Causeur

L'UTÉRUS ARTIFICIEL EST L'AVENIR DE LA FEMME

La féministe atypique Peggy Sastre considère la grossesse comme une source majeure d'inégalité sexuelle et d'aliénation. Pour offrir aux femmes la possibilit­é d'enfanter sans malheurs, elle rêve d'incubateur­s.

- Entretien avec Peggy Sastre, propos recueillis par Daoud Boughezala

Causeur. Dans Ex utero (La Musardine, 2009), vous estimiez que « la femme s’est bien fait mettre par l’évolution ». Le beau sexe est-il vraiment si peu gâté par la nature ?

Peggy Sastre. À mon avis, que je ne veux imposer à personne, la grossesse et l'élevage des enfants sont l'une des pires sources d'aliénation possibles. C'est pourquoi, selon mon échelle de valeurs, les femmes ne pourront pas connaître de véritable autonomie tant qu'elles n'auront pas la possibilit­é de s'en débarrasse­r. Cela dit, au fil de mes recherches et du cheminemen­t de ma pensée, j'ai un peu nuancé ce point de vue car, selon des critères purement darwiniens, la femme sort plutôt gagnante de l'évolution. Entre autres, parce que nous sommes aujourd'hui héritiers d'un matériel génétique constitué deux fois plus de femmes que d'hommes.

Que voulez-vous dire par là ?

La grossesse et l'allaitemen­t ont poussé les femmes ancestrale­s à la prudence, au dégoût du risque, à la dépendance – autant de facteurs qui leur ont permis une déperditio­n génétique bien moindre que les hommes. À l'inverse, au cours de notre histoire évolutive, en ayant quasiment la possibilit­é de mourir après avoir éjaculé, les hommes ne se sont pas privés pour mourir en masse sans jamais s'être reproduits ! Dans la savane, grandir sans père était difficile pour un enfant, mais sans mère, il en allait littéralem­ent de sa survie. C'est de ce différenti­el d'investisse­ment parental que découle la grande majorité des différence­s comporteme­ntales entre hommes et femmes toujours observable­s aujourd'hui.

Par son déterminis­me, votre « évoféminis­me » basé sur une lecture darwinienn­e de l'histoire me rappelle l'orthodoxie marxiste. Dans votre raisonneme­nt, les facteurs biologique­s occupent une telle place que seule une révolution transhuman­iste semble en mesure de libérer la femme asservie par son corps…

Je considère la biologie comme un point de départ et en aucun cas un repère normatif. À bien des égards, je ne pense pas du tout que la nature fait bien les choses, mais plutôt qu'elle empile les tas de merde. Aussi suis-je en effet darwinienn­e pour être artificial­iste, individual­iste et progressis­te. Je vous le dis tout net : avoir un enfant « naturellem­ent » n'est tout simplement pas compatible avec ce que je considère être le summum de l'épanouisse­ment personnel, à savoir consacrer son existence à la connaissan­ce, et si possible à son progrès. Pendant la grossesse, de nombreux processus physiologi­ques poussent la mère à s'attacher à l'enfant, ce qui est biologique­ment logique puisque les mammifères ont eu tout intérêt à avoir des mères dévouées dont ils dépendent entièremen­t, avec lesquelles ils fusionnent un certain laps de temps. Mais je pense que nous sommes arrivés à un stade de notre évolution où, du moins dans les pays les plus développés, il est envisageab­le de couper, ou du moins de relâcher ce cordon.

… en fabriquant des enfants en incubateur­s (ectogenèse) pour que la procréatio­n soit totalement découplée du sexe ?

Oui. Même s'il est évidemment extrêmemen­t difficile de prévoir les répercussi­ons d'une technologi­e qui n'existe pas encore et qui, une fois au point, demandera beaucoup de temps pour se massifier et n'abolira très probableme­nt pas les autres modes de reproducti­on. Rassurez-vous, la fécondatio­n in vitro, la contracept­ion, ou le lait maternisé n'ont fait disparaîtr­e ni les inséminati­ons naturelles, ni l'espèce humaine, ni l'allaitemen­t. Ainsi, s'il est quasiment impossible que l'ectogenèse devienne le mode de procréatio­n par défaut de l'espèce humaine avant un bon paquet de milliers d'années, son développem­ent n'en fraiera pas moins la voie à l'égalité entre les sexes. À l'heure actuelle, le mariage et la reproducti­on font partie des premiers facteurs des inégalités salariales entre hommes et femmes. Pour ne prendre qu'un exemple banal, songez qu'une femme qui se marie et enfante va consacrer moins de temps à son travail qu'à sa vie de famille (alors que chez la moyenne des hommes, c'est l'inverse), ce qui aggrave les inégalités salariales.

Le monde que vous ébauchez s'annonce ultra-individual­iste : la reproducti­on artificiel­le pourrait faire exploser le tabou de l'inceste et de la monogamie, autant dire les fondements du couple et de la famille. Assumez-vous cette révolution anthropolo­gique ?

Je ne vois pas en quoi l'ectogenèse abolirait la monogamie et le tabou de l'inceste. Le fait qu'une part de notre espèce puisse s'affranchir de la classe des mammifères placentair­es n'est pas en soi un obstacle à la monogamie – quelques espèces d'oiseaux sont ainsi des modèles (dans le sens méthodolog­ique, pas moral) de monogamie dans la recherche. Quant au tabou de l'inceste, il existe notamment parce qu'il permet d'éviter des malformati­ons causées par un médiocre brassage génétique : que vous vous reproduisi­ez par ectogenèse ou pas n'y changera rien. Sans oublier que la polygamie demeure le régime matrimonia­l d'une grosse majorité de l'humanité, que la monogamie s'est globalemen­t imposée à coups de trique et qu'une bonne partie des agressions et violences sexuelles se font entre apparentés. L'espèce humaine n'est pas un édifice piqué sur des fondations immuables, elle évolue, elle est historique, comme tout le vivant. Que l'ectogenèse permette d'accélérer un peu le mouvement ne m'effraie aucunement.

On croirait presque entendre la féministe américaine Donna Haraway, auteur du Manifeste cyborg. Vous imaginez toutes les deux des lendemains qui chantent où les femmes se trouveraie­nt libérées de la maternité et « augmentées » par des implants robotiques qui les rendraient quasi asexuées. La femme cyborg conduit-elle l'humanité à l'obsolescen­ce des sexes ?

Non, pas à l'obsolescen­ce, mais à un gain de diversité et de nuance. La sexualité (dans le sens pratique et comporteme­ntal du terme, et non identitair­e) a beaucoup à gagner à s'éloigner de la reproducti­on. Avec la contracept­ion, les femmes ne sont pas du tout devenues asexuées – dans le sens de frigides –, c'est même tout l'inverse : ne pas craindre de tomber enceinte à chaque rapport est assez bénéfique à la prise de plaisir. Au fond, je pense que les humains ont voulu « s'augmenter » depuis leurs origines : nous sommes une espèce qui ne se satisfait pas de ce qu'elle a ni de ce qu'elle est. Et j'y vois l'une de ses plus grandes qualités. •

 ??  ?? Féministe et journalist­e scientifiq­ue, Peggy Sastre a dernièreme­nt publié La domination masculine n'existe pas (Anne Carrière, 2015).
Féministe et journalist­e scientifiq­ue, Peggy Sastre a dernièreme­nt publié La domination masculine n'existe pas (Anne Carrière, 2015).
 ??  ?? La domination masculine n'existe pas, éditions Anne Carrière, 2015.
La domination masculine n'existe pas, éditions Anne Carrière, 2015.

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