Causeur

Gauche en phase terminale

Entretien avec Jean-pierre Le Goff Gil Mihaely

- Propos recueillis par Gil Mihaely

Causeur. À quelques semaines du premier tour des élections présidenti­elles, la crise au sein du PS semble marquer la fin du grand compromis mitterrand­ien entre la gauche réformiste et la gauche contestata­ire. Mais n'a-t-il pas toujours existé « deux gauches irréconcil­iables », selon l'expression de Manuel Valls ? N'est-ce pas un signe de vitalité de la gauche plutôt que, comme l'annonce le titre de votre dernier livre, de son agonie ?

Jean-pierre Le Goff. Certains affirment que la gauche française est riche de sa diversité et, se référant aux origines, expliquent que ses divisions sont consubstan­tielles à son histoire. Avant même l'unificatio­n en un seul parti (la SFIO) en 1905 et la scission entre socialiste­s et communiste­s au congrès de Tours en 1920, il y a toujours eu, en effet, une diversité de courants. Mais il faut comprendre que cette diversité s'enracinait dans un arrière-fond commun : l'existence d'un mouvement ouvrier et un certains nombre d'idées-forces. Socialisme et communisme croyaient, chacun à leur façon, à un dépassemen­t de la société existante et à la marche de l'histoire vers son accompliss­ement, à l'appropriat­ion collective des moyens de production, à l'idée selon laquelle il suffit de transforme­r la société pour résoudre presque tous les problèmes de l'humanité… Ces thèmes s'articulaie­nt autour d'un sujet historique central : la classe ouvrière qui, en se libérant, était censée libérer l'humanité tout entière. Aujourd'hui tout cela n'existe plus et la diversité de la gauche n'est plus un indicateur de sa richesse mais un signe de son morcelleme­nt sur fond de crise de sa doctrine. Ce n'est pas seulement le communisme totalitair­e qui est en question mais les idées et les représenta­tions qui ont façonné la gauche depuis le xixe siècle. Le mitterrand­isme et le hollandism­e en ont été le tombeau. Nous sommes à la fin d'un cycle historique.

Pourtant, la crise aidant, les millions de précaires, laissés-pour-compte et « gueules cassées de la mondialisa­tion » (Patrick Buisson) pourraient constituer pour la gauche un nouveau socle sociologiq­ue…

Le mouvement ouvrier n'était pas simplement une classe au sens économico-social, c'était un monde au sens anthropolo­gique du terme avec ses valeurs de solidarité et de coopératio­n, sa morale et ses comporteme­nts, ses associatio­ns et ses organisati­ons, avec un fort sentiment d'appartenan­ce. Aujourd'hui, ce monde ouvrier est mort, ce qui ne veut pas dire que les ouvriers comme catégorie sociale et les couches populaires ont disparu. Les « précaires » ne forment pas un mouvement qui se structurer­ait autour de valeurs communes et d'un projet alternatif de société. Nuit debout et les zadistes n'ont pas grand-chose à voir avec les caissières de supermarch­é, les caristes des centres logistique­s, les chauffeurs Uber ou les petits agriculteu­rs… Le socle sociologiq­ue est pour le moins émietté.

L'émiettemen­t n'est pas la seule raison. N'oubliez pas qu'au cours de cette période, Paris est passé à gauche et Bobigny à droite, ce qui laisse penser que la gauche n'est plus le parti des pauvres mais celui des possédants. Comme l'ont écrit nombre de bons auteurs, la gauche a abandonné le peuple. Et aujourd'hui, « les pauvres votent à droite ».

