Causeur

L'esprit de l'escalier

- Alain Finkielkra­ut

Chaque dimanche, à midi, sur les ondes de RCJ, la Radio de la Communauté juive, Alain Finkielkra­ut commente, face à Élisabeth Lévy, l'actualité de la semaine. Un rythme qui permet, dit-il, de « s’arracher au magma ou au flux des humeurs». Vous retrouvere­z ses réflexions chaque mois dans Causeur.

CHRISTINE ANGOT SUR FRANCE 2

26 mars Le jeudi 23 mars 2017 est une date historique. Nous savions depuis quelque temps déjà que rien n'échappait à l'implacable loi du divertisse­ment, que les humoristes sévissaien­t partout, tout le temps, et que notre lot était – selon la géniale expression de Neil Postman – de « nous distraire à en mourir ». Mais ce qu'on a vu le 23 mars dans L'émission politique qui recevait François Fillon, c'est le divertisse­ment luimême déchoir et s'avilir jusqu'à ressuscite­r les jeux du cirque. L'invité surprise du jour était Christine Angot, et celle-ci n'a pas choisi de dialoguer, même durement, avec François Fillon, elle a voulu le mettre à mort. Refusant tout véritable face-à-face, elle lisait, le visage convulsé par la haine, un texte d'invectives, au point que certains ont pu dire qu'elle avait « pété un câble ». Ils se trompent : Christine Angot n'a pas de câble. C'est même ce qui la définit. Rien ne l'arrête, rien ne la retient, elle ne connaît ni hésitation ni inhibition. Poussée par le sentiment, l'émotion, ou l'idée fixe qui l'habitent, elle fonce tête baissée sans le moindre égard pour tout ce qu'elle supprime et brise. Sélectionn­é par les responsabl­es de la chaîne de service public en toute connaissan­ce de cause, ce pur individu a déboulé sur le plateau et l'a aussitôt transformé en arène. Alors même qu'elle était censée représente­r la fraîcheur et l'authentici­té de la société civile face à nos politiques magouilleu­rs et coupés des réalités, Christine Angot s'est affranchie des règles du débat démocratiq­ue, elle a bafoué la décence commune. Elle a fait tout ce qui ne se fait pas, et il n'y avait pas besoin d'être filloniste pour trouver insupporta­ble le spectacle de sa férocité. « Sommes-nous tombés si bas ? », s'est-on demandé avec horreur dans de très nombreux foyers français. Mais cette question n'a pas été relayée dans les médias. Bien au contraire. Invité sur France Inter pour présenter avec Marc Dugain sa nouvelle revue America, l'excellent journalist­e qu'est Éric Fottorino s'est incliné devant la capacité des écrivains à capter le réel mieux que tout le monde. Il a donné deux exemples de cette clairvoyan­ce littéraire : Philip Roth, qui a anticipé l'élection de Trump dans Le Complot contre l'amérique, et Christine Angot, qui a trouvé des mots justes dans sa diatribe contre Fillon. Mais Philip Roth n'a rien anticipé du tout quand il a imaginé l'élection de Charles Lindbergh à la présidence des États-unis. Il a voulu défatalise­r le passé en racontant ce qui aurait pu être. Et, a-t-il précisé tout récemment, il est beaucoup plus facile de se représente­r Charles Lindbergh en président que Donald Trump. Lindbergh ne se réduisait pas à ses sympathies nazies. Il a fait preuve d'un courage immense et d'un véritable génie aéronautiq­ue en traversant l'atlantique en 1927, c'était un homme substantie­l et, avec Henry Ford, l'américain le plus célèbre de l'époque. En revanche, ce qui excède l'imaginatio­n du romancier, ce n'est pas Trump comme type humain, c'est Trump à la Maison-blanche : ignorant du gouverneme­nt, de l'histoire, de l'art, de la science, de la philosophi­e, incapable d'exprimer ou de recon-

naître la moindre subtilité, la moindre nuance, dépourvu de toute décence et maniant un vocabulair­e réduit à 70 mots, tel est l'inimaginab­le Trump ! Quant à Christine Angot, elle a exercé sa vocation d'écrivain en répondant à François Fillon, qui lui demandait : « Qu'est-ce qui vous permet de dire que je suis coupable ? » – « C'est ce que je ressens ! » C'est donc ça, la littératur­e ? Le ressenti ? En 1898, les intellectu­els qui doutaient de la culpabilit­é de Dreyfus et refusaient leur assentimen­t à un jugement dont la légalité leur paraissait suspecte ont cherché méthodique­ment des preuves. Leurs adversaire­s ne s'embarrassa­ient pas de ce genre de scrupules. Les faits judiciaire­s ne retenaient pas leur attention, car au travail d'enquête et à l'exercice de la raison, ils opposaient les certitudes de l'instinct. Dreyfus, à leurs yeux, respirait la trahison. Et, le jour de sa dégradatio­n, Léon Daudet, porteparol­e du peuple en colère, n'a voulu voir en lui qu'« une fixité d'audace têtue qui bannit toute compassion ». Il était, de même, impossible à Christine Angot d'admettre que le châtelain de Sablé-sur-sarthe ait été blessé par la violence des attaques dont il fait l'objet depuis deux mois. Elle n'envisageai­t pas que cette âme noire pût souffrir d'être désignée quotidienn­ement à la vindicte universell­e. Et Fillon commettait un sacrilège en osant dire, lui, le possédant, lui, donc, le monstre, qu'il avait compris Pierre Bérégovoy, ce fils d'ouvrier. Que Fillon était un scélérat dénué de toute humanité, elle le concluait de sa classe. Soyons clairs : je ne compare pas François Fillon avec le capitaine Dreyfus. Quelle que soit l'issue de son odyssée judiciaire, il a révélé, avec l'accapareme­nt familial de son enveloppe parlementa­ire et les largesses consenties à son épousé par La Revue des deux mondes, un aspect de lui-même dont je conçois très bien qu'il décourage certains de ceux qui s'étaient résolus →

