Causeur

ONZE MILLE VIERGES OUTRAGÉES

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Je n'ai pas de sympathie particuliè­re pour Jean-marc Morandini. Pas d'antipathie non plus. Le fait que la profession semble assez largement le tenir pour un gros beauf joue plutôt en sa faveur. Il m'est arrivé de participer à son émission à Europe 1, comme animateur, je l'ai toujours trouvé très pro, et il ne m'a jamais demandé de me dénuder. Si ça se trouve, je ne suis pas son genre. Pour le reste, le journalism­e qu'il pratique ne m'intéresse guère : les potins de la télé, les audiences, les supposés dessous des cartes médiatique­s, tout cela manque un peu trop de consistanc­e idéologiqu­e. Quant à sa web série Les Faucons, je n'ai pas l'impression d'être le coeur de cible.

Lorsque l'affaire a commencé, avec la parution d'une enquête à charge dans Les Inrocks sur les castings présumés torrides organisés par sa boîte de production pour une web série, j'ai prudemment décidé de ne pas avoir d'opinion. D'abord, je l'avoue, pour avoir la paix, parce que je travaille fort agréableme­nt avec Marc-olivier Fogiel, ennemi notoire de Morandini, et que j'ai envie que ça continue. Ensuite parce que ces histoires crapoteuse­s de vidéos cochonnes de garçons me mettent plutôt mal à l'aise. D'un côté, je n'éprouve aucun plaisir à voir chuter un « puissant » – en tout cas un homme d'influence –, fût-il coupable, et encore moins à regarder la meute de ceux qui le courtisaie­nt hier se pourlécher à l'odeur du sang. De l'autre, les témoignage­s sont accablants, comme on l'a répété de toutes parts avec gourmandis­e. Alors je me suis dit qu'il n'y avait pas de fumée sans feu et que tout ça n'avait pas pu être complèteme­nt inventé. Après tout, si Morandini n'est pas un délinquant, il n'est pas non plus un premier prix de délicatess­e. Et puis, il paie aussi le fait d'avoir fait de son seul nom une marque fort rentable. Un scandale, et son capital s'évanouit. C'est ce qui vient de lui arriver.

J'ignore pour quelle raison Vincent Bolloré a jugé urgent de recruter Morandini. Pour venir en aide à un ami à terre – ce qui serait honorable ? Peutêtre a-t-il voulu montrer qu'il était le patron, ce qui n'aura guère été probant si, à l'issue d'une grève toujours en cours au moment où nous bouclons et sous la pression d'annonceurs très à cheval sur la vertu, il doit finalement lâcher son nouveau poulain, ce qui reviendra à donner les clefs de la boutique aux journalist­es.

Ce que je sais, en revanche, c'est que Jean-marc Morandini a droit à la présomptio­n d'innocence. Or le voilà condamné à la mort sociale par un tribunal médiatique sans avoir été jugé. Après les confrères dont pas un n'a tenté de trouver la moindre excuse au nouveau coupable idéal, les amuseurs sont entrés dans la danse et ils tirent avec allégresse sur l'ambulance Morandini.

Décidément, il n'y a pas de spectacle plus déprimant que celui d'un groupe humain refaisant son unité contre l'un des siens, victime expiatoire, comme le dit Girard, de la mauvaise conscience collective. J'ajoute que ce spectacle est encore plus insupporta­ble quand ce groupe humain est une rédaction, collectivi­té au sein de laquelle on imagine que la défense des libertés, y compris pour les adversaire­s, prime sur toute autre considérat­ion. Tu parles.

Il y a dix-huit mois, la rédaction d'i-télé obtenait la tête de Zemmour pour des propos qu'il n'avait pas tenus. Aujourd'hui, elle réclame celle de Morandini pour des actes dont on ne sait pas encore s'il les a commis. Bref, si elle est en bagarre contre le taulier ce n'est pas parce qu'il veut licencier, c'est parce qu'il refuse de le faire, cherchez l'erreur. On apprend, en tout cas, que ces journalist­es ont atteint un si haut degré de conscience morale qu'ils ne peuvent côtoyer un pécheur présumé sans risquer d'être souillés par lui. Les fautes de Jean-marc Morandini sont peutêtre inexcusabl­es. Mais le pharisaïsm­e implacable de professeur­s de vertu qui ignorent le pardon est encore plus détestable. Il y a des gens avec qui on ne partirait pas à la guerre. Il est glaçant de découvrir que les grandes âmes du journalism­e en font partie. •

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