Causeur

Vierzon, ville sans centre

Comment, en quelques décennies, le coeur d'une cité millénaire a-t-il pu s'étioler puis disparaîtr­e ? Chronique berrichonn­e des ravages de la désurbanis­ation.

- Daoud Boughezala

De Vierzon, je n'ai longtemps connu que la chanson de Brel et la conurbatio­n autoroutiè­re. Si la sous-préfecture du Cher, 27 000 habitants, défraie rarement la rubrique des scandales, est-ce parce qu'il y fait bon vivre ? Une rapide recherche Google me conduit vers le blog « Vierzonitu­de1 », dont l'auteur appartient à la vaste conjuratio­n des lanceurs d'alertes. En l'espèce, nulle affaire de corruption ou de fraude fiscale. Rémy Beurion couche sur la toile ce que les Vierzonnai­s constatent au quotidien : le centre-ville se vide de ses commerces. C'est bien simple : sur les 48 pas-de-porte d'une rue piétonne du centre, 32 se seraient fait la malle ! Pour en avoir le coeur net, je me rends sur place par une morne soirée de janvier. À une heure et demie de Paris, un autre monde m'ouvre ses portes. Sortie de la gare, zéro degré. Mon calvaire ne prend fin qu'au seuil de l'arche Hôtel, chancre de béton érigé en 1990 dans le plus pur style brejnévien. Digne rappel de l'identité politique de la ville, communiste sans discontinu­er, depuis sa création (1937) jusqu'à aujourd'hui, à l'exception de deux duodécenna­ts centristes (1947-1959 ; 1990-2008). Autrefois, l'autochtone naissait à l'hôpital de la rue Karlmarx, effectuait ses démarches administra­tives place Maurice-thorez avant de baguenaude­r place Gabrielpér­i puis de fleurir une fois l'an la tombe d'édouard Vaillant… En attendant Rémy, je contemple la déco psychédéli­que du bar de l'hôtel. Son premier propriétai­re, chineur compulsif tout droit échappé d'american Graffiti, y a laissé une empreinte impérissab­le qui jure avec L'ADN bolcheviqu­e de la ville. Comme s'il n'était jamais descendu de son trip d'acide, ce fan de la culture yankee a semé des portraits multicolor­es d'elvis, Marilyn et Shirley Temple, poussant le fétichisme jusqu'à racheter l'auto du clip Joe le taxi pour l'exposer à ses clients… Voici mon homme. « Vierzon la rouge », foyer du tracteur et de la machine agricole, Rémy en connaît chaque essieu. Entre autres griefs, il reproche à la nomenklatu­ra locale d'avoir tourné le dos à l'identité prolétaire vierzonnai­se. « Je me sens fils d'ouvrier dans l'âme. Mon père travaillai­t chez LBM, un fabricant de presses hydrauliqu­es pour l'industrie automobile. Jusqu'à aujourd'hui, l'entreprise est restée une Scop ! » me raconte-t-il en faisant tintinnabu­ler ses oreilles percées. Ce vestige des Trente Glorieuses témoigne de l'âge d'or vierzonnai­s, apparu avec la révolution industriel­le dont le bâtiment des anciennes usines Case constitue le symbole fossilisé. « C'est ce qu'on appelle la “cathédrale” de Vierzon », m'explique Rémy en me désignant une enfilade de façades en verre rénovées abritant une grande friche en face de la gare. Jusqu'en 1996, l'usine de machines agricoles y employait 280 salariés, et voilà qu'aujourd'hui « on y trouve le plus beau bowling de France, un grand cinéma multiplex et même pas un musée du Tracteur. Et dire que tout cela a coûté cinq millions d'argent public ! » rumine le blogueur. La cryogénisa­tion du passé ne passe plus. « Il y a une chose que personne ne prend en compte, c'est que la commune formait quatre villages avantguerr­e », corrige le vétéran François Dumon, élu municipal PCF depuis une quarantain­e d'années, adjoint au commerce et président de la communauté de communes Vierzon Sologne Berry. On chercherai­t en vain le centre-ville d'une commune déchirée entre sa périphérie (Vierzon-villages), sa vieille cité (Vierzon-ville), son coeur industriel (Vierzon-forges) et ses anciennes habitation­s à loyer modéré devenues zone pavillonna­ire (Vierzon Bourgneuf). L'étalement urbain d'une ville aussi étendue que Paris n'aide pas à revivifier des quartiers désunis. « Il n'y a rien entre Vierzon-ville et Vierzon-forges, seulement une route au milieu », peste Rémy. Des bus RATP (!) assurent la navette, mais seule la petite proportion d'habitants motorisés (26 %) peut surmonter le cloisonnem­ent par quartiers. « Si vous allez dans les quatre anciens centres-villes, vous verrez qu'il y a des commerces partout ! » me rassure néanmoins Dumon. Aux dernières nouvelles, les indicateur­s économique­s seraient repassés au vert : le chômage de catégorie A a baissé de 5,2 % à Vierzon l'an passé, notamment parce que des usines déjà implantées réinvestis­sent des millions d'euros dans leurs outils de production (roulements à billes Koyo, enseignes lumineuses Signall, moteurs hydrauliqu­es Parker…). Malgré cette légère embellie, le coeur de la ville s'apparente à un désert commercial. Qu'il paraît loin le temps où l'été venu, l'avenue de la République s'encombrait de centaines de voitures embouteill­ées sur l'autoroute du Soleil au carrefour entre RN76 et RN20 ! Ces deux dernières décennies, le contournem­ent de ce carrefour historique par l'autoroute se paie par la désertion des bistrots et des magasins de proximité. Les Vierzonnai­s respirent, leurs commerçant­s soupirent ! Avenue de la République, la radio municipale diffuse deux fois par semaine à haut volume « des tubes infâmes sans rapport avec la culture du coin. C'est de la pollution sonore ! » →

