Effacer Céline ?
Avec Céline, la Race, le Juif, PierreAndré Taguieff et Annick Duraffour tracent le portrait d'un Céline résumé à son seul antisémitisme. Danger, police des lettres ?
L'information est passée presque inaperçue : le 23 février 2016, la ministre de l'éducation Najat Vallaud-belkacem inaugurait à Villeurbanne, sur le territoire de sa future circonscription, un collège Louis-ferdinand Céline, presque quatre-vingts ans après la tragique disparition de l'auteur. Elle saluait la mémoire du grand écrivain, mort dans un accident de la circulation, le 20 mai 1936 à Londres, quelques jours après la parution de son second et dernier roman, Mort à crédit. Najat Vallaud-belkacem célébrait dans son discours, en la personne de Louis-ferdinand Céline, un écrivain qui, par son pacifisme intégral, son anticolonialisme virulent, sa dénonciation de la misère sociale et de l'enfance malheureuse, son sacerdoce de médecin des pauvres, demeurait une des grandes consciences littéraires de son temps à l'image d'un Victor Hugo ou d'un Émile Zola, dont la ministre rappelait que Céline avait prononcé l'éloge à Médan le 1er octobre 1933. Najat Vallaud-belkacem citait d'ailleurs un extrait de cet hommage célinien qu'elle estimait capital : « L'oeuvre de Zola ressemble pour nous, par certains côtés, à l'oeuvre de Pasteur si solide, si vivante encore, en deux ou trois
Faut-il brûler Voyage au bout de la nuit à cause de L'école des cadavres ?
points essentiels. Chez ces deux hommes, transposés, nous retrouvons la même technique méticuleuse de création, le même souci de probité expérimentale et surtout le même formidable pouvoir de démonstration, chez Zola devenu épique. » La ministre concluait alors sur la chance qu'auraient les futurs élèves de ce nouveau collège Louis-ferdinand Céline de s'émanciper grâce à l'école de la République sous le patronage de cette figure incontestée de l'humanisme, du progressisme et de l'antiracisme. Les paragraphes qui précèdent sont évidemment une fiction, ou plus précisément une uchronie. Céline n'est pas mort écrasé par une voiture à Londres le 20 mai 1936 mais à Meudon le 1er juillet 1961 à l'âge de 67 ans. Il n'est pas simplement l'auteur de Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit mais aussi de huit autres romans et de quatre pamphlets dont trois sont ouvertement antisémites et toujours interdits de publication, notamment sous la pression de la veuve de Céline, Lucette Destouches1 qui, à l'heure où nous écrivons, est toujours vivante et a atteint l'âge de… 104 ans ! Il s'agit de Bagatelles pour un massacre (1937), L'école des cadavres (1938) et Les Beaux Draps (1941). Céline, toujours dans la réalité, a fait partie des collabos sans complexe pendant l'occupation, totalement obsédé par les juifs, et n'a dû son salut qu'à une fuite précipitée en juin 1944 en Allemagne. Il arrive à Sigmaringen où s'est réfugié un gouvernement fantoche avec Pétain et Laval. Céline y reste cinq mois et donne un tableau atroce et hilarant de cette période dans Rigodon, son dernier roman. Il s'enfuit au Danemark en mars 1945 sous un faux nom, alors qu'en France il est inculpé de haute trahison. Repéré par les autorités danoises, il est incarcéré pendant quatorze mois. Commence une bataille juridique avec le gouvernement français qui réclame son extradition. Libéré sur parole, il ne rentrera en France qu'en juillet 1951 après avoir bénéficié d'une amnistie applicable aux anciens combattants blessés lors de la Grande Guerre. Il passe les dernières années de sa vie à Meudon avec Lucette alors que Roger Nimier s'occupe de son oeuvre chez Gallimard. Entre la version biographique alternative de votre serviteur et la réalité se joue le statut de Céline. Une oeuvre limitée à ses deux premiers romans en aurait fait un des grands écrivains du xxe siècle, peut-être le plus grand avec Proust. La suite de son existence en a fait certes un grand écrivain mais aussi un parfait salopard raciste et, humainement, un type qui ne valait guère mieux. Sa correspondance intégrale publiée en 20092 mêle à des lettres ouvertes sur la « question juive », adressées aux pires feuilles antisémites de l'occupation comme Au pilori, les récriminations d'un sale type surjouant de manière histrionique le maudit, le réprouvé, le bouc émissaire d'une France qui se refait une virginité sur son dos après les années noires. Comment faire coexister les deux aspects de ce même homme ? Faut-il brûler Voyage au bout de la nuit à cause de L'école des cadavres ? L'antisémitisme de Céline est-il la colonne vertébrale de son oeuvre ou un élément contingent dont on pourrait s'abstraire au nom du génie de l'écrivain ? C'est l'objet d'une guerre civile à bas bruit dans la République des lettres et même dans la société tout entière, comme l'a prouvé la déprogrammation polémique en 2011, par Frédéric Mitterrand, de Céline dans les commémorations officielles. Le statut même de Céline est paradoxal : ses oeuvres complètes sont disponibles dans la Pléiade, il est présent dans les manuels de littérature, parfois en bonne place, et il est l'objet de nombreuses études universitaires. Mais il est aussi celui dont, pour des raisons plus ou moins avouables, on achète les pamphlets pour des sommes astronomiques chez des bouquinistes qui évitent de les exposer en vitrine. Ou alors on télécharge sur internet, et pas seulement sur les sites révisionnistes ou négationnistes, des textes où le délire le dispute à l'abjection, la paranoïa à l'horreur, sans que ce mélange puisse servir de circonstance atténuante à son auteur. Cette guerre civile intellectuelle continue de plus belle aujourd'hui, avec la somme impressionnante et érudite de Pierre-andré Taguieff et Annick Duraffour, Céline, la Race, le Juif, dossier entièrement à charge de 1 200 pages dont près du tiers est constitué par les notes. Pour les auteurs, l'affaire est entendue. Non seulement Céline est un antisémite de la pire espèce mais il l'était, en germe, depuis le début. Ils nous expliquent cela, à défaut de forcément nous le démontrer, notamment par de nombreux faits biographiques mais aussi en montrant comment, dès ses études de médecine, Céline s'inscrit dans un antisémitisme à prétention scientifique qui avait déjà été étudié par Taguieff dans L'antisémitisme de plume (1940-1944)3, ouvrage collectif dans lequel Annick Duraffour avait déjà donné une étude reprise ici en partie. Ils s'en prennent vigoureusement, ce qui est fondé, aux thuriféraires d'extrême droite de Céline mais aussi, et là, c'est parfois plus discutable, aux écrivains qui l'admirent (Sollers, Houellebecq), ainsi qu'aux biographes (Frédéric Vitoux, François Gibaud) ou aux spécialistes (Henri Godard qui est l'éditeur de Céline en Pléiade). Tous sont accusés de négliger le contexte historique, de le minorer, voire de le méconnaître par ignorance pure et simple. Ils les appellent d'ailleurs →