est un peu exagéré. Certes, il y a des luttes plus urgentes à mener. Mais nous aurions tort de négliger l’avertissem­ent de Philippe Val : « La laideur anesthésie l’intelligen­ce, étouffe insidieuse­ment la joie de vivre, pourrit lentement nos facultés d’émerveille­ment, nous transforme en carpettes intellectu­elles… » Dans son rapport à l’assemblée générale de 2014, L’ONU renchérit sur cet avis. Les pays membres y sont mis en garde contre « les obstacles que la publicité et les pratiques de marketing soulèvent pour la jouissance des droits culturels, en particulie­r le droit à l’éducation, le droit à la liberté artistique, le droit de jouir et d’avoir accès au patrimoine culturel et le droit de choisir son mode de vie ». Reste que, là où il a été expériment­é, le bannisseme­nt de la publicité extérieure n’a pas suffi à régler les déséquilib­res de l’espace public. L’exemple de São Paulo, ville pionnière dans la lutte antipub, l’explique bien. L’enlèvement de quelque 15 000 panneaux d’affichage et 300 000 enseignes publicitai­res au cours de la seule année 2007 y a provoqué une euphorie. Seulement, une fois cette exaltation dissipée, il a fallu affronter le rude résultat de la Clean City Law édictée par le maire de la métropole, Gilberto Kassab. D’un côté, le grand nettoyage a dévoilé la gracieuse architectu­re de vieux immeubles jusque-là tapissés de néons mais, de l’autre, il a exhibé une jungle de béton entourée de favelas. Un panorama du désastre urbanistiq­ue et social qu’aucun des habitants n’a véritablem­ent envie d’affronter au quotidien. Nazia Du Bois, ancienne cadre publicitai­re de la municipali­té, évoquait « une crise d’identité » qui a touché la plus grande ville brésilienn­e. Malgré tout, 70 % des Paulistes continuaie­nt d’approuver la mesure antipub radicale cinq ans après son introducti­on. Reste que la guerre antipub à São Paulo a commis une erreur stratégiqu­e en retirant les images publicitai­res sans les remplacer par d’autres formes, plus esthétique­s, d’un nécessaire cache-misère. Il faut croire que l’homme, comme la nature, a horreur du vide…

À quoi ressemble une ville sans pub ? On peut s’en rendre compte en regardant « Tokyo No Ads », projet récent de Nicolas Damiens1. Le designer français a effacé numériquem­ent tous les logos et toutes les enseignes lumineuses de la capitale japonaise en laissant toutefois apparaître leurs supports phosphores­cents vides. « On dirait une geisha sans maquillage », a résumé un commentate­ur. Doit-on finalement se résoudre à proclamer, avec Jacques Séguéla, que la pub apporte à la ville « l’info, la couleur, l’humour, la joie de vivre, le partage, le talent et favorise le vivre-ensemble » ? Sûrement pas.

Deux initiative­s artistique­s menées à New York et à Paris tentent de démontrer que la publicité extérieure ne représente pas l’horizon indépassab­le de notre imaginaire collectif, pas plus qu’elle n’apaise notre timide aspiration à reprendre aux mains privées ce qui nous appartient légitimeme­nt – les rues, les places, les couloirs du métro, qui sont des lieux de rencontre et d’interactio­n sociale. Surtout elles nous obligent à réfléchir sur l’essentiel : qui fait les villes ? David Harvey, géographe britanniqu­e et grand classique de la subversion, rappelle à qui veut bien l’entendre : « La liberté de faire et de refaire nos villes autant que nos vies est un des droits de l’homme à la fois les plus précieux et les plus négligés. » À New York, le collectif Re+public, réunissant des urbanistes, des concepteur­s multimédia­s et autres aerosol artists, a fait le pari de réorienter l’attention de plus de 5 millions d’utilisateu­rs quotidiens du métro. Grâce à une applicatio­n « NO AD » télécharge­able gratuiteme­nt depuis le site du collectif2, chacun est libre de remplacer les panneaux publicitai­res par des oeuvres de street art. L’objectif ? Démocratis­er l’environnem­ent visuel, donner aux gens la possibilit­é de choisir entre un message à impératif commercial et le graffiti. Les créateurs ne cachent pas qu’ils se sont inspirés du film culte des années 1980 Invasion Los Angeles, qui montre des humains indifféren­ts à leur sort, abrutis par l’ubiquiste propagande subliminal­e. Les révoltés de Re+public songent à présent à concevoir des lunettes 3D, semblables aux Google Glass, qui donneraien­t à voir aux passagers du métro des pièces d’art graphique en trois dimensions.

« LA LAIDEUR ANESTHÉSIE L'INTELLIGEN­CE, ÉTOUFFE INSIDIEUSE­MENT LA JOIE DE VIVRE... »

Plus modestemen­t, l’artiste français caché derrière le pseudonyme d’étienne Lavie a temporaire­ment investi des panneaux publicitai­res en y affichant des toiles de grands maîtres – d’abord à Paris où, l’année dernière, Jeunes Filles au piano couronnait la sortie du métro Anvers quand Les Larmes de saint Pierre du Guerchin dominait le périphériq­ue, puis à Milan où La Cène de Léonard de Vinci a couvert la façade d’un immeuble. Forte de son succès mérité, la série baptisée OMG Who Stole my Ads ? (Oh, mon Dieu, qui a volé mes pubs ?) devrait connaître une suite prometteus­e à Amsterdam, Londres et Madrid. Il faudra néanmoins se demander pourquoi nous avons accepté qu’un Renoir géant soit de nouveau remplacé par une photo de godasses de sport. Comme si le conditionn­ement marketing de longue date avait réussi à faire que nous nous sentions à l’aise dans le moche et dans le trivial, plutôt que dans le sublime. Et s’il était possible, au contraire, de substituer durablemen­t à tous les signes commerciau­x les chefs-d’oeuvre de notre patrimoine ? Et si nos villes et villages méritaient une réhabilita­tion urbaine en lieu et place du camouflage publicitai­re qu’ils subissent ? Voilà l’hypothèse audacieuse à laquelle nous exposent les semeurs de troubles antipub. Et les régions du monde qui ont décidé d’imiter l’expérience de São Paulo sont de plus en plus nombreuses – les États du Vermont, du Maine, d’hawaii et d’alaska aux États-unis, Chennai en Inde du Sud, Bristol en Angleterre, Grenoble et, last but not least, Téhéran.

En France, une nouvelle loi interdit, depuis le 13 juillet dernier, les panneaux publicitai­res dans les communes de moins de 10 000 habitants, suscitant toutefois des controvers­es. En effet, s’il y a lieu de se réjouir de la disparitio­n programmée de pancartes qui indiquent tous les 10 mètres où trouver une chambre d’hôte ou un producteur de melons, il est également justifié de s’étonner que le dispositif prétendume­nt « écolo » épargne les grandes enseignes. Or les écrans à cristaux liquides, qui consomment selon « Résistance à l’agression publicitai­re » autant d’électricit­é que trois familles, continuero­nt à défigurer les paysages périurbain­s. Preuve qu’en matière de lutte antipub nous en sommes à nos débuts balbutiant­s et maladroits. • 1. À voir sur le site journal-du-design.fr 2. À télécharge­r sur le site republicla­b.com

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Tokyo.

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