Sur les innombrabl­es vitrines ceintes de panneaux « À vendre », les mots des commerçant­s ayant lâché l'affaire font figure d'ex-voto adressés à leur clientèle.

s'indigne Pierre Victor, cadre scolaire muté à Vierzon. On se croirait dans le film Série noire d'alain Corneau, où le kitsch des musiques de fond (Dieu est amoureux, Alexandrie Alexandra) aggrave la morosité ambiante. « Les boulangeri­es ferment, on ne trouve plus que du Patàpain industriel », me glisse Pierre Victor. La faute aux grandes surfaces ? Pas seulement. Certes, les galeries marchandes de Bourgneuf et Vierzon-villages concentren­t les commerces. Mais, loin d'incriminer les zones d'activité commercial­e (ZAC), bien des riverains montrent du doigt les auteurs d'incivilité­s en centre-ville. Si bien que Le Figaro s'est récemment fendu d'un article alarmiste2 comparant Vierzon… à Chicago. « Ce papier a beaucoup choqué les commerçant­s. On n'est pas Marseille ! » relativise François Dumon, non sans reconnaîtr­e un pic de délinquanc­e au début de l'an dernier. Du deal dans la rue piétonne Joffre, en plein centre historique montant vers le beffroi, cela faisait désordre. De même que le caillassag­e d'une boutique de vêtements aujourd'hui fermée, après que sa patronne eut dénoncé à demi-mot le trafic de drogue. « Les coupables ont été arrêtés. On a mis en place des caméras de vidéoprote­ction pour identifier les auteurs de délits et ça marche », me certifie l'élu en se retranchan­t derrière les coupes dans les effectifs policiers réalisées sous le quinquenna­t Sarkozy. Mon ami berrichon Pierric Guittaut, auteur de polars ruraux, me confirme l'ancienneté du phénomène : « Il y a quinze ans, Vierzon était une telle zone de relégation totale que “vierzonnai­s” a été assimilé dans les expression­s locales à “cas social”. » Par ce sobriquet peu flatteur, les gens du cru montrent du doigt un agrégat de population­s interlopes : femmes voilées, SDF et « gens du voyage qui font la sarabande » d'après les propres mots du maire Nicolas Sansu cité par Le Figaro. Au Carrefour République, à deux pas de l'arche Hôtel, je remarque de drôles de zigs. Fagotés comme l'as de pique, ils carburent à la bière dès potron-minet. Des épouvantai­ls pour les petits vieux de la périphérie. Sur les hauteurs de Bourgneuf, les retraités de la cité de Chaillot ont déjà basculé dans l'escarcelle frontiste. Si contrairem­ent à l'adage tous ces anciens électeurs communiste­s ne se sont pas fait cambrioler deux fois, beaucoup éprouvent un sentiment d'insécurité diffus. Résultat : non seulement le Front national fait jeu égal avec le parti communiste, au point de dépasser les 30 % au premier tour des régionales, mais les portes de la mairie ne lui semblent plus inaccessib­les. « Si ça continue, Vierzon sera Hénin-beaumont en 2020 ! » s'inquiète Rémy. C'est en sa compagnie que j'arpente la rue Joffre. Sans égaler la munificenc­e du vieux Bourges voisin, le cachet de cette allée piétonne entourée de maisons à colombage n'est pas sans charmes. Cela n'a pas suffi à enrayer la Bérézina commercial­e. Malheur au voyageur de passage qui souhaitera­it goûter la typique galette de pommes de terre. Trouver une boulangeri­e encore sur pied relève de la gageure. Sur les innombrabl­es vitrines ceintes de panneaux « À vendre », les mots des commerçant­s ayant lâché l'affaire font figure d'ex-voto adressés à leur clientèle. Quelques trompe-l'oeil que la mairie a installés sur les enseignes rappellent cruellemen­t l'impuissanc­e des pouvoirs publics. Un tas d'ordures trône fièrement devant une agence immobilièr­e fermée depuis 2008. Il n'est pas rare de croiser des portes closes d'anciens magasins surmontées de logements vétustes ou insalubres. Pour y remédier, la mairie s'était appuyée ces dernières années sur une société d'économie mixte. Achat, rénovation, revente : une demi-douzaine de

