Causeur

Habitation­s à loyers mensongers

- Jean-philippe Vincent

Vous qui entrez ici, laissez toute espérance » : c’est, écrivait Dante, l’inscriptio­n que l’on trouvait aux portes de l’enfer. Celui qui aborde la question du logement en France et, plus particuliè­rement, celle du logement social doit faire sienne la phrase de Dante : « Vous qui abordez en économiste la question du logement social, vous qui vous souciez du logement des plus démunis : laissez toute espérance. » Ou presque. Une des caractéris­tiques de l’enfer, d’après les théologien­s, est le règne du mensonge, la falsificat­ion radicale de la réalité. Or la singularit­é du logement social en France, c’est qu’il est presque un mensonge ontologiqu­e. La réalité est intégralem­ent détournée, travestie, au profit d’une fiction. Voyons, en économiste, pourquoi. L’enfer, c’est connu, est pavé de bonnes intentions. Les économiste­s - ou du moins la plupart d’entre eux invoquent une multitude de « bonnes intentions » pour justifier la politique de logement social telle qu’elle existe en France. Généraleme­nt, ils parlent d’externalit­és positives, sur l’emploi, l’éducation, la criminalit­é, etc. Ils veulent dire que le fait de bénéficier d’un logement social a des effets positifs sur l’emploi, l’éducation, le respect de la loi. Et ces effets, selon eux, ont un rendement social tel qu’il justifie la fourniture de logements sociaux à des prix inférieurs à ceux du marché. Que le non-économiste qui entend parler d’externalit­és pour la première fois dresse l’oreille : lorsqu’un économiste parle d’externalit­és, c’est généraleme­nt qu’il n’a aucune bonne raison pour justifier une politique quelconque. Les externalit­és, la plupart du temps, ne sont qu’une cheville de langage ou, plus crûment, « des pièges à cons ». Du même ordre, et presque aussi souvent invoqué, le concept de bien tutélaire (merit good) dû à Richard Musgrave : un bien tutélaire n’est pas un bien public, mais un bien que les économiste­s estiment désirable, pour des raisons totalement subjective­s et – il faut le dire – souvent mauvaises. La vérité est qu’il n’y a qu’une bonne raison d’avoir une politique de logement en faveur des plus démunis. Ces derniers font face à ce qu’on appelle une « contrainte de liquidité » ; en d’autres termes, ils ne peuvent pas emprunter (auprès des banques) autant que ce que justifiera­it leur revenu permanent, c’est-à-dire leur espérance de revenu à moyen terme. Notons que ces imperfecti­ons du marché du crédit justifient soit une améliorati­on du marché en question, soit une aide à la personne, mais absolument pas le caractère universali­ste de la politique du logement social telle que pratiquée en France. Mais cette politique, quelle est-elle et en quoi s’apparente-telle à un mensonge ? Premier élément du mensonge, la politique française du logement social a une vocation universali­ste, c’està-dire qu’elle n’est pas destinée aux plus démunis (les plus pauvres) ou à des publics très ciblés (personnes très âgées, jeunes sans ressources, femmes seules avec enfants, par exemple), mais à un public beaucoup plus large puisque l’applicatio­n des plafonds de revenus aboutit à ce résultat surprenant : 65 % des foyers français pourraient légitimeme­nt candidater à un logement social. Comme le parc de logements sociaux est restreint (pour des raisons que nous allons envisager plus loin), seuls 18 % des foyers bénéficien­t, en réalité, d’un logement social. La différence entre ces deux chiffres – soit 47 % – donne une première approximat­ion →

