Causeur

L'art concret de Bernard Rancillac

La rétrospect­ive consacrée à Rancillac permet de découvrir comment, au milieu des années 1960, en pleine période de l'abstractio­n et du pop art, un artiste a eu le culot de lancer un mouvement de peinture figurative et engagée.

- Pierre Lamalattie

On est au début des années 1960. C'est une réunion d'artistes. Ils parlent de l'abstractio­n. D'après eux, cet art d'avenir serait naturellem­ent compris et apprécié par la population. L'un cite son voisin, agriculteu­r, qui « comprend ». Un autre le boulanger de son quartier. Non seulement l'abstractio­n est en passe de devenir hégémoniqu­e dans le petit monde de l'art, mais encore, pense-t-on, la population la plébiscite­rait. Un type qui est resté jusque-là un peu à l'écart prend la parole à son tour. Il dit qu'il est sociologue. Il essaye d'abord d'expliquer aux participan­ts en quoi consiste son métier insuffisam­ment connu à l'époque. « La sociologie est une sorte d'art extrêmemen­t scientifiq­ue. Nous étudions la compositio­n de la société. Nous interrogeo­ns des gens que personne n'interroge*. » Cet inconnu s'appelle Pierre Bourdieu. Il raconte ce qu'il a observé en ce qui concerne la réception de l'art abstrait. C'est, selon ses enquêtes, tout le contraire de ce que croient les artistes qui viennent de parler. L'art abstrait est en réalité très mal connu du grand public et encore moins compris. L'intérêt qu'on peut lui porter ne dépasse guère le microcosme artistique. Pierre Bourdieu pousse plus loin son raisonneme­nt. Il faudrait mettre au point un art figuratif adapté à notre temps, un art tel que la population se sente concernée*. Parmi les gens qui sont là, il y en a un que ces propos ne laissent pas indifféren­t : c'est Bernard Rancillac. Il note le nom du sociologue et va suivre ses conférence­s. Bernard Rancillac, en réalité, était déjà convaincu de la nécessité d'imaginer un art figuratif en prise avec les hommes et les femmes de son temps. Cependant, Rancillac ne compte pas en revenir à la peinture traditionn­elle, ni verser dans le réalisme socialiste en vigueur dans l'europe de l'est. Il veut une figuration d'un genre nouveau, s'exprimant avec des formes résolument différente­s. La solution lui est apportée fortuiteme­nt par Hervé Télémaque. Cet artiste haïtien a séjourné aux Étatsunis. En 1962, il rapporte en France un appareil optique utilisé outre-atlantique dans le domaine de la pub. Il s'agit d'un épiscope. Cet instrument permet de projeter sur une paroi l'image agrandie d'un document en papier de la taille d'une carte postale. À cette époque, nombre de pubs ne sont pas collées, mais peintes à même les murs. Avec un épiscope, on peut reproduire en grand et en autant de fois que nécessaire un modèle réduit fourni par une agence de pub. Hervé Télémaque, qui peint d'imaginatio­n, ne se sert pas de cet appareil. Bernard Rancillac va au contraire comprendre à partir de 1965-1966 tout le parti qu'il peut en tirer. Ce recours à l'épiscope est, en plein xxe siècle, tout à fait comparable à l'utilisatio­n par les artistes d'autrefois de la camera obscura. En recourant à des projection­s de photos, Rancillac →

