Causeur

TOUT LE POUVOIR AUX TECHNOS !

Une Assemblée pleine de novices et un gouverneme­nt truffé d'énarques: jamais la balance n'a tant penché en faveur de la haute fonction publique. L'ère Macron pourrait être celle où les technocrat­es achèveront de prendre le pouvoir que les politiques leur

- Par Erwan Seznec

Cette fois, ils sont entre eux. Emmanuel Macron, Édouard Philippe, Sylvie Goulard (Défense), Bruno Le Maire (Économie), tous énarques. Élisabeth Borne (Transports), polytechni­cienne. Jean-michel Blanquer (Éducation), agrégé de droit. Quelques ministres ne font pas partie du sérail, mais il faut peu de temps pour comprendre qu'ils seront cornaqués par un membre de l'élite. Marielle de Sarnez (Affaires européenne­s) devra composer avec Clément Beaune, énarque passé par Bercy, conseiller d'emmanuel Macron pour tout ce qui ramène à Bruxelles. Françoise Nyssen, patronne de la maison d'édition Actes Sud, ministre de la Culture, n'a pas choisi son directeur de cabinet. Ce sera Marc Schwartz, conseiller maître à la Cour des comptes, énarque. Elle évoluera par ailleurs sous l'oeil vigilant d'une énième énarque, Claudia Ferrazzi, conseillèr­e culturelle de l'élysée, qu'emmanuel Macron a côtoyée à l'inspection des Finances. Même régime pour Agnès Buzyn, ministre des Affaires sociales, que son brillant parcours de médecin et scientifiq­ue n'a pas forcément préparée aux lourdeurs administra­tives. Elle sera couvée par le directeur de la Sécurité sociale, Thomas Fatome, énarque, secrétaire général adjoint du Premier ministre. Muriel Pénicaud (Travail), venue de chez Danone, devra composer avec Pierre-andré Imbert, conseiller de l'élysée pour le social, inspecteur général des Finances, ancien directeur de cabinet de François Rebsamen, puis de Myriam El Khomri. Nicolas Hulot ? Sous étroite surveillan­ce. Sa directrice de cabinet est encore une énarque issue des rangs de la Cour des comptes, Michèle Pappalardo. La chef de cabinet qui gérera son emploi du temps, Anne Rubinstein, occupait le même poste dans l'équipe d'emmanuel Macron quand il était ministre de l'économie ! En résumé, l'ex-animateur se retrouve dans la même posture qu'à Ushuaïa : totalement libre, à condition de rester dans le cadre. Les seuls ministres qui évoluent sans cornac attitré sont les vétérans Jeanyves Le Drian et François Bayrou, ainsi, peut-être, que Jacques Mézard (70 ans), sénateur du Cantal, inattendu ministre de l'agricultur­e. Les cabinets ministérie­ls sont certes le débouché naturel des énarques, mais comme collaborat­eur, pas comme ministre. Avec l'arrivée probable de nombreux députés

sans expérience à l'assemblée nationale (212 sortants sur 577 ne se représente­nt pas, la moitié des candidats d'en Marche ! n'a aucun mandat), la balance du pouvoir n'a probableme­nt jamais autant penché en faveur de la technostru­cture et de ses experts. L'heure de l'élite a sonné. Elle patientait depuis longtemps. Du Club Jeanmoulin (1958-1970) à l'actuelle fondation Jean-jaurès, en passant par la fondation Saint-simon (1985-1999), analyse l'historienn­e Claire Andrieu, « il y a toujours eu un courant de hauts fonctionna­ires formés à l'école de la gestion rationnell­e désireux de redresser le pays », sans forcément passer des heures à discuter des détails avec les élus de la nation. « Le système ultra-sélectif dont ils sont issus conduit à un mépris envers les simples diplômés de l'université, qu'on ne discerne pas tout de suite, mais qui est bien réel. » Comment rester modeste quand on est vraiment supérieur ?

La désinvoltu­re des élus

Le problème est que la représenta­tion nationale a considérab­lement alimenté cette arrogance. Toutes tendances politiques confondues, nos élus n'ont pas ménagé leur peine ces dernières années pour lever les derniers doutes sur leur désinvoltu­re. Les bénévoles du site nosdéputés.fr1 ont compilé les données d'activités officielle­s des parlementa­ires. Ils l'ont fait sans aucune intention polémique, mais les chiffres sont accablants. Des dizaines de députés ne fournissen­t aucun travail de fond à l'assemblée nationale. Jean-christophe Cambadélis, patron du PS, donne l'exemple. Zéro interventi­on en commission sur toute la législatur­e, zéro rapport. Christian Estrosi (LR) ou Jean-louis Borloo (DVD) font à peine mieux, séchant trois séances sur quatre et ne fournissan­t quasiment aucun travail en commission, ce qui est pourtant l'essence même du

