Causeur

« La droite méprise le combat idéologiqu­e. »

Tout comme Patrick Buisson à qui il vient de consacrer une étude fouillée, le rédacteur en chef adjoint d'éléments voit dans la réflexion de fond et dans le combat intellectu­el des idées la clef de toute reconquête politique.

- Entretien avec François Bousquet Propos recueillis par Daoud Boughezala

Causeur. Dès les premières pages de La Droite buissonniè­re, vous attaquez durement Ariane Chemin et Vanessa Schneider, les journalist­es du Monde biographes de Patrick Buisson. Pourquoi ?

François Bousquet. Je leur reproche d'avoir présenté leur livre Le Mauvais Génie (Fayard, 2015) comme une enquête journalist­ique alors que c'est un réquisitoi­re à charge qui omet d'administre­r la preuve et empile les erreurs factuelles. Chemin et Schneider font à Buisson un double procès, en sorcelleri­e et en escroqueri­e, puisqu'elles l'accusent non seulement d'appartenir aux droites extrêmes, mais en plus de se montrer déloyal et cupide. Autrement dit, la délégitima­tion politique doit se redoubler d'une disqualifi­cation morale. La boucle est ainsi bouclée, et Buisson renvoyé à son assignatio­n première : le quartier des lépreux.

La lèpre buissonniè­re s'appelle idéologie. Du Monde à NKM, beaucoup font de Buisson un maurrassie­n impénitent rêvant secrètemen­t de renverser la République. Qu'en est-il réellement ?

Dans l'éducation politique de Buisson, Maurras n'a joué un rôle déterminan­t qu'à travers son père, Georges Buisson, qui était camelot du roi. Mais d'un point de vue idéologiqu­e, il a été beaucoup plus influencé par la lecture de Barrès, les grands auteurs chrétiens, Bloy, Péguy, Bernanos, et l'école du catholicis­me social. Au xixe siècle, cette école a nourri, parallèlem­ent au socialisme, une critique féconde et prémonitoi­re des sociétés libérales naissantes qui érodent le lien social. Le référent initial, si on veut, c'est le légitimism­e, mais Buisson va rapidement l'ouvrir à des horizons intellectu­els nouveaux, sans jamais se laisser enfermer dans le piège d'un ultracisme suranné. Malgré sa nostalgie pour le monde ancien, il ne compte pas le ressuscite­r et laisse le mythe du retour du roi à Tolkien. Il ne veut pas se venger de « la gueuse », mais venger les gueux !

Sacré dessein ! En termes de projet politique, qu'est-ce que cela signifie ?

La ligne Buisson est un dispositif à deux coups : politique et métapoliti­que. Le second point est le plus intéressan­t. Buisson a emprunté la notion de gramscisme de droite à Alain de Benoist et à la Nouvelle Droite, qui l'ont théorisée à la fin des années 1970 : la bataille pour l'hégémonie culturelle comme prélude aux victoires politiques. La guerre des mots et des symboles, les grands mythes mobilisate­urs, etc.

Et sur un plan plus politique, voire électoral, que cherche-t-il ?

Buisson a voulu reproduire avec Sarkozy ce que de Gaulle avait fait en 1947, avec le RPF, et en 1958 avec la Ve : désenclave­r la droite conservatr­ice. Cette droite est trop marginale, elle peut gagner une primaire, pas une présidenti­elle. Il s'agit donc de lui adjoindre les catégories populaires afin de fusionner les électorats conservate­urs et populistes, quitte à occulter la question sociale, le grand impensé de la ligne Buisson. Nonobstant ce point, Buisson a saisi l'opportunit­é du sarkozysme sans nourrir d'illusions sur le personnage. Une fois élu grâce au logiciel Buisson, Sarkozy l'a du reste aussitôt désinstall­é pour revenir au « cercle de la raison » : Alain Minc à Bercy, Kouchner au Quai d'orsay, Frédéric Mitterrand rue de Valois, Bernard-henry Lévy en Libye… De ce point de vue, la ligne Buisson est un échec, et le bilan désenchant­é que dresse La Cause du peuple l'atteste. Je suis quant à moi moins sévère, l'essentiel étant d'avoir contribué à lever les tabous qui tétanisaie­nt les droites et à battre en brèche l'avantage moral de la gauche.

Quels tabous ?

L'identité nationale, le refus du front républicai­n, qui s'est traduit par le « ni-ni » entre un candidat PS et FN au second tour des élections partielles sous le quinquenna­t Sarkozy, pour ne citer que deux exemples.

Malgré ces deux victoires symbolique­s, son alliance avec Sarkozy tenait de l'alliance de la carpe et du lapin. Comment « Sarko l'américain » est-il tombé sous le charme de l'austère réac Buisson ?

