ILS N'ÉTAIENT PAS CHARLIE, ILS NE SONT PAS PARIS
Sur le Figarovox du 19 novembre, dans « Mon jour d'après dans un quartier sensible de Seine-saint-denis », Alexandra Laignel-lavastine restituait les réactions glaçantes des jeunes de son quartier, recueillies dès le lendemain des carnages. L'article a fait grand bruit, comme si les Français tombaient subitement de la planète Mars. Quoi qu'en disent nos sociologues d'état, la réalité des banlieues n'est pas belle à voir et à entendre.
Au lendemain des carnages, dans le quartier dit sensible de Seine-saint-denis où je vis depuis trente ans, tout était « calme ». Ni scènes de réjouissances comme à Barbès au soir du 13, ni tags « j'men bas les couilles » ou « nique la France » comme ceux qu'on a vu fleurir à Pantin. Les cités alentour n'ont pas non plus fêté la prouesse autour de joyeux barbecues agrémentés de Allah Akbar, comme ce fut le cas à Rennes. Tellement calme qu'au bistrot du coin, au matin du 14 novembre, rien ne laissait deviner qu'un drame sanglant venait de frapper la France. Biz as usual : on y parlait de choses et d'autres, et du tiercé, en jetant au mieux un oeil indifférent sur le film des tueries que diffusait en boucle la télévision, au-dessus du comptoir. Comme si, dans cette France moralement fracturée et à la dérive, nul ne se sentait concerné. Pour en avoir le coeur net, j'engage la conversation avec un groupe de jeunes que je connais bien. Je ne m'attendais pas à la lune, ayant déjà eu droit au « sale coup de la DCRI » après Merah et au « complot sioniste » après Charlie. J'avoue cependant qu'un minuscule espoir m'avait saisie : et si, en ciblant le public d'un concert de rock et les spectateurs d'un match de foot, les tueurs de l'état islamique venaient de commettre leur première « bévue », propre à refroidir l'enthousiasme de leurs admirateurs de banlieue, évidemment fascinés par Daech, la dernière marque à la mode ? En outre, au Stade de France, tous auraient pu s'y trouver.
La conspiration des complotistes
Première surprise : mes questions sur la façon dont ils avaient vécu les événements de la nuit les énervent encore plus que d'habitude, comme si le fait même d'aborder le sujet relevait de la transgression, voire de l'agression. J'insiste – je peux, ils venaient jouer à la maison quand ils étaient petits –, d'autres copains s'en mêlent, la discussion s'échauffe. Je précise qu'ils sont nés en France, ont été éduqués dans →
nos écoles, que certains ont même leur bac et travaillent. Trois heures pour m'expliquer deux choses : d'une part qu'il ne s'était rien passé (« Tu fais pitié, tu crois quand même pas ce qu’on nous raconte à la télé »), de l'autre qu'il s'agissait d'un complot : « T’sé quoi Madame, avec tout mon respect : les gros salauds, les barbares, les criminels qu’ faudrait régler à la kalach, c’est les juifs ! Mais ça, tu pourras pas l’écrire dans ton journal, vu qu’ils contrôlent tout », me lance Réda. Le groupe approuve : « Y’a que ces pourris pour monter un coup pareil. » Dans cet univers clos et paranoïaque où l'imaginaire complotiste forme le noyau dur de la mixture antisystème au même titre que la haine des juifs et de la France – mais qui l'ignore encore ? –, chacun, se prenant au jeu, tient bientôt à parfaire mon initiation. « Y’a aussi les francs-maçons », dit l'un, « et les sionistes qui tiennent la télé et l’état français entre leurs mains », renchérit son voisin. Et puis les journalistes, « des vendus qui prennent leurs ordres à Tel-aviv », et encore le Mossad, comme pour les chambres à gaz et le 11-Septembre… Quoi qu'il en soit, ils s'accordent à penser que « Y’a forcément un truc derrière tout ça » vu qu'« un musulman, ça tue pas ; tuer, c’est haram, c’est marqué dans le Coran ». L'un d'entre eux finit par trancher : la vérité, c'est que les Français « sont tous islamophobes, faut arrêter de nous stigmatiser ! ». « C’est dans le vide de la pensée et l’incapacité d’être ému que le Mal s’inscrit », écrivait Hannah Arendt. Dans mon café, toujours pas l'ombre d'une identification aux victimes, donc, mais une certitude hargneuse : c'est « un complot contre nous et contre l’islam, pour salir les musulmans ». Voilà belle lurette que la municipalité fait pourtant de son mieux pour capituler en rase campagne devant l'hydre salafiste, comme en témoigne la récente circulaire du maire (de droite) donnant pour consigne aux policiers municipaux de ne plus verbaliser les dames en voile intégral, toujours plus nombreuses, alors même qu'une loi a été votée et que la police est a priori chargée de la faire respecter. Au passage, je demande à mes jeunes à combien tourne en ce moment le prix d'une kalach, un des joujoux les plus prisés, ces derniers temps, dans le 93. « Entre 2 500 et 3 000 en cash et t’es servi en vingt-quatre heures. » Des fiches S dans la nature et des fusils d'assaut à profusion… Heureusement que le président François Hollande est là pour nous rassurer, lui qui scandait encore, quelques jours avant le 13 novembre, qu'il n'y avait point de « territoires perdus » au sein de notre belle République. La France pouvait sommeiller tranquille. Depuis le 11 janvier, elle ne demandait d'ailleurs que cela : se rendormir. Et abandonner ces immondices au Front national. Au moins les incantations extatiques d'en haut et les fantasmagories complotistes d'en bas se rejoignentelles sur un point : le recours à la pensée magique, celle-ci ayant le formidable avantage d'immuniser d'emblée contre tout démenti en provenance des faits. Cela porte un nom : l'obscurantisme.
