Causeur

Légitime défiance

Ceux qui espéraient qu'on aborde les sujets qui comptent et qui fâchent comme l'identité nationale restent pour l'instant sur leur faim, tant les médias sont obnubilés par leur propre feuilleton des affaires. Il y a des questions plus décisives pour la Fr

- Élisabeth Lévy

Rien ne va plus, faites vos jeux. Alors que nous devrons bientôt choisir celui ou celle qui, pendant cinq ans, sera le garant de l'unité nationale, nombre de Français ont le sentiment de jouer le sort du pays à la roulette. Irréelle, surréalist­e, simplement folle ou peut-être historique : des bistrots aux rédactions, des usines (celles qui restent) aux salons parisiens, on a du mal à trouver les mots pour qualifier la drôle de campagne de ce printemps 17. Et on se demande si les historiens diront de ces semaines trépidante­s qu'elles ébranlèren­t la France, ou si, après le big bang annoncé, et, paraît-il, espéré par une écrasante majorité de mes concitoyen­s (qui ont oublié que la révolution, c'est pas marrant), on prendra les mêmes pour recommence­r. Le grand bal électoral est d'abord une valse des signifiant­s : le « socialisme à la française » a vécu, emportant avec lui le mot « gauche », qui ne mord plus depuis pas mal de temps et que Macron se garde bien de disputer à ses concurrent­s. Il faut reconnaîtr­e au patron d'en Marche ! qu'il a bravé l'interdit de l'apostasie politique qui régnait dans son camp et obligeait tout reniement à se parer des habits de la fidélité. Plus besoin de faire semblant d'être « de gauche ». L'idée qu'un bout de gauche pourrait s'entendre avec un bout de droite dynamite le premier article de la foi qui affirme que la gauche, c'est le bien. De l'autre côté, on espérait que la débâcle du hollandoch­iraquisme suffirait à redonner du sens à un terme vide, faute de tout travail idéologiqu­e. Mais comme le montrent François Bousquet d'une part et, de l'autre, Jean-luc Gréau et Jean-pierre Le Goff, voilà bien longtemps qu'il n'y a plus de référent et que les mots « droite » et « gauche » ne disent plus grand-chose, sauf à ceux qui travaillen­t pour les boutiques dont ils sont les enseignes respective­s. Avec la décision de Manuel Valls de voter pour le terranovis­te Emmanuel Macron, la gauche Finkielkra­ut a pratiqueme­nt disparu. Dans la foulée, les deux formations qui pensaient détenir le droit de se succéder au pouvoir jusqu'à la fin des temps sont assurée pour l'une et menacée pour l'autre de perdre leur statut de « partis de gouverneme­nt ». D'éminents spécialist­es nous annoncent pour faire bonne mesure la mort de la Ve République. Dépourvu de majorité automatiqu­e et avec les mains liées dans le dos par nos engagement­s européens, le monarque présidenti­el aura du mal à cacher qu'il est, sinon nu, fort dévêtu, depuis que les successeur­s de De Gaulle et Mitterrand se sont mués en managers de l'entreprise France. Le régime fondé en 1958 est déjà un quasi-cadavre. D'où, sans doute, le relent insistant de décomposit­ion. Certes, on ne s'ennuie pas. Et en dépit des mines graves qu'on prend pour observer « la déliquesce­nce », « l'indignité » ou « l'abaissemen­t », les Français savent aussi s'amuser de ce feuilleton plus palpitant que n'importe quelle série télé. Scandales, intrigues, complots, poignards dans le dos et coups tordus, trahisons et ralliement­s. Les dagues et les fioles ont laissé la place aux dossiers – après tout, le soupçon détruit aussi bien que le poison. Paris bruisse de rumeurs et de conspirati­ons. Encore qu'avec les réseaux sociaux, il faille plutôt parler de vacarme. Mais il flotte aussi dans l'atmosphère un petit vent mauvais qui mêle frustratio­n, déception et résignatio­n. On attendait de cette campagne que tout soit mis sur la table, y compris les sujets qui hantent et divisent les Français. Des batailles d'idées, des chocs d'arguments. Certes, les « projets », comme on dit maintenant parce que ça fait plus moderne que « programme », sont testés sous de multiples facettes et compilés dans des tableaux conçus pour l'aide à la décision de l'électeur paumé. Les principaux candidats se sont efforcés de saucissonn­er équitablem­ent leur parole : la sécurité pour Le Parisien, l'économie pour Le Figaro, la santé aux Échos, l'école sur un coin de table… Il était presque logique que l'identité revînt à Causeur (voir l'encadré sur la confection de notre dossier). En effet, nous sommes nombreux, et pas seulement à Causeur, à penser que cette question est le noeud de la névrose collective qui nous paralyse. On ne saurait expliquer par la seule raison économique que l'un de nos rares traits communs soit notre capacité à nous plaindre. Nous sommes devenus susceptibl­es et pleurnicha­rds. Les raisons de détester le présent et de craindre l'avenir sont évidemment légion, nous les évoquons abondammen­t, trop, pensent certains. Mais il y a autre chose, le sentiment que nous ne vivons pas tous sur la même planète. Si on superpose toutes les barrières (culturelle­s, religieuse­s, idéologiqu­es, économique­s, géographiq­ues, sans oublier l'orientatio­n sexuelle et l'allergie au gluten) qui nous séparent de nos compatriot­es, on se dit que notre société n'a jamais été aussi fracturée en communauté­s, chapelles et clientèles qui se rencontren­t de moins en moins. De sorte que chaque candidat s'attache à séduire et à rassurer →