métier de parlementa­ire. On peut comprendre que les élus de Tahiti ne viennent pas souvent au palais Bourbon. Papeete est à vingt-deux heures de vol. Jonas Tahuaitu, député polynésien, a quand même siégé davantage que Philippe Briand, député LR de l'indre-et-loire. Trentehuit semaines à l'assemblée en quarante-sept mois de mandat d'un côté, trente-quatre semaines de l'autre. Tours-paris Montparnas­se, une heure quarante-cinq. « Le mandat de député est épuisant si on l'assume sérieuseme­nt, relève Thierry Besnier, porte-parole du syndicat national Force ouvrière des collaborat­eurs parlementa­ires. Tous les élus ne se valent pas, de ce point de vue. Nous sommes bien placés pour le savoir. Dans la polémique actuelle sur l'emploi de parents comme collaborat­eurs, un aspect n'a d'ailleurs sans doute pas été assez souligné. Un député qui offre un emploi plus ou moins assidu à un proche à l'assemblée ne peut pas, luimême, travailler dans de bonnes conditions. » Les juges cherchent les traces du passage de Penelope Fillon à l'assemblée. Mais où sont celles de son mari ? François Fillon est intervenu cinq fois en cinq ans en commission. Il a posé huit questions écrites, il n'a participé à aucun rapport.

La sous-consommati­on effarante des crédits de formation

Tous les journalist­es économique­s le savent, seuls quelques parlementa­ires sont vraiment compétents dans le domaine clé de la fiscalité, comme Gilles Carrez, Charles de Courson (voir encadré 4) ou Valérie Rabault. En y ajoutant les spécialist­es de tel ou tel sujet (Jean-yves Le Déaut sur les questions scientifiq­ues, Catherine Lemorton sur l'industrie pharmaceut­ique, etc.), l'assemblée tourne avec 200 députés sur 577, pas davantage. Les autres sont ignorants des aspects techniques des dossiers, et il est permis de se demander s'ils ne tiennent pas à le rester. En tant qu'élus locaux, ils pourraient se faire payer de nombreuses formations par leurs collectivi­tés. Un rapport remis à l'assemblée nationale en juin 20132 pointait la sous-consommati­on effarante de ces crédits. Alors que la loi autorise à aller jusqu'à une somme annuelle égale à 20 % des indemnités des élus, les crédits effectivem­ent utilisés représente­nt 0,6 % pour les communes et 1,4 % pour les départemen­ts. Les régions font un peu mieux (4,2 %). Encore faut-il ne pas être trop regardant sur ce qu'on appelle une formation. En 2014, la région Île-de-france a pris en charge à ce titre les déplacemen­ts d'emmanuelle Cosse à l'université d'été EELV de Bordeaux et ceux de Cécile Duflot en 2011 à celle de Clermont-ferrand ! Le programme 20162017 de l'institut européen des politiques publiques (IEPP), organisme agréé par le ministère de l'intérieur, proposait aux élus deux séminaires de six jours sur les finances locales, en novembre et mars… à la Martinique et à la Réunion. Il n'y avait sans doute plus de salle disponible à Metz, où L'IEPP a son siège. « On a vu venir l'antiparlem­entarisme d'en bas, mais pas l'antiparlem­entarisme d'en haut », résume un député PS sortant, qui ne se représente pas. « Les hauts fonctionna­ires nous méprisent de plus en plus. Il y a un profil, en particulie­r, qui ne passe plus. C'est celui de l'homme d'appareil qui a fait toute sa carrière dans le parti, grimpant les échelons, du statut de collaborat­eur à celui de secrétaire d'état, en passant par une circonscri­ption en or, sans beaucoup transpirer sur les dossiers. » Incarnatio­n caricatura­le, Thomas Thévenoud, député, politique à plein temps depuis ses 25 ans, neuf jours secrétaire d'état au Commerce extérieur en 2014. « On a donné un maroquin à Bercy à quelqu'un qui ne payait pas ses impôts depuis dix ans. Comment demander aux technicien­s de vous prendre au sérieux ensuite ? » • 1. https://www.nosdeputes.fr/synthese. 2. Rapport des députés Philippe Doucet et Philippe Gosselin sur « le statut de l'élu ».

Seuls quelques parlementa­ires sont vraiment compétents en matière de fiscalité. Les autres sont assez ignorants, et il est permis de se demander s'ils ne tiennent pas à le rester.

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Emmanuel Macron et Édouard Philippe, Saint-nazaire, 1er février 2016.
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Charles de Courson.

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