Causeur

UN FESTIVAL À BOUT DE SOUFFLE

Cannes, c'était mieux avant. Le rendezvous le plus étincelant du cinéma mondial a cédé la place à une foire commercial­e et militante. L'esprit de sérieux a submergé la Croisette, restent les souvenirs…

- Par Thomas Morales

Les hôteliers inquiets se forcent à sourire. Les acteurs fatigués assurent le service aprèsvente minimum, pestant contre cette promotion forcée. Tout est contractue­l aujourd’hui, les secondes d’interviews, les arrêts pipis et les banalités déversées en conférence de presse. Le tapis rouge broie les individual­ités fortes. Il lisse toutes les identités. Chaque soir, des producteur­s soucieux refont leurs

comptes au bar du Martinez. Tandis que les critiques préparent leur stock de Lexomil afin d’affronter la sélection du matin. Dans les rédactions parisienne­s, on se refile la patate chaude car cette quinzaine où le soleil n’est même plus assuré malgré le réchauffem­ent climatique prend des allures de baroud d’honneur. Les téléspecta­teurs ont déserté depuis longtemps leur poste. Ils préfèrent Hanouna à Toubiana et les frères Bogdanov aux Dardenne. La chaîne cryptée a remballé son barnum. Les fêtards ont un wagon de retard sur les actionnair­es. La sinistrose a sauté sur les marches du Palais comme la technostru­cture a gangréné le service public. Cette impalpable magie de Cannes (du 17 au 28 mai) tient plus du pétard mouillé que du feu d’artifice. Le goût pour le strass et le topless a pris ses quartiers d’été loin de la Côte d’azur, dans les archives du passé.

L’époque est plombée par le burkini, là où jadis le monokini enflammait les plages. La faute à un intellectu­alisme inquisiteu­r qui sévit dans les milieux culturels, à cet élitisme faisandé qui se regarde dans le miroir, mais aussi, avouons-le, à la fin de la légèreté. Les Trente Glorieuses respiraien­t l’insoucianc­e. L’amertume n’avait pas encore congelé les coeurs. La naïveté n’était pas un crime. La cinéphilie passe désormais par la contrition, et la marchandis­ation brouille l’horizon. En flux ininterrom­pu, le spectateur consomme des images qui s’autodétrui­sent dans sa tête. Il est, sans cesse, soumis au mouvement perpétuel du système médiatique.

Une atmosphère viciée pèse cependant sur les conscience­s. Elle agit comme un lent processus de désintégra­tion, une fuite vers un bonheur sous Cellophane, sans danger, sans aspérité. On commence par supprimer les cigarettes sur les affiches, on rabote les cuisses de Claudia Cardinale, impardonna­ble geste, et la police de la pensée finit par mettre en garde à vue tous les amoureux du cinéma. Même ceux qui venaient dans les salles obscures seulement pour se rincer l’oeil sont conviés à rester chez eux, devant leur écran d’ordinateur ou leur tablette. Les marques, ces organismes froids, ont pris possession d’un espace autrefois désordonné pour en faire un rentable « showroom ». Ce qui était un événement exceptionn­el s’apparente à une foire commercial­e en zone périurbain­e. Le glamour ne se décrète pas. Le style non plus. L’amateurism­e des sixties avait quelque chose de réjouissan­t. Tels des oiseaux migrateurs, les starlettes peuplaient la Croisette au début du mois de mai. Ce rituel ballet, cruel pour les ego, donnait pourtant le la au Festival, lui assurant une ambiance de fête foraine irréelle. Ces jeunes créatures se déshabilla­ient pour un cachet, une figuration, un bijou fantaisie, tout au plus avaient-elles l’espoir d’abandonner la profession de sténodacty­lo à Bezons. En 1965, Les Coulisses de l’exploit avait suivi ces intérimair­es de l’éphémère en recherche d’un peu de lumière. Une certaine Nanette chaperonné­e par sa mère semblait plus sortir d’un pensionnat que d’un bordel de Tanger. Dans ce temps-là, vous arriviez à Cannes en col Claudine par le train de nuit et vous en repartiez en string panthère dans un coupé Cadillac rose bonbon. Tous ces extérieurs fantoches et clinquants faisaient la renommée de notre pays, sa singularit­é.

On osait alors les mariages improbable­s, Nouvelle Vague et concours de photos olé olé, chobizenes­se et nrf, vous pouviez croiser Marcel Pagnol et Gina Lollobrigi­da, Cocteau et Sophia Loren. Dans sa célèbre émission Reflets de Cannes, François Chalais, qui avait installé ses studios à la réserve de l’hôtel Miramar, parlait de l’actrice italienne comme d’un « cyclone ». « C’est dur d’être discrète quand on a un corps si bavard », confessait-il avec un sens délicieux de la formule. Admettez que les stars des années 1950-1970 crevaient l’écran. Leur innocence à peine feinte, leurs hanches rebondies, leur éducation vieille France, ce savoir-vivre si désuet de nos jours et tellement charmant n’étaient pas factices. Au contraire, c’était même bigrement rafraîchis­sant. Comment ne pas croire, après avoir vu un reportage sur Cannes à la télé, en un monde meilleur ? Il suffisait d’apercevoir Mylène Demongeot jouant à la pétanque sur le sable, Anny Duperey en maillot de bain deux pièces à la blancheur immaculée, ou Renée Saint-cyr bronzant sur un transat en 1947 pour en perdre son latin. Les youtubeuse­s en échec scolaire ne boxent décidément pas dans la même catégorie. Question de standing, de classe naturelle.

L’émotion s’est envolée. Qui n’a pas vu BB fendre la foule au bras de Gunter Sachs ou, quelques années auparavant, poser avec Picasso, ne connaît rien du désir ardent. Il y a des robes provençale­s au décolleté pigeonnant qui ne s’oublient pas de sitôt. Dans ces années d’avant crise du pétrole, les rues de Cannes ne ressemblai­ent pas à un parking de la Mairie de Paris en mode tout électrique. D’aristocrat­iques Rolls, d’imposantes américaine­s d’où sortait parfois la tête de Martine Carol, et même des Facel Vega qui portaient fièrement le drapeau tricolore de notre industrie automobile trustaient le pavé. En 1958, Monica Vitti, à la manière du pape, avait salué le public dans un cabriolet Ferrari 250. Tous les ans, quel défilé de stars ! Orson Welles, Sammy Davis Jr., Piccoli, Romy, Dominique Sanda, Vanessa Redgrave, Jeanne Moreau, Raquel Welch, Sean Connery, Eddie Constantin­e, Dalida, Eddie Barclay, etc.

C’était bien, c’était chouette, comme dans une chanson de Michel Delpech. •

François Chalais, commentant pour L'ORTF le « cyclone » déclenché par Sophia Loren : « C'est dur d'être discrète quand on a un corps si bavard. »

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Sophia Loren sur le balcon de sa chambre à l'hôtel Carlton, lors du Festival de Cannes de 1959.

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