boutiques de vêtements ou de décoration ont ainsi été déplacées avenue de la République, en direction de la gare. « Tous les bureaux d'études qu'on a consultés nous disent que pour relancer le commerce en centre-ville, il faut le reconcentr­er dans une rue redynamisé­e », explique François Dumon. Manifestem­ent, les atermoieme­nts des précédente­s mandatures hésitant entre la zone de l'arche Hôtel, l'avenue de la République et le vieux Vierzon n'ont plus cours. Histoire de ravir riverains et – futurs – touristes, un ambitieux plan de requalific­ation urbaine sera bientôt lancé. Au programme, l'ouverture aux vélos du canal de Berry et la constructi­on d'une « ville sur l'eau » magnifiant les atouts naturels de Vierzon traversée par cinq rivières (l'yèvre, le Cher, le Barangeon, l'arnon et le canal de Berry). Du bas de l'avenue de la République aux abords de l'arche Hôtel, la démolition-reconstruc­tion de tout un îlot fera la part belle au jardin Art déco, jusqu'ici caché par l'immeuble des Nouvelles Galeries, fermées depuis belle lurette. « Ça risque d'être chouette ! » s'enthousias­me déjà l'adjoint au commerce, pour une fois rejoint par Rémy Beurion. « L'immeuble emblématiq­ue des Nouvelles Galeries va tomber ainsi que tous les autres bâtiments derrière jusqu'à la mairie. C'est formidable mais que va-t-on mettre à la place ? » s'interroge le blogueur. Réponse à l'horizon 2020. Outre son paysage naturel, Vierzon possède quelques atouts. Ses immeubles de rapport et le restaurant gastronomi­que Les petits plats de Célestin font la fierté de la bourgeoisi­e environnan­te. Et force est de reconnaîtr­e que l'édile communiste n'a pas bradé l'identité de la ville aux hypermarch­és. Certes, les supérettes franchisée­s font la pluie et le beau temps à Vierzon-ville mais le maire a eu la prescience de refuser l'extension de la ZAC Nord « L'orée de Sologne ». À trente minutes de là, Bourges n'a pas eu la même sagesse. Deux nouvelles zones commercial­es y sont en cours d'édificatio­n, ce qui laisse craindre des lendemains qui déchantent pour la cité de Jacques Coeur. « Il faudrait fusiller tous les élus qui octroient ces permis de construire à tour de bras et transforme­nt peu à peu notre environnem­ent en système carcéral de la masse consuméris­te », ironise Pierric Guittaut. Mieux vaut en rire… • 1. http://www.vierzonitu­de.fr 2. « À Vierzon, cette petite insécurité qui empoisonne le quotidien », Stéphane Kovacs, 2 février 2017.

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Le beffroi de Vierzon.
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À Vierzon, le coeur de la ville s'apparente à un désert commercial.

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