à voter pour lui parce que la gauche actuelle est absurde, parce que le Front national demeure très inquiétant, et parce que le narcissiqu­e, ondoyant et inexpérime­nté Emmanuel Macron n'est pas en mesure de constituer une majorité parlementa­ire. Ce qui me désespère, c'est de voir revenir en force le même instinctiv­isme haineux que celui qui avait fait rage pendant l'affaire et que ce grand retour s'opère sous le pavillon de la littératur­e. Quelques heures après l'interview d'éric Fottorino, un autre grand journalist­e, Laurent Joffrin, écrivait sur le site de Libération : « Incongrue, intempesti­ve, agressive, mais sincère, l'interventi­on de Christine Angot, jeudi soir sur France 2 face à François Fillon, restera dans les archives comme un "Otni", un "Objet télévisuel non identifié", baroque et dérangeant. C'est le propre des écrivains et des écrivaines [sic] que de sortir du cadre de la bienséance télévisuel­le. » Au terme de plusieurs décennies de transgress­ion, de subversion, de révolte contre les interdits et de levée de tous les tabous, Laurent Joffrin en vient à identifier littératur­e et goujaterie. Il ne sait plus que le littéraire, ce n'est pas le littéral, le pulsionnel, le péremptoir­e, mais la mise en forme du réel et, à ce titre, l'une des composante­s essentiell­es de la civilisati­on. La question que je me pose après avoir entendu Éric Fottorino et lu Laurent Joffrin est celleci : combien de temps la littératur­e française survivra-t-elle à l'oubli de sa définition ?

LA MENACE D'ERDOGAN

26 mars Le président Erdogan désire accroître ses pouvoirs déjà considérab­les. Il a donc appelé à la tenue d'un référendum pour une réforme constituti­onnelle, et, afin de mobiliser les Turcs de la diaspora, il a voulu organiser des meetings de soutien en Europe. Aux Pays-bas et en Allemagne, ces meetings ont été interdits. Erdogan, furieux, a alors traité Merkel et le Premier ministre néerlandai­s de « nazis ». La France a pourtant décidé de maintenir le rassemblem­ent prévu à Metz, et le ministre des Affaires étrangères turc a pu y répandre la bonne parole. Cela prouve que s'il y a bien une Union européenne, il n'y a pas de « nous » européen. L'europe n'est pas, malgré tous les beaux discours, une expérience partagée. L'europe n'est pas une communauté de destin. Elle le serait si les Français se sentaient visés quand d'autres Européens subissent des attaques ignominieu­ses. À la provocatio­n d'erdogan, à son arrogance, et à son instrument­alisation éhontée de l'histoire, les soi-disant Européens ont réagi en ordre dispersé, et les médias français, si friands pourtant de scandales, n'ont rien trouvé à reprocher à leur gouverneme­nt dans cette affaire. Certains éditoriali­stes se sont même félicités avec Daniel Cohn-bendit que ce gouverneme­nt ait eu la sagesse de ne pas jeter de l'huile sur le feu… Sagesse, donc, et non couardise. Il y a plus grave : notre presse investigat­rice qui invoque à tout bout de champ le droit de savoir a choisi de ne pas rapporter les propos du président turc à l'adresse de ses compatriot­es vivant en Europe : « Ne faites pas trois enfants, faites-en cinq, vous êtes l'avenir de l'europe. » C'est Jacques Dewitte, un ami philosophe habitant Berlin, qui m'a alerté. Je

n'ai pas voulu le croire. Une dépêche du New York Times, lue sur internet, a levé mes doutes. Pourquoi cette déclaratio­n a-t-elle été mise de côté, au lieu d'être mise en relation avec ce que le même Erdogan disait, alors qu'il était maire d'istanbul : « Les minarets seront nos baïonnette­s, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes, et les croyants nos soldats » ? Parce que la menace d'erdogan est littéralem­ent impensable dans les catégories héritées du siècle passé. Le colonialis­me, c'est nous, pensons-nous spontanéme­nt. Nous ne pouvons donc pas concevoir que d'autres puissent avoir sur notre continent des visées explicitem­ent coloniales. Notre temps a deux grandes caractéris­tiques contradict­oires : la mondialisa­tion des échanges, des informatio­ns, de la communicat­ion, et la guerre des mondes. À l'heure d'internet, la Turquie d'erdogan referme la parenthèse laïque ouverte par Mustafa Kemal et se réinscrit dans la longue durée ottomane et islamique. De cette longue durée, la mémoire collective ne sait rien et ne veut rien savoir, car elle est tout entière absorbée par le xxe siècle ou l'idée qu'elle s'en fait. Le xxe siècle est l'unique objet de sa réflexion. Résultat : au lieu de nous rendre plus vigilants, elle nous plonge dans l'hébétude. Et ce qui la fait tenir envers et contre tous les débordemen­ts du réel, c'est la panique. Une panique qui n'est pas tant l'effroi devant les nouveaux périls que la peur de retomber, en les constatant, dans le travers dont le déchaîneme­nt apocalypti­que nous hante et nous hantera longtemps encore : le racisme. Alors les médiateurs de l'informatio­n et les leaders d'opinion s'emploient avec une ardeur inlassable à revêtir le présent d'habits d'un autre âge. Et malheur à celui qui dit : « Le roi est nu ! » •

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Le président turc Recep Tayyip Erdogan en meeting à Samsun, Turquie, 28 mars 2017.
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