Il s'est produit un alignement des planètes, du « non » au TCE, en 2005, au Brexit. Le centre de gravité de la demande électorale s'est déplacé à droite, identité, souveraine­té, sécurité. Sarkozy s'en est avisé très tôt sous l'influence de son conseiller et a ajusté l'offre politique à la demande du corps électoral. Rien ne le prédisposa­it idéologiqu­ement à faire ce choix si l'on veut bien admettre qu'il ne se situe pas tant à droite qu'à l'ouest, au sens où Guy Mollet disait des communiste­s qu'ils n'étaient pas à gauche mais à l'est. Il l'a fait néanmoins, par tempéramen­t et par calcul. C'est sa force, il a plus d'audace que ses rivaux. Assez vierge politiquem­ent, dépourvu de surmoi politique, il s'est prêté aux transgress­ions buissonniè­res et abandonné à une parole étonnammen­t désinhibée.

Comme le prouve son pas de deux avec Sarkozy, Buisson fantasme toujours l'union des droites…

Il n'y a plus d'union des droites dans l'esprit de Buisson. C'est dans les années 1980, quand il dirigeait Minute, qu'il se faisait le chantre d'une union RPR-UDF-FRONT national. À l'époque, il côtoyait des gens comme Villiers, Séguin ou Mégret et conseillai­t aussi bien Jeanclaude Gaudin que Jean-marie Le Pen… Aujourd'hui, alors que leurs électorats se révèlent de plus en plus perméables, la rivalité entre les appareils LR et FN est à son comble. Dès lors, la question qui se pose est celle de l'attractivi­té électorale, pas de l'union des droites. Depuis plus de vingt-cinq ans, Buisson est convaincu que le Front national ne peut pas gagner la présidenti­elle. Même si la stratégie mariniste de dédiabolis­ation a fait gagner cinq à dix points au FN, cette vérité →

reste d'actualité. Sans stratégie d'alliance, pas d'espérance de conquête du pouvoir. Or ni les LR ni le FN ne veulent d'alliance.

C'est tout le paradoxe de l'époque : là où Jean-marie Le Pen concurrenç­ait le RPR et L'UDF sur la droite, Marine Le Pen et Florian Philippot se sont engagés dans une stratégie « ni droite ni gauche ». Son virage transcoura­nts pourrait-il conduire le FN à l'élysée ?

Tactiqueme­nt, le FN a tout intérêt à dire qu'il n'est ni de droite ni de gauche, d'abord pour se libérer de la prison mentale et du piège rhétorique qu'est l'extrême droite. Mais, de Guaino à Dupont-aignan, les personnali­tés qu'il invite à le rejoindre sont… des gens de droite. À certains égards, le Front national a remplacé le RPR. Dans son dernier livre, Le Moment populiste, Alain de Benoist révoque en effet le clivage horizontal droite-gauche à la lumière de la poussée populiste. Le clivage, désormais, est vertical, les élites, en haut, contre le peuple, en bas. Il y a du vrai. C'est néanmoins oublier que, du boulangism­e au lepénisme, en passant par le poujadisme, les droites radicales ont toujours recyclé des thèmes que les gauches radicales n'ont pas su porter – notamment la question de l'égalité. C'est ce que Marc Crapez a démontré de manière plus que convaincan­te dans La Gauche réactionna­ire (Berg Internatio­nal, 1996). De fait, Marine Le Pen mène une campagne populiste, mais est-ce suffisant ? Pour gagner, il faut réussir la synthèse buissonniè­re : fusionner les électorats conservate­ur et populaire.

Justement, alors que dans les années 1980 des pontes comme Jules Monnerot, Julien Freund et Gustave Thibon gravitaien­t plus ou moins dans l'orbite du Front national, on aurait peine à trouver un seul intellectu­el s'y risquant aujourd'hui…

Depuis, la glaciation mitterrand­ienne est passée par là. Fondamenta­lement, la droite française peine à comprendre la nécessité du combat culturel. Le divorce entre la Nouvelle Droite et Le Figaro magazine au début des années 1980 en témoigne. La droite conçoit généraleme­nt le combat des idées comme un luxe surnumérai­re qui relève en dernière analyse du « jus de crâne ». Jusqu'à il y a peu (les polémiques autour des « néoréacs »), la possibilit­é d'être un intellectu­el de droite relevait de la gageure.

Un autre facteur pèse dans la balance : le surmoi de gauche de la classe intellectu­elle, qui condamne les pensées dissidente­s au silence ou à la marginalit­é…

La gauche est devenue la gardienne intransige­ante d'un ordre moral d'autant plus intraitabl­e qu'il ne repose plus sur aucune production intellectu­elle significat­ive. Comme l'église en son temps, la gauche pallie son déclin historique par la multiplica­tion d'interdits aussi envahissan­ts qu'intimidant­s, à telle enseigne que des intellectu­els dits de gauche, je pense à Marcel Gauchet ou Jacques Julliard, aujourd'hui en dissidence, n'en continuent pas moins de se présenter comme des hommes de gauche. Quant à Régis Debray, qui avait tout pour être notre Barrès – la langue, l'ampleur du mémorialis­te, la profondeur de champ, le recul de l'historien –, il a préféré n'être et demeurer que Régis Debray. Comme disait Bernanos, il faudrait des reins pour pousser tout cela !