La question n'est pas de savoir si, en banlieue, cette « réalité dérangeante » reflète, ou non, une opinion majoritaire ou minoritaire. D'abord parce que ce sont toujours des minorités actives qui font l'histoire. Ensuite parce que ces cerveaux youtubisés, loin d'être en orbite, nous tendent au contraire le miroir horrifiant de toutes nos lâchetés nationales, entre aveuglement collectif, complaisance à l'égard de la radicalité islamique, encouragement victimaire, sociologie de l'excuse, psychopathologie du déni, détestation maladive d'israël et conviction que les authentiques coupables ne sont pas ceux que l'on croit. Il se trouve en effet que les discours haineux et les récits conspirationnistes auxquels ils s'abreuvent sont ceux qu'on laisse prospérer en toute impunité sur la Toile comme sur la place de la République. Quelques jours avant qu'on n'y dépose des bougies à la mémoire des suppliciés du 13 novembre, on rappellera que les indignés antiracistes du Collectif Cheikh Yassine s'y rassemblaient tous les samedis pour vociférer leur haine des juifs, pour ne rien dire de la « manifestation pour la dignité », la dignité en question se résumant à hurler « Finkielkraut, ta race ! » au nom de l'autre, bien entendu. Manifestement, pas de quoi faire l'objet d'une interdiction préfectorale ni émouvoir quiconque. Pas plus que lors des manifestations antisémites de l'été 2014, quand le drapeau du Hamas et celui de l'état islamique furent hissés sur la même place dans une quasi-indifférence. En 2014 toujours, on se souvient peut-être qu'il passait pour très vilain, au nom de la liberté d'expression et des droits de l'homme, de vouloir interdire Dieudonné et ses quenelles. Quant à la théorie du complot, un sondage de janvier 2015 montrait qu'un Français sur cinq y croit.
L'islamophobie, voilà le danger !
En vérité, les propos de ces jeunes naufragés montrent aussi à quel point ils savent intérioriser le prêt-à-penser ambiant et le dispositif d'intimidation par l'islamophobie qui l'accompagne. En cela, ils nous ressemblent. Leur délabrement reflète la déliquescence de nos élites. L'axiome « un musulman, ça tue pas » fait ainsi écho à cet extravagant déni idéologique du réel qui nous désarme de façon criminelle depuis quinze ans et qui veut que le Mal ne saurait en aucun cas surgir de ce que l'on croyait être le camp du Bien, celui des anciens damnés de la terre. D'où Edwy Plenel qui, en 2013, pouvait encore parler d'un « terrorisme dit islamiste » ou Jean-luc Mélenchon expliquant, après Charlie, que son ami Charb était tombé sous les balles « des intégrismes religieux » au pluriel. Ou comment se crever les yeux pour éviter à tout prix d'avoir à se coltiner cet islamo-fascisme qui ne cadrait pas avec le catéchisme binaire et rance où communiait jusqu'à présent la France bien-pensante : d'un côté les dominants, de l'autre les dominés, à quoi fait pendant un monde européen nécessairement coupable par opposition à un monde musulman intrinsèquement innocent. Admettre à demi-mot, y compris après le 13 novembre, qu'on s'est trompé ? Surtout pas. Comme le dit un personnage de Shakespeare : « Je me suis si longtemps vautré dans l’erreur qu’il m’est plus facile de persévérer dans cette voie que de m’arrêter en chemin. »
L'IMAGINAIRE COMPLOTISTE FORME LE NOYAU DUR DE LA MIXTURE ANTISYSTÈME AU MÊME TITRE QUE LA HAINE DES JUIFS ET DE LA FRANCE.