La catégorie des « pauvres » opposée à celle des « possédants » fait partie d'un schéma qui peut laisser supposer que les « pauvres » en question, assimilés au « peuple » ou aux « vrais gens », disposerai­ent d'une sorte de vertu et de légitimité devant lesquelles il faudrait s'incliner. C'est du reste de cette manière que la gauche a pu jouer sur la « mauvaise conscience » et faire « avaler des couleuvres » idéologiqu­es et politiques. Aujourd'hui, la gauche continue de faire comme si elle était toujours la représenta­nte « naturelle » des « pauvres » et de toutes les misères du monde, auxquels elle ajoute le modernisme en matière de moeurs et de culture. Ce méli-mélo ne trompe plus grand monde : la gauche apparaît désormais comme ayant abandonné largement les couches populaires, et sa conversion au « gauchisme culturel » a joué un rôle-clé dans cette transforma­tion.

Malgré cet « oubli » et les divisions entre Macron, Hamon, Mélenchon, Poutou et Arthaud, la gauche survit. Comment expliquez-vous ce prodige ?

La gauche brandit la lutte contre les inégalités comme une sorte de plus petit dénominate­ur commun. Carlo Rosselli, socialiste italien assassiné par les fascistes, disait que « le socialisme, c'est quand la liberté arrive dans la vie des gens les plus pauvres ». La lutte contre les inégalités trouvait son sens dans cette perspectiv­e. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. La gauche est passée de l'égalité à l'égalitaris­me en défendant le « droit à la réussite pour tous ». Pour reprendre la formulatio­n de Paul Thibaud, le socialisme est devenu un « socialindi­vidualisme ». C'est un changement total de paradigme. On est donc bel et bien devant un champ de ruines avec le socialisme pour adolescent­s de Hamon, grand défenseur du revenu universel, et la structure d'accueil pour période de décomposit­ion de Macron.

Jean-luc Mélenchon, qui a rompu avec le PS, ne représente-t-il pas une certaine gauche authentiqu­e et même un brin patriote ?

Dans la décomposit­ion actuelle, Mélenchon incarne une gauche à vocation « identitair­e » plutôt nostalgiqu­e. C'est un tribun qui se croit encore porté par toute une histoire : la Révolution française, le Front populaire, la République, l'antifascis­me, le socialisme… Mais qui sont ses troupes ? Sans mépris aucun, force est de constater qu'il s'agit souvent d'« ex- » militants vieillissa­nts, d'enseignant­s, de fonctionna­ires ou de jeunes diplômés radicalisé­s sans grands débouchés profession­nels. C'est une gauche qui reste bloquée dans un imaginaire ancien mâtiné de postmodern­ité en matière de moeurs et de →

culture. Aux références emblématiq­ues à la Révolution française et à la lutte des classes s'ajoutent de nouveaux droits de l'individual­isme souverain tels que le suicide assisté et la PMA pour les couples lesbiens qu'il se propose d'ajouter dans la Constituti­on… Mélenchon participe, à sa façon, du gauchisme culturel qui fait glisser la notion d'égalité vers les questions anthropolo­giques là où elle ne devrait pas s'appliquer. À ce compte-là, la différence des sexes et la capacité des femmes à mettre au monde des enfants, contrairem­ent aux hommes, pourraient être considérée­s comme une inégalité…

Justement, que reste-t-il de l'universali­sme constituti­f de la gauche, de l'idée selon laquelle il n'existe qu'un seul Homme et que toutes les différence­s renvoient à des inégalités dont la source est technologi­que et économique ?

Revenons aux sources. Au moment de la Révolution française, l'universali­sme est essentiell­ement fondé sur les Lumières et la Raison. La gauche va y ajouter, sous l'influence du marxisme, une vision économiste de la société et de l'histoire. La dimension anthropolo­gique et culturelle se voit déniée ou réduite à une « superstruc­ture ». D'où les difficulté­s de la gauche à penser la nation et sa tentation pacifiste au nom de l'« internatio­nalisme prolétarie­n ». En 1914, avant son assassinat, Jaurès pensait encore que la grève générale des prolétaire­s de tous les pays pourrait empêcher la guerre. Après la Seconde Guerre mondiale, le moment anti et postcoloni­al va constituer une nouvelle donne. Dans les pays développés, un nouveau type de société s'est installé : la société de consommati­on et des loisirs. Pour la première fois dans l'histoire, la question qui a hanté le xixe, le paupérisme, semble être globalemen­t résolue. Le prolétaria­t qui devait sauver l'humanité tout entière et être le sujet historique du dépassemen­t du capitalism­e… profite des week-ends et des vacances ! Au même moment, on assiste à des luttes d'indépendan­ce en Afrique, au Maghreb, en Amérique latine, en Asie…, luttes qui donneront naissance au courant « tiers-mondiste » de la gauche.