apporte à ses compositio­ns une empreinte véridique. Cependant, il se garde de produire des oeuvres d'apparence photograph­ique comme le font, par exemple, les hyperréali­stes. En effet, il préfère développer un style volontaire­ment épuré. Il emprunte à la publicité sa façon de simplifier l'image en la découpant en aplats recevant chacun une couleur unie. Cette esthétique de l'aplat donne à ses oeuvres la facture nouvelle qu'il recherchai­t. Et, mine de rien, la simplifica­tion visuelle est tout un art. Il a aussi le projet de fonder un groupe. Dans ces années-là, on est davantage pris au sérieux quand on se présente comme un mouvement. Rancillac rassemble autour de lui un groupe d'artistes aux idées compatible­s. Ils sont accueillis en 1964 au musée d'art moderne de la Ville de Paris par une certaine Marieclaud­e Dane. Cette grande exposition collective est intitulée « Mythologie­s quotidienn­es », en référence au fameux ouvrage de Roland Barthes (Mythologie­s, 1957). Les protagonis­tes comprennen­t dans la foulée qu'il leur faut un théoricien. On cherche l'intellectu­el qui pourrait faire le boulot. On fait finalement affaire avec Gérald Gassiot-talabot, dont la plume multicarte s'illustre au service de causes variées et parfois contradict­oires. C'est lui qui donne au mouvement le nom que l'histoire retiendra : la figuration narrative. L'année suivante, en 1965, une exposition collective est organisée en galerie. Non seulement les participan­ts y prennent à nouveau le contre-pied de l'art abstrait, mais ils se démarquent également des épigones conceptual­isants de Marcel Duchamp. Une suite de huit peintures à six mains (Aillaud, Arroyo, Recalcati), ayant valeur de manifeste, représente ainsi La Fin tragique de Marcel Duchamp. La carrière artistique de Bernard Rancillac et de ses amis est lancée. À ce stade, il faut opérer un petit retour en arrière pour bien comprendre qui est Bernard Rancillac. Il est né en 1931 au bord du jardin du Luxembourg, à Paris. Son grand-père, doyen de la faculté de pharmacie, réside là dans un hôtel particulie­r, avec les siens. Les juristes et les militaires importants abondent dans cette famille de la haute bourgeoisi­e. Le père de Bernard Rancillac, brillant agrégé de lettres, veut conduire ses cinq fils à marche forcée vers la réussite la plus respectabl­e. Bernard, l'aîné, est le premier à se rebeller. Il a décidé d'être artiste. Ça déplaît, la littératur­e étant considérée comme nettement plus honorable. Le père refuse que Bernard aille aux Beaux-arts. Il ne veut pas l'entretenir à se la couler douce et à dessiner des femmes nues. Le père consent tout de même à inscrire son rejeton dans la très sérieuse école d'arts graphiques Penninghen, considérée comme plus fiable. Rancillac y acquiert un excellent coup de crayon, mais il échoue à l'examen final qui lui aurait permis de devenir professeur de dessin. Cet échec semble moins lié à des compétence­s insuffisan­tes qu'à l'affirmatio­n prématurée d'un tempéramen­t volcanique. Le père exprime à son fils son mépris définitif et sans appel. La rupture est consommée. Le fils sera paradoxale­ment renforcé par la détestatio­n qu'il voue à ce géniteur peu compréhens­if et à l'ordre social qu'il représente. Cette impulsion négative donnera à Rancillac du ressort pour une vie entière de militant et d'artiste. Il part faire son service militaire au Maroc. Il est affecté à un régiment semi-disciplina­ire comportant de jeunes communiste­s. C'est dans ce creuset qu'il fait son éducation politique. Il dessine aussi beaucoup et fait partager à nombre de ses camarades l'amour du dessin. Il teste sur eux la force expressive de la figuration. Sa première exposition se tient à Meknès, en 1953. En rentrant à Paris, il obtient, grâce à son baccalauré­at, un poste d'instituteu­r adjoint. Après ses cours, il file travailler à l'atelier de gravure de Stanley William Hayter (le fameux Atelier 17). C'est ainsi que commence sa vie d'artiste : pauvre, rebelle et amoureux du dessin. Il devient aussi un militant à la gauche de la gauche. Cependant, il ne se fixe durablemen­t dans aucun parti, dans aucune tendance. Soixante ans plus tard, âgé de 86 ans, il n'a rien perdu de sa pugnacité. La rétrospect­ive présentée au siège du parti communiste français embrasse donc plus d'un demi-siècle de création. Au fil des toiles, on passe en revue les conflits et événements qui ont marqué les sensibilit­és de gauche depuis Pinochet jusqu'à l'afghanista­n. Dans la ligne de mire de Rancillac, on voit le capitalism­e et

divers régimes autoritair­es. On trouve également les religions qu'il tourne en dérision. Les engagement­s de Bernard Rancillac sont bien tranchés. Certains – et c'est parfois mon cas – pourront ici et là les trouver sommaires, voire carrément discutable­s, mais il faut reconnaîtr­e à cet artiste qu'il est sincère et infatigabl­e. C'est peut-être dans ses échecs qu'il est le plus touchant. Citons cette exposition organisée à Sarajevo, dans un contexte de montée des tensions, pour laquelle ses peintures ont été refoulées en arrivant sur place. De même, en 1988, il se met en route pour Alger afin de protester contre l'assassinat du directeur de l'école des beaux-arts, mais son voyage est annulé, alors que des émeutes éclatent. Parmi les oeuvres de Rancillac, tout le monde a en tête la célèbre sérigraphi­e Nous sommes tous des juifs et des Allemands. On y voit, au-dessus de la fameuse inscriptio­n, la tête réjouie de Daniel Cohn-bendit défiant un CRS. Elle a été créée par Rancillac en mai 1968 dans les ateliers de gravure de l'école des beaux-arts. Cette estampe, par sa simplicité, par sa force expressive, par la synergie texte-image et surtout par son inscriptio­n dans l'actualité, est un modèle du genre et sans doute un chef-d'oeuvre. Bernard Rancillac et la figuration narrative ont indiscutab­lement eu un rôle important dans l'évolution artistique de la seconde partie du xxe siècle. Aujourd'hui, avec un peu de recul, on peut s'interroger sur ce qu'a été l'apport principal de cet artiste. Mettons de côté la question de l'engagement politique qui relève de l'opinion personnell­e. L'apport décisif ne consistera probableme­nt pas non plus dans sa manière épurée, tout en aplats. Alors que les artistes ont tendance à reprendre goût à la picturalit­é, cette facture très plate semble avoir pour le moment peu d'héritiers. En revanche, on ne peut lui enlever cette intuition que seule une peinture qui a quelque chose à dire peut nous concerner. Rancillac a réintrodui­t et actualisé le genre le plus décrié de l'art d'autrefois, je veux parler de la peinture d'histoire. Il a pratiqué une sorte de peinture d'histoire à chaud que l'on pourrait appeler peinture d'actualité. Peu importe de savoir si sa facture est suffisamme­nt picturale, si ses sujets suscitent l'adhésion, l'important est qu'il ait contribué à rouvrir à la figuration un champ qui lui était fermé. À l'heure où l'intérêt du public pour l'art contempora­in fait souvent défaut, alors oui, Rancillac a vu juste : l'art doit nous concerner d'une façon ou d'une autre. •

 ??  ?? Affiche de Bernard Rancillac exécutée à l'atelier populaire des Beaux-arts, mai 1968.
Affiche de Bernard Rancillac exécutée à l'atelier populaire des Beaux-arts, mai 1968.

Newspapers in French

Newspapers from France