En quoi ces qualités humaines, fort appréciabl­es au demeurant, contribuen­t-elles au combat culturel ?

« Ideas matter », disent les Américains. Les idées comptent. La droite française serait bien inspirée de s'intéresser à ce qui s'est fait outre-atlantique il y a un demi-siècle, en amont de la révolution conservatr­ice reaganienn­e. Je ne suis pas reaganien, loin de là, mais l'offensive culturelle des Républicai­ns force le respect. Après la défaite de leur candidat en 1964, Barry Goldwater, les Républicai­ns ont pris la mesure de leur défaite idéologiqu­e. Ils ont alors mis en place, via un réseau de médias et de think tanks, via la publicatio­n d'études et de rapports, les outils d'une reconquête du pouvoir… jusqu'à dicter l'agenda politique

des États-unis pour un demi-siècle ! Trump n'en est jamais qu'un des avatars.

Dans l'hexagone, si le camp progressis­te a perdu le monopole des idées, la prétendue droitisati­on du champ intellectu­el ne se traduit pas dans les médias. France Inter reste le pré carré de la gauche morale, France Télévision­s boycotte Zemmour et les chaînes privées se pâment devant le phénomène Macron…

La gauche conserve une rente de monopole dans les champs médiatique, culturel et universita­ire, où elle est institutio­nnellement hégémoniqu­e. Dans le service public, il n'y a pratiqueme­nt aucun espace laissé à la droite : il a été privatisé par la gauche. La droite a donc investi les médias alternatif­s sur le net et réinvesti la presse d'opinion, libérale ou conservatr­ice. Je ne sais si Causeur s'y retrouve, mais du Figaro Vox au Postillon du Point, en passant par L'incorrect de Valeurs actuelles, c'est le retour en force du débat d'idées et d'une presse engagée.

Causeur est un journal d'opinions, au pluriel. Toutes les idées comptent, pourvu qu'elles soient argumentée­s. Je suis plus pessimiste que vous sur l'avenir de la presse d'opinion. Il y a quelques années, j'avais été attristé par la disparitio­n du Choc du mois que vous dirigiez. J'appréciais la qualité des articles et la diversité des opinions qui y cohabitaie­nt avec un noyau nationalpo­puliste. Comment expliquez-vous ce naufrage ?

J'étais un jeune journalist­e, sans guère d'expérience, lorsque je me suis retrouvé directeur de la rédaction de la seconde formule du Choc du mois, réapparu en kiosque après plusieurs années d'interrupti­on. Notre première erreur a été de croire que la mode du vintage fonctionna­it aussi pour le journalism­e ! Mais dans les faits, le magazine ressemblai­t assez peu à sa première version, ne serait-ce que parce qu'y faisaient défaut de grandes plumes reconnues comme Limonov. Le Choc avait fait son temps. Notre seconde erreur a été d'avoir fait le choix d'un journal transversa­l à une époque qui ne supportait pas la transversa­lité en politique. Plutôt que de donner des coups de coude à droite et cultiver l'entre-soi, nous voulions nous aventurer sur des terres devenues inconnues pour les droites, comme l'écologie ou les sciences humaines.

Si je ne m'abuse, Éléments tente aujourd'hui ce grand écart. Sans renoncer à son ADN localiste et identitair­e, votre magazine dispute à la gauche des thèmes comme la critique du libéralism­e, la décroissan­ce ou la postmodern­ité, et convie des intellectu­els tels qu'onfray, Julliard ou Gauchet…

On le doit beaucoup à l'autorité intellectu­elle, pour ne pas dire l'aura, d'alain de Benoist. Lui est clairement au-delà de la droite et de la gauche. Éléments aussi. En tout cas, on réunit désormais des sensibilit­és et de droite et de gauche, en sympathie les unes avec les autres. Cela me rappelle le rôle que jouaient au xxe siècle des revues, des journaux ou des maisons d'édition comme L'action française, Esprit, les éditions de Minuit ou La Table Ronde. •

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 ??  ?? Rédacteur en chef adjoint d'éléments, François Bousquet vient de publier La Droite buissonniè­re aux éditions du Rocher.
Rédacteur en chef adjoint d'éléments, François Bousquet vient de publier La Droite buissonniè­re aux éditions du Rocher.
 ??  ?? Meeting de campagne de Nicolas Sarkozy place du Trocadéro, Paris, 1er mai 2012. « Buisson a saisi l’opportunit­é du sarkozysme sans nourrir d’illusions sur le personnage. »
Meeting de campagne de Nicolas Sarkozy place du Trocadéro, Paris, 1er mai 2012. « Buisson a saisi l’opportunit­é du sarkozysme sans nourrir d’illusions sur le personnage. »
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François Bousquet, La Droite buissonniè­re, éditions du Rocher, 2017.

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