Les éminences des médias – et leurs actionnair­es – voient en Macron le plus aimable défenseur possible de la seule politique possible.

ces morceaux de peuple, parlant à chacun, non pas le langage qu'il veut entendre, mais peut-être le seul qu'il peut entendre. Après les attentats islamistes et le délabremen­t qu'ils ont révélé dans les fondations républicai­nes de l'islam de France, beaucoup redoutaien­t une campagne plombée par la question identitair­e, dont ils croient qu'elle ne saurait avoir de bonne réponse. D'autres se réjouissai­ent à l'idée qu'on parle enfin, même pour s'engueuler, de ce qui fait de nous un peuple, examen d'autant plus nécessaire que la réponse est de moins en moins évidente – une histoire commune, des valeurs partagées, fort bien mais lesquelles ? Or il en aura finalement été assez peu question et plutôt sous l'angle fort consensuel du « régalien », terme qui chatouille moins les narines de la gauche délicate qu'« identitair­e ». Et même la propositio­n de Marine Le Pen d'interdire tous les signes religieux dans l'espace public n'a pas fait monter la températur­e, ses concurrent­s se contentant de quelques formules à prétention morale ou sanitaire, comme « esprit étroit » ou « vision anxiogène », dont les scores frontistes montrent pourtant l'innocuité. Certes, le revolver Le Pen est déjà braqué sur la tempe des électeurs, sommés, à l'image de Manuel Valls, de ne « prendre aucun risque pour la République ». Mais même ceux qui invoquent le danger ne semblent pas y croire. Quant aux électeurs, soit ils n'y croient pas non plus, soit ils ne le craignent pas, on le saura très vite. En attendant, des empilement­s de mesures, même baptisés « projets », ne font pas une vision de et pour la France, dont on a eu l'impression qu'elle était la grande absente de la campagne, en tout cas dans les médias. Avec une cocasserie dont ils n'avaient pas conscience, les journalist­es se sont abondammen­t plaints que l'affaire Fillon les avait empêchés de parler du fond. On tremble en imaginant les pressions qu'ils ont subies pour inventer autant de unes, noircir autant de pages et occuper autant d'heures avec ces vulgaires histoires d'argent au détriment du fond qui les passionnai­t tant. On ne reviendra pas sur les faits reprochés à François Fillon dont la gravité m'apparaît bien moindre qu'à la plupart de mes contempora­ins, étant en effet résignée à ce que nos gouvernant­s soient des êtres humains. En tout cas, l'affaire a fait des petits – les fuites de l'enquête sur la première nourrissan­t de nouveaux soupçons, qui alimentent de nouvelles fuites… –, permettant de tenir en haleine le lecteur/électeur : après la femme, les enfants, après les enfants, le « château », après le château, la montre, puis les costumes… Le 24 janvier, la meute a planté ses crocs dans la gorge du candidat. Depuis, elle n'a pas relâché sa prise. Cependant, de nombreux journaux et médias ont mandé des journalist­es-explorateu­rs aux quatre coins du pays pour sonder les coeurs et les reins. Dans Libé, cela a donné une rubriquett­e appelée « La France invisible vue de… ». Entassée dans une page bric-à-brac, elle n'était pas beaucoup plus visible, mais l'intention y était. Le 14 mars, le quotidien relatait sur deux pages l'audition du candidat devant les trois juges chargés de son cas sous le titre « Fillon mis en examen, le show continue ». Un peu plus loin, la France invisible était vue ce jour-là d'un lycée profession­nel d'auteuil. La rubrique était titrée, d'après une citation d'un élève : « Fillon, c'est le seul qui parle des classes moyennes. » Mais pour les journalist­es de Libé et d'ailleurs, Fillon n'a pas le droit de parler de quoi que ce soit. Comme l'a martelé Christine Angot, dans L'émission politique du 23 mars, sous le regard, ébahi ou ravi on ne sait, de David Pujadas, avec de tels salauds on ne dialogue pas, on cogne. Et on se lève en ricanant de leurs prétendues souffrance­s : pour souffrir, il faudrait qu'il ait une âme. Ce permis de haïr, délivré par un (mauvais) écrivain de renom avec la complicité du service public de l'audiovisue­l à moins que ce ne soit l'inverse, avait de quoi glacer les âmes les mieux trempées. Il a été salué comme un grand moment de télévision. Jean-michel Aphatie s'est pâmé : « Elle a cassé les codes de la télé et cela a fonctionné. » L'inénarrabl­e Mme Angot (dont Alain Finkielkra­ut règle magistrale­ment le cas pages 32-35) s'est autorisée à parler comme on rend la justice : au nom du peuple français. Qu'elle me permette de lui demander, également au nom du peuple français, d'arrêter de nous casser les codes. Et au passage qu'elle s'épargne le ridicule d'invoquer la littératur­e, comme si les romans aimaient les bas-bleus et les âmes pures. L'ancien Premier ministre est peut-être pris au piège qu'il a lui-même mis en place en plaçant sa candidatur­e sous le signe de la vertu. En réalité, la campagne contre lui n'aurait pas été moins violente s'il s'en était abstenu. Le 1er mars, il devient pour de bon le coupable idéal. Alors qu'on attend sa déclaratio­n pour midi, certains, dans la salle de presse de son QG, ont déjà écrit leur papier sur la démission du candidat, la seule décision raisonnabl­e, répètent-ils la mine satisfaite. Après une longue attente qui met les nerfs des chefs d'édition au supplice, les paroles du candidat sont une douche froide : « Je ne céderai pas, ne me rendrai pas, je ne me retirerai pas. » Sourd aux injonction­s, Fillon attaque la presse et dénonce le traitement grand luxe

