Les carnets de Roland Jaccard
1. UN MUSÉE DE LA LAIDEUR
L'art, disait Jean-jacques Rousseau, ce sont les guirlandes dont l'homme se sert pour dissimuler ses chaînes. Il ne se doutait pas que les guirlandes finiraient par devenir encore plus laides que les chaînes. Le Corbusier se posait la question : « Pourquoi notre modernité est-elle si laide ? » C'était en 1965, lorsqu'il rédigeait Le Voyage d'orient à partir de ses notes de 1910. Le concept de laideur a connu depuis une telle extension qu'on a même ouvert à Boston, en 1994, le MOBA (Museum of Bad Art). Mais, par un retournement paradoxal bien mis en perspective par Michel Thévoz, grand prêtre de l'art brut, trop loin dans la laideur, c'est la beauté, trop loin dans la sophistication, c'est l'innocence, trop loin dans la simulation, c'est l'authenticité, trop loin dans l'art business, c'est le génie.
Et comment ne pas penser à Andy Warhol qui métamorphose une bouteille de Coca-cola en icône de la postmodernité ? Ou à Roy Lichtenstein auquel nous sommes redevables d'une véritable épiphanie de la banalité ? À ce propos, et comme on a toujours besoin d'un mythe d'origine, rappelons cette anecdote : dans les années 1950, Roy Lichtenstein pratiquait laborieusement et sans grand succès la peinture qui était au goût du jour : l'abstraction gestuelle, tachiste et informelle. Mais, en 1961, Roy remarque que son fils se gausse. Il lui demande ce qui ne va pas. « Mes copains, lui répond le fiston, disent que tu ne sais pas peindre. » Surpris, Lichtenstein lui demande : « Qu'est-ce que tes copains et toi entendez par la
vraie peinture ? » Son fils déplie alors un emballage de bubble gum portant une reproduction d'un Donald de Walt Disney en train de pêcher à la ligne : « Ça c'est de l'art, on voit au moins ce que ça représente et c'est bien dessiné. »
Lichtenstein, soucieux de rétablir son autorité auprès de son fils, reproduit alors l'image de Walt Disney sur une grande toile, en accentuant encore le style BD, une toile que le fiston exhibe triomphalement devant ses potes. Lichtenstein découvre à cette occasion les potentialités esthétiques d'une expression qu'il avait jusqu'alors considérée comme vulgaire et qui l'amène à liquider l'opposition entre le bon et le mauvais goût, se ralliant à Picasso qui proclamait que le bon goût est le contraire de l'art.
2. LES EMBLÈMES DE L'ART POSTMODERNE
Dès lors, nous assistons avec Lichtenstein, Warhol, Kienholz ou Hanson à une épiphanie de la banalité en parfait accord avec la sensibilité narcissique de l'époque. La parodie, la surenchère, la fuite en avant, le goût de la catastrophe deviennent les emblèmes de l'art postmoderne. L'entropie progresse d'oeuvre en oeuvre jusqu'au seuil où le monde entier se métamorphose en musée où Barack Obama, Poutine ou Donald Trump effacent les frontières entre l'esthétique et l'éthique. L'art l'avait annoncé. La politique l'a réalisé.
3. LA MUSÉIFICATION DU MONDE
Faut-il voir dans ce processus une catastrophe ultime ou au contraire le franchissement d'un seuil d'intensité et d'expressivité qui sera la marque même des temps à venir ? La muséification du monde est-elle devenue son tombeau ou annoncet-elle une résurrection ? Sommes-nous passés de l'ère du malentendu limité à celle du malentendu global ? Telles sont quelques-unes des questions que pose Michel Thévoz dans son dernier essai, L'art comme malentendu1, et auxquelles, bien sûr, il se garde bien de répondre, la forme la plus répandue de bêtise ayant toujours été de conclure ou, pire encore, de chercher des solutions. En oubliant le fameux mot de Lao-tseu : « Trop loin à l'est, c'est l'ouest. » •
1. Éditions de Minuit, 2017.