Causeur

PEREC MODE D'EMPLOI

La parution en Pléiade de ses oeuvres permettra-t-elle, enfin, de libérer Perec de sa réputation d'écrivain ludique ? Il faut l'aimer pour ce qu'il est, un auteur obsessionn­el et surdoué.

- Par Jérôme Leroy

Georges Perec n’est pas un écrivain maudit, c’est peut-être pire : il est méconnu. On objectera qu’il reçoit aujourd’hui l’ultime consécrati­on d’une édition de la Pléiade et d’un album dans la même collection, qu’il est présent dans les manuels scolaires, les histoires de la littératur­e, que ses oeuvres sont facilement trouvables, et que certaines, comme Je me souviens, longue anaphore sur la mémoire, autofictio­n avant l’heure, sont même des best-sellers, ou plutôt des long-sellers ; enfin, que La Vie mode d’emploi (prix Médicis 1978), ce roman total, a acquis une place de chef-d’oeuvre quand bien même ses vrais lecteurs ne sont pas si nombreux, tant ce livre où le but consiste à mettre le maximum de personnage­s et d’objets dans le minimum d’espace exprime une exigence nouvelle. On ne peut même pas dire que Perec, né en 1936 et mort en 1982, ait connu le purgatoire, cette période de latence où les auteurs partis dans la fleur de l’âge sombrent presque aussitôt avant que la postérité décide de les en sortir ou de les y laisser définitive­ment. On n’a cessé, depuis sa disparitio­n, de voir chaque année ou presque paraître des inédits, des biographie­s, des essais, des études universita­ires, et Perec aura même eu droit, comme on pourra le découvrir dans l’album établi par Claude Burgelin, à des timbres édités par la Poste à son effigie pour le vingtième anniversai­re de sa mort, en 2002. Reste à savoir si cette postérité ne repose pas sur un malentendu, auquel cas cette édition de la Pléiade serait le moment de redécouvri­r une oeuvre que l’on aime pour de mauvaises raisons ou, plus exactement, des raisons confortabl­es qui placent Perec dans le rayon des laborantin­s amusants, auteurs de romans « lipogramme­s » en « e » comme La Disparitio­n ou, à l’inverse, seulement avec des « e » comme Les Revenentes. De plus, pour son malheur, Perec est un écrivain adoré dans les collèges. Perec, pour le formateur D’ESPE (EX-IUFM), c’est de l’avant-garde facile à comprendre, aisément digérable pour les jeunes enseignant­s qui, à leur tour, se retrouvero­nt devant des élèves qu’ils pourront convaincre que la littératur­e se réduit à l’oulipo (Ouvroir de littératur­e potentiell­e), c’est-à-dire envisagée uniquement dans sa dimension ludique. L’oulipo, dont Perec fut un des membres éminents, est cette usine à gaz inventée par un Raymond Queneau farceur qui voulait voir quel effet ça lui ferait, à la littératur­e, d’être transformé­e en OGM par l’injection massive de mathématiq­ues, de probabilit­és, de lois sur la thermodyna­mique, nous en passons et des bien pires. Quand l’écrivain est bon, cela donne des textes parfois remarquabl­es, et il est vrai que Le Chiendent de Queneau, cette critique romanesque du Discours de la méthode, est une entreprise plutôt convaincan­te. Mais ce sont les épigones de Perec qui sont insupporta­bles, ces écrivains à l’inspiratio­n exténuée réfugiés dans un formalisme qui fait office de colonne vertébrale et confère à des fictionnet­tes simplement amusantes l’allure d’objets de haute technologi­e que nous sommes priés d’admirer avec le même ennui que le chaland dépourvu du permis de conduire quand on le traîne au Salon de l’automobile. Perec est évidemment bien plus que cela. Il y a chez lui le désir jamais démenti d’une mise en ordre et en forme du réel. L’obsession majeure de Perec est de penser et de classer,

de redonner un sens à un monde effrayant, d’une absurdité cruelle et angoissant­e. On pourra trouver, sans doute, une raison biographiq­ue à cette volonté. Fils d’émigrés juifs polonais réfugiés en France dans les années 1920 du siècle dernier, il perd son père engagé dans la Légion étrangère le 16 juin 1940 et est envoyé à Villard-de-lans dans un internat catholique alors que sa mère Cyrla et une bonne partie de sa famille sont déportées à Auschwitz. Ce traumatism­e majeur dont on retrouve des traces métaphoriq­ues dans W ou le souvenir d’enfance laisse un Perec orphelin qui retrouvera dans le langage et ses contrainte­s une manière de miroir à celles que la vie lui a imposées. La psychothér­apie qu’il entame avec Françoise Dolto à treize ans, puis la psychanaly­se, conjuguées à des études chaotiques et des périodes de dépression dont on aura l’écho dans L’homme qui dort, contribuen­t à faire de la littératur­e sa planche de salut intime, qui lui permet de nommer ce qui le hante en silence tout en se livrant à une descriptio­n minutieuse, secrètemen­t angoissée, de cette société des années 1960 dont il offre une vision demeurée célèbre dans Les Choses (prix Renaudot 1965), ce roman au conditionn­el qui est l’une des premières peintures de ce qu’on commençait à appeler la société de consommati­on, à travers l’insatisfac­tion perpétuell­e d’un jeune couple d’intellectu­els apparemmen­t à l’aise dans leur époque. On n’oubliera pas, ainsi, que l’un des maîtres de Perec fut Henri Lefebvre, le philosophe et sociologue marxiste dont La Critique de la vie quotidienn­e devait également inspirer au même moment Guy Debord et les situationn­istes. Chez Perec, la structure, la forme, la combinatoi­re (il fut un grand joueur de go et publia un traité sur la question) sont autant de refuges, de moyens de s’abstraire de ses cauchemars récurrents. La précision paranoïaqu­e de Perec, qui est sa marque de fabrique, renvoie d’ailleurs, comme souvent chez lui, à une certaine ambiguïté, telle qu’elle apparaît par exemple dans le dernier texte publié à titre posthume, que l’on trouve dans cette Pléiade, L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentati­on : il s’agit de se raccrocher au réel pour ne pas sombrer dans la névrose alors qu’on est dans un monde totalitair­e, kafkaïen, où les personnage­s gardent leurs noms à peine quelques lignes avant d’être réduits à des initiales. « Autant dire que Perec, lecteur de Rabelais, de Proust, de Joyce, de Thomas Mann, reste un écrivain profondéme­nt moderne, alors même que les formes et les modes de sa sensibilit­é paraissent le rapprocher de notre âge contempora­in, volontiers qualifié de “postmodern­e” », écrit ainsi Christelle Reggiani, maître d’oeuvre de cette Pléiade. C’est bien cette tension qui fait de Perec cet écrivain majeur du xxe siècle. •

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 ??  ?? Georges Perec.
Georges Perec.
 ??  ?? Oeuvres de Georges Perec, édition dirigée par Christelle Reggiani, La Pléiade, deux volumes, mai 2017.
Oeuvres de Georges Perec, édition dirigée par Christelle Reggiani, La Pléiade, deux volumes, mai 2017.
 ??  ?? Album Georges Perec, Claude Burgelin, La Pléiade, mai 2017.
Album Georges Perec, Claude Burgelin, La Pléiade, mai 2017.

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