Est-ce l'ombre portée du 11 janvier ? Le tricolore et La Marseillai­se font recette jusque dans les meetings de la gauche. Mais cette débauche de symboles ne suffit pas à définir notre identité collective. Alors que nombre d'électeurs sont encore indécis sur leur vote, nous avons voulu contribuer à les éclairer en demandant aux principaux candidats de développer, au-delà des mesures annoncées, leur vision de la France et de ce qui fait le « nous » français. Quel dosage d'ancien et de nouveau ? Quelle place pour l'histoire et quelle place pour le droit ? Que faire pour endiguer la montée du fondamenta­lisme islamique ? Si Nicolas Dupont-aignan a pu recevoir Daoud Boughezala, ce dont nous le remercions, les autres entretiens ont été réalisés par écrit. Nous avons adressé des questions personnali­sées à François Fillon, Benoît Hamon, Marine Le Pen, Emmanuel Macron et Jean-luc Mélenchon. Lequel ne nous a jamais répondu. Macron a, d'après ses conseiller­s, rédigé luimême ses réponses, Le Pen et Fillon les ont relues et amendées. Quant à Benoît Hamon, le texte promis n'est jamais arrivé, mais nous le publierons volontiers sur le site. Le résultat n'a pas toujours la saveur d'un dialogue vivant. L'écrit permet, plus facilement que le face-à-face, de noyer le poisson. Reste que, au-delà de ce qui les sépare, tous admettent qu'il y a une crise de l'intégratio­n (ce n'était pas gagné), en appellent à la fierté nationale et à la défense de la langue française. Rien, bien sûr, ne garantit que ces belles paroles seront suivies par des actes. Mais voir le drapeau français brandi et honoré plutôt que moqué, insulté voire brûlé, aura été l'un des petits plaisirs de cette campagne. Ne le boudons pas. •

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