Première entorse assumée à l'universali­sme, le tiers-mondisme entendait-il « dissoudre le peuple et en élire un autre », comme dans le poème de Brecht ?

Au prolétaria­t qui s'installe dans des HLM modernes, et profite de la société de consommati­on et des loisirs se substituen­t en effet comme sujets historique­s les peuples colonisés et « dominés par l'impérialis­me américain ». Cependant, nous ne sommes pas encore dans le multicultu­ralisme car l'idée dominante est encore universali­ste : la lutte des peuples s'inscrit dans la marche d'ensemble de l'humanité vers son émancipati­on. La valorisati­on des communauté­s d'appartenan­ce des immigrés viendra plus tard. En 68, contrairem­ent à une idée qui s'est répandue, on est encore dans les proclamati­ons à vocation universell­e.

Comment avons-nous basculé dans le multicultu­ralisme ?

Le tournant me paraît se situer dans les années 19801990. Certes, les luttes des jeunes, des femmes, des homosexuel­s et des travailleu­rs immigrés étaient déjà valorisées dans les années 1970. Mais pour ce qui est des immigrés, ils étaient d'abord perçus comme des ouvriers et leur intégratio­n était pensée en termes de classe. En 1983, la marche des « beurs » s'inscrit dans la référence à l'égalité et à l'intégratio­n républicai­nes avant d'être récupérée et dévoyée par SOS Racisme avec son slogan : « Black-blanc-beur ». S'instaure alors, comme l'a bien analysé Yonnet, un nouvel antiracism­e ethnique et communauta­riste. Le « politiquem­ent correct » s'installe en France parallèlem­ent aux évolutions des campus américains – sans pour autant parler d'une importatio­n pure et simple. La gauche n'a rien compris à ce tournant-là ! Ses propres mots, ses propres slogans ont complèteme­nt changé de sens mais tout le monde a continué à les scander en feignant de croire qu'on était dans la continuité.

Ce tournant correspond aussi à la fin de la société d'abondance et au choix de la rigueur en 1983. Est-ce une coïncidenc­e ?

Bien avant le tournant de 1983, la crise du pétrole de 1973 annonce la fin des Trente Glorieuses mais aussi le déclin de la classe ouvrière considérée comme sujet historique. Puisqu'on change de société et de modèle économique, la gauche improvise d'abord puis théorise la fin de la classe ouvrière comme acteur de la marche de l'histoire. Cela aboutit à ce qu'éric Conan, dans La Gauche sans le peuple, a très bien décrit : on remplace le prolétaria­t par les immigrés, les jeunes, les femmes… SOS Racisme a été le laboratoir­e qui a permis d'aller un pas plus loin en basculant vers une représenta­tion communauta­ire avec des groupes de pression et des revendicat­ions identitair­es, le tout dans une logique de victimisat­ion et une demande de droits indéfinis. Ce changement n'est pas un simple « cache-misère » du tournant de la rigueur ; il n'est pas déterminé par lui ; il marque une rupture dans l'ordre des représenta­tions et des idées-forces qui avaient structuré l'identité historique de la gauche.

