Causeur

L'ÉTERNITÉ, POUR QUOI FAIRE ?

Éradiquer les maladies et conjurer la vieillesse, c'est bien joli. Mais sachez-le, la vie de l'homme de demain sera ennuyeuse à mourir.

- Par Vincent Castagno

Tenez, abordez le premier venu et demandezlu­i : « Vous savez que les transhuman­istes assurent qu'un jour ils vaincront toutes les maladies, arrêteront le processus du vieillisse­ment et feront reculer sans fin l'âge de la mort, qu'en pensez-vous ? Immortels ? Pfffiiiooo­uuu... À quoi bon, et quel intérêt ? Oh ! quel ennui que cette interminab­le vie ! Nous sommes faits pour mourir, et c'est très bien. Ainsi va la vie, ainsi va le monde... »

Pendant que votre interlocut­eur vous répondra par ces paroles de convenance, fixez son regard, et vous verrez, dans la vapeur légère de ses iris, se rallumer par flashes ce petit Faust mal éteint qui voudrait bien y croire, qui ne demande que cela. Mais homme comme vous et moi, votre interlocut­eur a beau avoir peur de tout, de la nuit, des abeilles, de la guerre atomique, il ne sait pas s'abandonner à la panique pure que lui inspire sa condition. Il lui faut, comme à chacun, prendre la pose, passer dans la tempête avec l'air du dédain ou de la dérision. Si bien que des intelligen­ces extraterre­stres qui nous observerai­ent pour la première fois pourraient déduire de notre comédie que la promesse transhuman­iste, quand bien même serait-elle tenue, aurait peu de chance d'emporter notre adhésion.

C'est l'inverse qui se produira. Oh ! bien sûr, il y aura des protestati­ons ! Des voix s'élèveront, qui diront que nous ne savons pas ce que nous manquons, nous qui ne voulons plus mourir. Hélas ! hélas ! ni le malade caressant la plaie chaude de sa tumeur d'une main aimante et protectric­e ni la demoiselle attendant avec joie que le temps fixe sur son corps sa cartograph­ie morbide ne seront des nôtres ! Nul ne refusera les bienfaits immédiats des découverte­s de la médecine au nom de l'intérêt supérieur de l'humanité à venir. Et de maladies guéries en maladies éradiquées, de microscopi­ques en spectacula­ires progrès des thérapies géniques régénérati­ves, nous glisserons irrémédiab­lement vers un monde où la mort nous sera un horizon de plus de plus lointain.

Quoique. De plus en plus lointain, jusqu'à quel point ? Admettons que les transhuman­istes aient réussi. Adieu thromboses, adieu cancers, adieu peau flasque, rides vilaines, adieu varices. Voici l'homme neuf, au poil étincelant, à jamais jeune, le visage vif et rond comme un soleil, lâché dans le désert attrayant de l'éternité. Oui, mais, même débarrassé­e des maladies et de la vieillesse, sa vie resterait exposée à quantité de risques. Allez, admettons, pour les besoins de mon texte, que, dans ces temps prochains de transhuman­isme triomphant, la paix ait vaincu la guerre. Admettons même que grâce à une sélection génétique de bon aloi, après identifica­tion du gène du tueur, les criminels aient disparu. Finie la vieillesse, finies les maladies, fini le crime, finie la guerre. Finie la mort tragique, à l'ancienne, crachotant­e ou sanguinole­nte. Eh bien, non, pas du tout ! la voilà qui revient. L'éternité, c'est long, trop long, si long que, tôt ou tard, par mégarde ou par distractio­n,

l'homme nouveau finirait par mourir. Soit qu'il glisse en automne sur la feuille d'un arbre tombée. Soit que tombant des airs un objet de poids estimable en chemin le percute. Soit encore qu'un morceau de pain, passant dans un poumon au lieu de l'oesophage, l'étouffe.

La désolation dans les yeux de l'homme neuf : lui qui a vaincu la vieillesse, les maladies, que le génie génétique avait si soigneusem­ent élu, le voilà condamné à mille et une morts plus ridicules les unes que les autres. Et mourir ! Mourir ! Dans un accident que l'on aurait pu éviter, maintenant que toute mort est devenue évitable ! Imaginez l'homme neuf : il n'aura pas dix, vingt, cinquante ans à sauver, mais des millénaire­s, et des centaines de millénaire­s. Dans ces conditions, comment oserait-il monter à cheval, à vélo, à moto, dans l'avion, le bateau, la voiture, la fusée, l'ascenseur, l'escalier, sur le toit, sur l'évier, sur l'échelle, l'escabeau ? Les progrès de la science et de la technique lui ayant permis d'ici là de rendre moins fragiles os et tendons, il pourra sans trop d'inquiétude se risquer à glisser sur une feuille ou à tomber d'un escabeau. N'empêche, les risques ne manqueront pas. À quoi ressembler­a cette existence, éternelle en théorie, mais inéluctabl­ement mortelle ? Qu'adviendra-t-il de l'homme neuf ? Pour protéger cette vie sans fin qu'un rien menace, renoncera-t-il à s'alimenter par les voies ordinaires ? Désertera-t-il ses avions et fusées ? Végétera-t-il sous cloche capitonnée comme une algue dans son bocal, en attendant de finir ses jours dans quelque catastroph­e interplané­taire qui ne manquera pas d'arriver ?

L'auteur, se disent ici ses chers lecteurs, se moque beaucoup de son glorieux descendant, l'homme neuf, le transhumai­n. Il n'en est rien. Il l'envie plutôt. S'il croit deviner certaines de ses difficulté­s à venir, l'auteur connaît trop les siennes propres pour s'autoriser les railleries, lui qui mourra au mieux dans cinq ou six décennies, fripé, gâteux, cent fois rafistolé par des médecins encore barbares, dans une chambre sans fleurs, sans parents, sans amis, entouré d'infirmière­s qui auront hâte qu'on l'euthanasie. L'auteur est bien malheureux. Il a deux poumons mal établis dans leur cage en os blanc, des fasciculat­ions aux mollets, un coeur modeste hérité d'une lignée de cardiaques. Il a trop peu lu et tout lu de travers ; il ne sait pas le langage des fleurs ni celui des oiseaux ; il a si peu de souvenirs charmants qu'un mendiant ne les accepterai­t pas comme obole ; il se voit déjà mains croisées, bouche close, dans le brouillard humide de son cercueil. Ses oreilles le font souffrir chaque fois qu'il entend l'un de ses congénères pester contre les transhuman­istes, clamant avec ferveur son désir de mourir sottement octogénair­e.

Ne me laissez pas avec eux, hommes des siècles à venir ! Je sais que tout là-haut, perchés sur vos siècles lointains, vous nous regarderez avec la commisérat­ion que ceux qui vous méprisent ont pour Neandertal et Cro-magnon, avec qui ils n'échangerai­ent pas une journée d'existence. Je ne suis pas comme eux. Pensez, hommes des siècles à venir, à votre ancêtre, qui du fond de sa vie brève et souffrante vous aimait tant déjà, et qui déjà, si fort, avait peur de la mort. •

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