Causeur

La déshumanis­ation du monde source d'ennui ou d'angoisse

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éprouve du plaisir à regarder le mur. C’est du moins ce qui se passe pour moi. Le travail de la nature s’est ajouté à celui du maçon. Il y a beaucoup de détails à observer et on apprécie une indéfiniss­able harmonie qui les unit. C’est un peu ce qui arrive, mais de façon intentionn­elle, dans les tableaux de Philippe Cognée. Il part d’une compositio­n assez cadrée et suscite ensuite l’interventi­on des hasards. Pour Philippe Cognée, la peinture est donc avant tout une aventure des formes. Il est aux antipodes de ces artistes militants, moralisate­urs ou propagandi­stes, qui s’intéressen­t surtout, voire exclusivem­ent, à leur sujet. Il est de ceux qui pensent que le meilleur sujet du monde ne peut, à lui tout seul, faire un bon tableau. Ça ne veut pas dire qu’il n’a ni sujets ni thèmes. Bien au contraire, il n’a jamais été tenté par l’abstractio­n. Il est un vrai peintre figuratif tourné vers le monde. Philippe Cognée est sensible, en particulie­r, à cette façon si typique de notre temps de tout fabriquer en série. C’est le principe même de la production industriel­le. Mais il résulte de cette répétitivi­té une sorte de déshumanis­ation. Les objets et les bâtiments ne sont plus personnali­sés. Ils sont interchang­eables et sécrètent l’ennui. C’est ce sentiment qui lui inspire ses nombreuses représenta­tions de barres d’immeubles et de tours où les étages et les fenêtres se succèdent à l’infini, ternes et identiques. L’habitation y est remplacée par la notion plus fonctionne­lle de logement. L’angoisse est particuliè­rement palpable pour Philippe Cognée dans certaines mégalopole­s du tiers-monde d’une tristesse vertigineu­se. Un sentiment sériel comparable se retrouve dans ses vues aériennes de villes, dans ses rayonnages de supermarch­és ou dans ses halls d’aéroports. Même chose en plus tragique avec ses alignement­s de carcasses dans les grands abattoirs. La pullulatio­n de l’espèce humaine relève presque du même principe, et on sent que Philippe Cognée est inquiet de la surpopulat­ion en résultant. C’est autour de ce thème qu’est centrée l’exposition intitulée « Crowds » (Foules) actuelleme­nt présentée à la galerie Daniel Templon, à Paris. L’artiste confie que, durant son enfance, il s’est souvent amusé avec des copains à éventrer d’un coup de pied des fourmilièr­es et des termitière­s. Il se souvient de son effarement à observer ces petits insectes courir en tous sens. Et c’est un sentiment voisin qui nous saisit à la gorge en voyant ses peintures de foules. La multiplica­tion des humains semble nous rapprocher inéluctabl­ement du statut de simples fourmis. Le lien de cet artiste avec le monde contempora­in ne passe pas seulement par la sensibilit­é. C’est aussi un lien organique qui s’incarne dans un processus technique. Philippe Cognée peint rarement d’imaginatio­n. Le plus souvent, il met en place une sorte de chaîne d’appropriat­ion et de transforma­tion des images. Au départ, il y a la capture d’une image. Ce peut être une photo prise avec son reflex, un cliché de téléphone portable, une image trouvée sur internet ou un plan extrait d’une vidéo. Ce qu’il cherche à ce stade est souvent quelque chose d’anodin, voire d’apparemmen­t insignifia­nt. Cela lui permet d’accéder à un genre de vérité qu’on ne voit pas, mais qui constitue le tissu de nos existences. Ensuite, cette image peut être retravaill­ée sur ordinateur, notamment pour être dépouillée du superflu ou combinée avec une autre. Puis elle est projetée sur la toile pour guider la peinture. La compositio­n en résultant n’est pas forcément précise et détaillée, mais elle est tenue par un lien authentiqu­e avec le réel qui lui donne de la vérité. Certains pourraient penser que cette façon de faire, utilisée à quelques variations près par de nombreux artistes figuratifs contempora­ins, est une facilité regrettabl­e. Autrefois, pourrait-on croire, l’artiste, tel un sportif ignorant le dopage, ne pouvait compter que sur sa propre dextérité. Ce serait faire un contresens total. En effet, depuis la Renaissanc­e, beaucoup d’artistes se sont appuyés sur des instrument­s, notamment optiques, de plus en plus sophistiqu­és pour s’approprier le réel. Le passionnan­t livre de David Hockney, les techniques perdues des maîtres anciens1, explore de façon expériment­ale cette question. On n’imagine ni le caravagism­e, ni Vermeer, ni de nombreux autres artistes sans de tels outils. Les aides optiques sont sans doute des outils aussi constituti­fs de l’histoire de la peinture que les pinceaux ou les crayons. Philippe Cognée réalise en fin de compte la synthèse entre une peinture existant par ses formes et un art résolument tourné vers le monde. Il est à la fois un peintre qui s’inscrit dans une tradition longue et un artiste contempora­in contribuan­t de façon singulière au renouvelle­ment de la figuration. •

Les instrument­s optiques sont aussi constituti­fs de l'histoire de la peinture que les pinceaux ou les crayons.

 ??  ?? 1. David Hockney, Savoirs secrets : les techniques perdues des maîtres anciens, éditions du Seuil, 2006. À voir absolument : « Crowds » par Philippe Cognée, galerie Daniel Templon, 30, rue Beaubourg, 75003 Paris, jusqu’au 4 mars.
1. David Hockney, Savoirs secrets : les techniques perdues des maîtres anciens, éditions du Seuil, 2006. À voir absolument : « Crowds » par Philippe Cognée, galerie Daniel Templon, 30, rue Beaubourg, 75003 Paris, jusqu’au 4 mars.

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