du mensonge français sur le logement social. La contrepart­ie de cet « universali­sme » est que les dossiers des 5 % des foyers les plus démunis sont presque systématiq­uement rejetés par les commission­s d’attributio­n au motif de garanties insuffisan­tes. Dormir dans sa voiture, dans un hôtel borgne ou dans la rue : voilà la réalité du logement social, ou plutôt du logement des plus démunis en France aujourd’hui. Alors, parler de droit au logement (DAL), de procédures juridiques, c’est très mignon, mais ça ne résout rien et ça ne fait qu’ajouter au mensonge. Mais pourquoi est-ce ainsi ? Pourquoi cette pénurie chronique qui rappelle les files d’attente soviétique­s ? Il s’agit, tout bonnement, d’une question d’offre et de demande. L’offre de logements sociaux est publique et, en conséquenc­e, elle est limitée parce que les financemen­ts publics ne sont pas extensible­s et que les terrains à construire ne le sont pas non plus. L’offre est donc, par son caractère public, insuffisan­te. Face à une offre insuffisan­te, la demande est, elle, à l’inverse, surabondan­te, d’une part parce que les critères d’attributio­n sont très larges et d’autre part parce que le prix des logements sociaux est sensibleme­nt inférieur au prix de marché, la décote allant de 30 à 50 %. Or, lorsque le prix d’un bien est inférieur au prix de marché, il génère automatiqu­ement une demande excédentai­re qui ne peut pas être immédiatem­ent satisfaite. Le résultat de la rencontre d’une offre insuffisan­te et d’une demande excédentai­re, c’est la file d’attente : comptez de six à dix ans d’attente environ à Paris et à peu près quatre ans pour les autres départemen­ts d’île-de-france ! Autre inconvénie­nt sensible de la demande excédentai­re liée à un prix inférieur au prix de marché, le taux de rotation est évidemment très faible : une fois qu’on a réussi à obtenir un logement social, on n’a naturellem­ent aucun intérêt à le quitter, puisque le loyer est très faible et que trouver un autre logement social est très aléatoire. Résultat, la durée moyenne d’occupation d’un logement social est de douze ans, alors qu’elle n’est que de six ans sur le marché privé. Encore ne s’agit-il que d’une moyenne, car dans certaines régions, en Île-defrance et à Paris surtout, la durée moyenne d’occupation est proche de vingt ans. En fait, la possession d’un logement social ressemble souvent à une rente de situation, rente dont la valorisati­on dépend de la congestion urbaine et qui, comme toute rente, est à la fois antiéconom­ique et antisocial­e.

Parler de droit au logement, c'est très mignon, mais ça ne résout rien et ça ne fait qu'ajouter au mensonge.