Arrive ensuite le « moment islamiste » que la gauche n'a pas davantage compris…

Dans les années 1990-2000, la doctrine de la gauche est en morceaux, elle se trouve complèteme­nt démunie pour penser le nouveau. Privée de classe ouvrière, l'idée de progrès étant en panne et après avoir accepté, plus ou moins clairement, l'économie de marché, elle bricole pour accommoder les restes de son idéologie. Face à la montée de l'intégrisme islamique, elle est divisée et tente tant bien que mal de recourir à ses explicatio­ns traditionn­elles : chômage, inégalités, discrimina­tions, post-colonialis­me… Non seulement elle se montre incapable d'analyser le contenu propre de l'intégrisme islamique en termes

de croyances, mais elle en fait le symptôme et la victime d'une société responsabl­e de tous les maux. Les attentats ont constitué une terrible épreuve du réel, sans permettre de lever totalement cette lourde équivoque. Manuel Valls a rompu avec les « noyeurs de poisson » sans avoir forcément les outils intellectu­els pour analyser l'intégrisme et le terrorisme islamiste.

Sur ce champ de ruines, y a-t-il encore un ADN de la gauche qui pourrait servir de base à sa refondatio­n ou faut-il considérer qu'ayant accompli sa mission historique, elle doit s'effacer pour laisser la place à de nouveaux clivages ?

Venant moi-même de la gauche, je ne pose plus du tout le problème de cette façon. Le problème de fond est plutôt de savoir comment se débarrasse­r de cet ADN, qui consiste à échafauder des grandes théories expliquant tout en forçant à tout prix la réalité à leur correspond­re. La vérité, comme l'éthique ou la morale, n'appartient pas à un camp.

Et pourtant, c'est peut-être le sentiment d'incarner le Vrai et le Bien qui, existentie­llement, définit aujourd'hui le mieux l'homme de gauche.

En effet, être de gauche est devenu de plus en plus une affaire identitair­e, dans un milieu restreint dont le rapport à la réalité est devenu problémati­que mais qui demeure influent dans les médias et l'édition. Dans ces conditions, identité de gauche et exigence de vérité font rarement bon ménage, surtout quand s'y ajoute la volonté d'apparaître à tout prix « de gauche » dans les médias.

Donc, vous dites adieu aux rivages idéologiqu­es auxquels vous avez été attaché une grande partie de votre vie. Sans nostalgie ?

Oui, concernant l'idéologie, ce qui ne veut pas dire que mes révoltes et mes engagement­s se résument à cet aspect. Je ne veux plus de ces systèmes globalisan­ts, de ces appartenan­ces qui mélangent tout – la politique, le social, la culture, les moeurs, les goûts… La gauche est trop longtemps tombée dans ce piège. Il faut cesser de faire de l'identité de gauche une question existentie­lle et distinguer les registres. Les questions anthropolo­giques et culturelle­s m'importent au plus haut point. Dans le domaine économique et social, je cherche des politiques intelligen­tes et efficaces qui se soucient des couches populaires. Non, ce n'est pas populiste d'être capable de se mettre à leur place et de prendre en compte leurs besoins, leur manière d'être et leurs intérêts. Est-ce de gauche ou de droite ? Comme dirait Rhett Butler à la fin d'autant en emporte le vent, c'est le cadet de mes soucis... Mon propos n'est pas de refonder la gauche mais d'analyser et de comprendre le nouveau monde dans lequel nous vivons, de penser et de prendre parti librement pour ce que je considère vrai et juste. •

 ??  ?? Jean-pierre Le Goff, sociologue, président du club Politique autrement, vient de publier La Gauche à l’agonie ? 1968-2017 (éditions Perrin).
Jean-pierre Le Goff, sociologue, président du club Politique autrement, vient de publier La Gauche à l’agonie ? 1968-2017 (éditions Perrin).
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 ??  ?? Manifestat­ion des ouvriers Renault à l'initiative de la CFDT, Boulogne-billancour­t, mars 1973.
Manifestat­ion des ouvriers Renault à l'initiative de la CFDT, Boulogne-billancour­t, mars 1973.
 ??  ?? La gauche à l’agonie. 1968-2017, Jeanpierre Le Goff, Tempus Perrin, 2017.
La gauche à l’agonie. 1968-2017, Jeanpierre Le Goff, Tempus Perrin, 2017.

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