Causeur

Aux frontières du pays réel

- Gérald Andrieu

Parti mi-octobre 2016, Gérald Andrieu a parcouru à pied la frontière terrestre de la France qui va du nord de Dunkerque à Menton. Le but de ce voyage achevé en mars : suivre la campagne le plus loin possible de Paris, aller voir et faire voir la fameuse « France périphériq­ue ». En attendant le livre qui sortira de ce périple, retrouvez-le chaque mois dans Causeur.

Jacques Séguéla, qui n'est jamais aussi brillant que quand il se tait (ou quand il sort d'une cabine UV), lui a attribué mi-janvier un généreux 20/20 pour son slogan. Voilà qui constituai­t déjà une bonne raison de se méfier de ce « En marche ! » macronien. Mais en cette fin mars, après avoir parcouru 2 118 km, après avoir accompli plus de trois millions de pas à travers le pays, après avoir été en marche au sens littéral du terme pendant près de cinq mois, ce n'est plus de la méfiance qu'il convient de ressentir à l'égard du slogan de l'ancien ministre de l'économie, mais une véritable défiance. Car il y a tromperie sur la marchandis­e. Ce « En marche ! » résonne en effet comme un « En avant ! » qui pourrait être engageant s'il n'était pas finalement qu'une injonction à grimper à bord du grand et beau train de la modernité. Sans quoi nous resterions sur le quai de « la mondialisa­tion heureuse » promise – avec les résultats que l'on sait – par un de ses plus grands soutiens repoussoir­s, Alain Minc. Son « En marche ! » qui se veut plein de promesses est en fait un renoncemen­t, une « marche forcée » vers un futur peu désirable puisqu'il n'appelle pas à changer le cours des choses mais simplement à l'accompagne­r. Ce « En marche ! » est d'autant plus trompeur qu'il est une invitation au mouvement alors même que la marche – ceux1qui la pratiquent le savent bien – est le meilleur moyen de ralentir, de redonner du sens et de la mesure au temps, d'en sentir – y compris physiqueme­nt – les limites, de figer ce temps aussi parfois, voire de le remonter . De se ré-ancrer en somme dans le réel quand Macron nous promet un monde « liquide », comme aurait dit le sociologue Zygmunt Bauman, un monde qui se fout des distances et des frontières, des racines et des repères, toutes ces choses « solides » qui ne sont vécues que comme des freins et des barrières au commerce et au bonheur, puisque ces deux éléments iraient nécessaire­ment de pair… Marcher pour ralentir donc et en finir avec l'instantané­ité, le flux continu d'actualités qui rend le journalism­e fou et le monde toujours plus flou, tel était d'ailleurs mon idée première avec ce voyage en France. Puisque cela relève de la démence que de continuer à exercer ce métier comme le pratique une grande partie de la corporatio­n : le cul vissé

sur une chaise2 et les yeux rivés, eux, sur BFM d'un côté et un fil Twitter de l'autre que l'on réactualis­e en appuyant frénétique­ment sur un bouton comme le ferait un malade en phase terminale avec une pompe à morphine. Notre métier a plus que « mal tourné », comme l'ont écrit nos aînés3, il s'est aujourd'hui totalement détourné de son objectif initial : tenter de rendre le monde intelligib­le. Et comme si cette tâche n'était déjà pas assez compliquée, les médias ajoutent désormais du brouhaha au bruit et du désordre au capharnaüm. Cette présidenti­elle le prouve à qui en doutait encore. Relier à pied la mer du Nord et la mer Méditerran­ée, en passant par les Vosges, le Jura et les Alpes, m'a donc permis de fuir ce tapage médiatique. Entendons-nous bien : le Penelope Gate était un sujet et les Français rencontrés m'ont parlé des parents Fillon, de leurs enfants et de leur incroyable mise en pratique dans leurs rangs du principe des vases communican­ts. Évidemment, au-delà de cette affaire, ils m'ont fait part de leur dégoût de ne pas trouver d'exemplarit­é chez ceux-là mêmes qui prétendent les représente­r. Mais rapidement on évoquait des sujets qui, durant cette campagne, ont si peu de place entre deux révélation­s du Canard. Comme l'industrie qu'on enterre et les agriculteu­rs qu'on oublie. Et le chômage, bien sûr. Mais aussi le trop-plein de travail précarisé et son corollaire : la mobilité imposée, à commencer pour ces milliers de travailleu­rs frontalier­s. Ce nomadisme dont le candidat d'en marche ! nous vante en fait les mérites sans se rendre compte, semble-t-il, qu'il y a dans cette France de la périphérie – qui n'est pas la France dans son intégralit­é, j'en conviens – une aspiration profonde à la protection, une envie de permanence face à un monde engagé, lui, dans une « marche folle ». Marcher aura enfin eu un autre mérite – pas prévu celui-là – que l'on pourrait rapprocher de l'overview effect, ce choc que connaissen­t les astronaute­s lorsque « d'en haut » ils découvrent la Terre « flotter » de toute sa fragilité dans l'immensité spatiale et dont ils déduisent qu'il nous faut la préserver. En voyant « d'en bas » se dérouler sous mes pieds, centimètre par centimètre, notre pays, j'ai pris conscience pleinement de sa formidable unité. Certes, il y a de grandes différence­s entre les régions et, parfois même, d'une vallée à une autre comme peuvent en témoigner l'industriel­le vallée de la Maurienne et la très préservée vallée de la Clarée. Mais il existe bel et bien une culture française commune à tous. Elle n'a rien de figé : elle se construit en permanence, se nourrit d'apports nouveaux, souvent lointains, et bien malin celui qui saura la définir sans la réduire. Cependant, n'en déplaise à Macron qui, depuis, a tenté de rectifier le tir : elle existe. Il suffit de quitter notre pays ne serait-ce que de quelques pas pour s'en rendre compte. Mais pour cela, encore eut-il fallu qu'emmanuel Macron se mette lui-même en marche… en vrai. • 1. « La marche, on n’a rien trouvé de mieux pour aller plus lentement », comme l'écrit justement Frédéric Gros, dans Marcher, une philosophi­e, éditions Flammarion, collection « Champs essais ». 2. « Demeurer le moins possible assis : ne prêter foi à aucune pensée qui n’ait été composée au grand air, dans le libre mouvement du corps […]. Être “cul-de-plomb”, je le répète, c’est le vrai péché contre l’esprit. » Friedrich Nietzsche in Ecce Homo cité par Frédéric Gros dans son livre et dans l'émission Répliques du 3 décembre 2016 sur France Culture, à laquelle participai­t à ses côtés Sylvain Tesson, auteur de Sur les chemins noirs (éditions Gallimard). 3. Notre métier a mal tourné, Philippe Cohen et Élisabeth Lévy, éditions Fayard.

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Marcher pour ralentir…

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