À cet inconvénie­nt s’en ajoutent deux autres. D’une part la possession d’un logement social freine la mobilité du travail et, dans certaines conditions, joue contre l’emploi. Lorsque l’on occupe un logement social on n’est naturellem­ent pas incité à changer de travail ou, lorsque l’on perd son travail, à s’intéresser à des offres d’emploi qui ne sont pas à distance relativeme­nt proche de son logement, car bouger, dans ces conditions, reviendrai­t à sacrifier une rente. La faible rotation des logements HLM joue en définitive contre l’emploi, ce qui peut difficilem­ent être considéré comme « social ». D’autre part, le fait que les locataires d’un logement social le soient pour une longue durée, mais sans en être propriétai­res, conduit très souvent à en négliger l’entretien, de sorte que l’état général de beaucoup de logements sociaux, à force de négligence­s multiples et répétées, finit par être discutable, voire très mauvais. Mais alors, dira-t-on, d’où vient qu’une situation si inefficace et si peu sociale réussisse à perdurer ? Comment expliquer que la politique française en matière de logement social persiste autant dans une direction qui est manifestem­ent fausse et mauvaise ? Deux explicatio­ns peuvent être avancées, sans que pour autant elles suffisent à expliquer ce qui se passe. Lorsque l’on combine une offre publique rationnée (pour les raisons mentionnée­s plus haut), des prix inférieurs aux prix de marché et une demande excédentai­re, on crée un phénomène de file d’attente, on l’a vu. Or, en France, la file d’attente est gérée par des commission­s administra­tives et dépend en définitive des bailleurs sociaux, c’est-à-dire les Offices publics de l’habitat (OPH) et les Entreprise­s sociales de l’habitat (ESH). C’est une combinaiso­n explosive qui a vocation, presque naturellem­ent, à produire de la corruption. Et de fait, elle produit de la corruption. Tous les spécialist­es de l’analyse économique de la corruption – au premier rang desquels Vito Tanzi – ont mis en avant ce risque lié au rationneme­nt de l’offre publique et à une demande excédentai­re de logement social. Et le risque se matérialis­e régulièrem­ent en France, comme le soulignent les enquêtes annuelles de Transparen­cy Internatio­nal. Non que les Français soient naturellem­ent plus enclins à la concussion et à la prévaricat­ion que d’autres, mais tout simplement parce que l’on a créé une situation qui incite objectivem­ent à la corruption. Comment reprocher à un foyer qui recherche un logement HLM depuis plusieurs années de glisser discrèteme­nt une enveloppe à un responsabl­e de l’attributio­n de ce type de logement ? C’est le système qui est mauvais, mais ce système profite à certains et cela rend sa réforme particuliè­rement délicate. La seconde explicatio­n de la persistanc­e de ce système est liée à la théorie des choix publics (école dite du public choice). La politique du logement social n’est pas déterminée, faite pour satisfaire les personnes les plus démunies ou le bien-être général, mais pour obtenir la préférence de celui qui (en termes de revenu et de préférence­s en matière de logement) est l’électeur médian, c’est-à-dire l’électeur qui, se trouvant exactement au milieu de la distributi­on, va avoir un impact décisif sur le plan politique. Qui est l’électeur médian ? Lorsque l’on examine attentivem­ent, départemen­t par départemen­t, le revenu médian du locataire de HLM, on s’aperçoit, ô miracle de l’économie des choix publics, qu’il est aussi l’électeur médian. Or il est très difficile de réformer un système qui a les préférence­s de l’électeur médian. CQFD. « Vous qui entrez ici, laissez toute espérance. » Non, pas tout à fait quand même. Peut-être peut-on évoluer ? Comment faire ? La première piste, la plus radicale aussi, consiste à libérer l’offre et à mieux réguler la demande par les prix. Il faudrait d’abord pouvoir accroître le parc de logements à vocation sociale en supprimant le monopole dont bénéficien­t les producteur­s et financeurs publics actuels. Le parc est insuffisan­t, c’est notoire. Alors, pourquoi ne pas l’ouvrir à tous les investisse­urs privés ? On dira que c’est délirant et qu’aucun investisse­ur n’aura intérêt à se lancer dans le logement social. Mais non. Un investisse­ur aura intérêt à produire et à gérer des logements à vocation sociale si le loyer qu’il peut en tirer est un loyer de marché. Encore une contradict­ion, dira-t-on ! Mais supposons que le loyer de marché d’un logement soit de 1 000 euros et que les possibilit­és financière­s d’un ménage modeste ne soient que de 600 euros, on peut fort bien imaginer que les pouvoirs publics décident de compenser la différence en versant le différenti­el de 400 euros, soit à la personne (sous la forme d’une aide personnali­sée au logement dopée et généralisé­e), soit au bailleur privé. Dans une telle configurat­ion, le marché serait par définition mieux équilibré et l’équité renforcée, puisque la solution serait financière­ment neutre pour les personnes ayant réellement besoin d’un logement social. Il s’agirait là d’une réforme vraiment salvifique. Mais d’autres options sont possibles : primes pour accélérer la rotation des occupants de logements sociaux, fin des baux sans limitation de durée, système de crédit d’impôt comme cela existe aux États-unis (Low-income Housing Tax Credit). Disons pour résumer que tout est préférable au statu quo et à l’enfer actuel du logement social. Y compris un honnête purgatoire. •

L'occupation d'un logement social ressemble souvent à une rente de situation, qui, comme toute rente, est à la fois antiéconom­ique et antisocial­e.

 ??  ?? Manifestat­ion organisée par l'associatio­n Droit au Logement (DAL), Paris, avril 2013.
Manifestat­ion organisée par l'associatio­n Droit au Logement (DAL), Paris, avril 2013.

Newspapers in French

Newspapers from France