Enfin, comment s'étonner que ces jeunes cherchent les vrais coupables ailleurs ? Par là, ils ne font jamais que reproduire le lugubre tour de passe-passe d'un Emmanuel Todd osant écrire, quatre mois après Charlie, que les vrais auteurs des tueries de janvier ne seraient pas les sombres djihadistes que l'on sait, mais les islamophobes. Il en découle que les bourreaux seraient en fait des victimes (du racisme) et les victimes, pour lesquelles le « chercheur » n'avait pas non plus une larme de compassion, des bourreaux. D'où l'« imposture du 11 janvier », les jeunes de banlieue en ayant été « exclus ». Par qui, comment ? Mystère. C'est ainsi qu'il ne s'agissait déjà plus, au printemps, de combattre l'islamisme, mais le « laïcisme radical ». Tous les micros lui ont été tendus, la presse lui a consacré des centaines d'articles et Le Nouvel Obs sa une. Le livre fut un best-seller. Sa version banlieue, mille fois entendue à la sortie des collèges, donnait, au même moment, ceci : « Ces salauds ont abusé » – les « salauds » désignant les journalistes de Charlie, non les tueurs – « faut pas qu’ils s’étonnent après qu’on s’énerve, c’est bien fait ! ». Dans une autre variante, on apprendra que c'est le Front national qui, « à force de jouer sur les haines », serait indirectement responsable des massacres. C'est par exemple l'avocat Nicolas Gardères affirmant dans Libération que « l’attentat contre Charlie Hebdo a la sale gueule de Renaud Camus, d’éric Zemmour et de Marine Le Pen »…
Dealer postcolonial
Que ferait un pieux sociologue de mes interlocuteurs ? Il nous expliquerait qu'étant socialement et économiquement défavorisés, ils ont forcément « la rage ». C'est qu'il manque l'after. Si seulement ces sociologues savaient l'hilarité qu'ils suscitent auprès d'un autre groupe de jeunes de mon quartier, souvent interrogés car toujours postés dehors, bien visibles, à deux pas du périphérique. Ceux-là, plus âgés et plus futés – des dealers assumés qui gagnent à 25 ans dix fois plus qu'une universitaire en fin de carrière –, adorent leur servir le discours qu'ils souhaitent entendre. À ce petit jeu, Karim est le meilleur. Il commence en général par le parcours scolaire accidenté en raison de problèmes familiaux. Il a en fait largué le collège à 13 ans pour devenir guetteur, ce qui lui rapportait beaucoup plus que les devoirs, au grand désespoir de ses parents. Puis il enchaîne sur la recherche éperdue d'un emploi et sa difficulté à obtenir des aides lui permettant de conserver une bonne estime de soi, même s'il n'a jamais envisagé de travailler une seule seconde, ce dont il est par ailleurs très fier. Ce couplet-là, sur la désespérance du jeune chômeur et l'estime de soi, les sociologues « kiffent ». D'où d'interminables fous rires. Ces derniers temps, Karim a même capté qu'il serait en butte à de terribles discriminations postcoloniales. À sa demande, je lui explique non sans mal de quoi il s'agit tant il trouve l'idée absurde. J'en profite pour tester la notion de « citoyenneté inachevée » chère à Gilles Kepel dans son livre sur le 93. « Trop fort !, me dit-il, ils ont fumé ou quoi, tes potes ? Je vais leur faire le colonial la prochaine fois, te raconterai. » Je recroise justement Karim en cette rentrée, la mine renfrognée, de retour de l'école maternelle où il vient de déposer ses jumeaux. Il explose : « J’le crois pas : dans leur classe, y’a une bonne moitié de mômes qui entravent pas un mot de français. Ils vont s’arrêter quand, là-haut, de nous refoutre des couches et des couches d’immigrés sur la tête ? Mes parents ont eu une vie dure, nous, on a déconné grave et on les a déçus, mais mes gosses, ils vont faire comment pour réussir leurs études ? » Et d'ajouter dans sa fureur : « La prochaine fois, je vote Marine Le Pen. » Par chez moi, il est loin d'être le seul.
En 2002, un livre intitulé Les Territoires perdus de la République, qui rassemblait déjà les témoignages alarmés de profs du secondaire, aurait permis à ceux qui avaient encore du sable dans les yeux de faire le bon diagnostic à temps. Or comme l'explique son maître d'oeuvre, Georges Bensoussan, « la lâcheté des politiques et des médias fut affligeante ». Tout se passant pour le mieux dans le meilleur des mondes multiculturel, le livre fut boudé et naturellement considéré comme islamophobe. À l'époque, mes interlocuteurs, à l'instar des massacreurs du Bataclan, étaient encore enfants. Ils étaient rattrapables. On a préféré jouer la stratégie de l'enfouissement et, jusqu'à cet automne, concentrer le tir sur les « néoréactionnaires », au nom du bon vieux principe : Brisons les avertisseurs d'incendie et le feu s'éteindra de luimême. Résultat de cette tragique et irresponsable cécité : la France, prise en flagrant déni, a aujourd'hui, et sur tous les plans, quinze ans de retard à l'allumage. •