Causeur

« LA MORALE NE SE DÉCRÈTE PAS »

Dans les affaires Fillon et Ferrand, la justice, incapable de trouver la bonne distance avec le tumulte médiatique, a été trop puis pas assez intrusive. Quant à la moralisati­on de la vie publique, la magistratu­re a certes son rôle à jouer, mais devrait d'

- Entretien avec Béatrice Brugère, propos recueillis par Élisabeth Lévy

Causeur. Après les révélation­s du Canard enchaîné et celles du Monde, et jusqu'à ce que le parquet de Brest finisse par ouvrir une enquête préliminai­re, tout le monde a admis comme une vérité révélée que, si les faits reprochés à Richard Ferrand (et reconnus par lui) étaient moralement douteux, ils n'étaient nullement illégaux. Était-ce votre avis ? Peutil exister un tel écart entre la loi et la décence commune, de sorte que des agissement­s manifestem­ent peu glorieux ne soient pas sanctionné­s ? Béatrice Brugère. Très souvent, quand les faits sont douteux du point de vue de la morale, la règle de droit n'est pas très loin. Encore faut-il la connaître ou vouloir la chercher. Mais vous posez également la question de l'interpréta­tion de la loi qui peut être subjective ou plus ou moins rigoureuse. Quand une affaire est révélée par la presse, elle devient ce que les parquets appellent une affaire « dite sensible », et dans ces cas-là la pratique consiste à faire des vérificati­ons sommaires, ne seraitce que pour exonérer la personne visée par ces révélation­s qui peuvent être dévastatri­ces. Notre société de communicat­ion modifie également les pratiques judiciaire­s. Si le parquet ne le fait pas, il prend le risque que la presse mène les enquêtes à sa place. C'est ce qui s'est passé dans le cas Ferrand : la presse a mis au jour, grâce au témoignage de l'ancien bâtonnier de Brest, une possible violation du Code mutualiste sanctionné­e de cinq ans d'emprisonne­ment, un montage hasardeux d'une SCI ainsi qu'une activité de conseil qui pourrait laisser apparaître d'autres soupçons. Cependant, la loi ne prévoit pas tous les cas, car la morale publique aussi évolue. Ce qui était toléré il y a encore peu ne l'est plus. Il faut donc se méfier de l'anachronis­me de certaines situations par rapport à nos jugements moraux. Dans l'affaire Fillon, le PNF a ouvert une enquête préliminai­re vingt-quatre heures après la parution du premier article du Canard. Là, il s'est immédiatem­ent déclaré incompéten­t. N'y a-t-il pas une différence de traitement propre à nourrir le soupçon d'instrument­alisation politique de la justice ? Compte tenu de sa mansuétude vis-à-vis de Richard Ferrand, la justice a-t-elle fait preuve d'un zèle excessif vis-à-vis de François Fillon ? A-t-elle influencé l'élection ? Oui, vous avez raison. Il y a objectivem­ent une différence de traitement, mais il y a également une différence de situation : François Fillon était sous les feux médiatique­s en tant que candidat à l'élection et donc tout a été amplifié à ce titre, les décisions de la justice comme les commentair­es de ses amis ou détracteur­s. Enfin, il y avait l'idée que l'on voulait se faire à ce moment précis de la probité d'un futur président. Ce contexte explique largement le traitement exceptionn­el de cette affaire. Cela dit, cette différence de traitement, qui est sans cesse mise en avant dans les dossiers médiatisés, est en réalité très répandue, même si c'est regrettabl­e, car elle tient à la nature même du traitement judiciaire, fruit de sensibilit­és, de subjectivi­tés et de compétence­s différente­s. De plus, il est évident que dans un contexte de lutte politique tous les coups sont permis… D'où le soupçon de politisati­on de la justice… En tout cas, il y aura sans doute un avant et un après Fillon dans le traitement des affaires politicoju­diciaires. La justice ne sort pas totalement indemne de ce dossier, car elle continuera, en effet, à porter le soupçon d'instrument­alisation politique. Je pense qu'il serait souhaitabl­e et sain, pour rétablir la confiance, que désormais les parquets fassent systématiq­uement une enquête de vérificati­on lorsque des élus sont mis publiqueme­nt en cause, pour rétablir une égalité de traitement. Dans le cas de Ferrand, après le retrait du PNF, il a fallu plusieurs jours, et sans doute la mobilisati­on des associatio­ns, qui font bien plus peur que des élus de droite, pour que le parquet de Brest ouvre. Un commentair­e ? Si la justice ne peut pas et ne doit pas être totalement soumise au feuilleton médiatique, elle ne peut pas non plus s'en extraire en se réfugiant dans une tour d'ivoire. Dans ce dossier précis, ce qui a pu surprendre ce n'est pas tant la décision du parquet d'ouvrir tardivemen­t que celle très rapide de ne pas enquêter. Or la justice est ellemême constammen­t convoquée au tribunal de l'opinion : avant même de juger elle est jugée. C'est pourquoi elle doit communique­r davantage pour s'expliquer sur ses choix ou son inaction. Dans ce contexte, les associatio­ns ont joué ce rôle de vigie ou de contrepoid­s. Quand bien même les parquets seraient techniquem­ent indépendan­ts, dès lors qu'ils sont l'instrument de la politique pénale du gouverneme­nt, comment échapper à une sorte de subordinat­ion qui les conduit à ne pas vouloir s'aliéner le pouvoir ? L'indépendan­ce de la justice ne doit pas être recherchée comme une fin mais comme un moyen pour garantir l'impartiali­té. L'indépendan­ce n'est pas l'autonomie de celui qui fixe sa propre norme, elle doit viser au contraire à laisser au magistrat la possibilit­é d'appliquer la norme sans contrainte ni influence. C'est pourquoi il faut penser l'indépendan­ce non pas comme un contre-pouvoir ou une liberté débridée mais comme une garantie sérieuse, à la fois pour la nomination et pour le déroulemen­t de carrière : le plus difficile n'est pas de plaire mais de déplaire.

Si la justice ne peut pas et ne doit pas être totalement soumise au feuilleton médiatique, elle ne peut pas non plus s'en extraire.

Si ces garanties sont inscrites, comme notre syndicat le réclame, dans une grande réforme constituti­onnelle, les magistrats ne seront pas pour autant dispensés d'appliquer la politique pénale décidée par le gouverneme­nt, soit par l'applicatio­n de la loi, soit par le respect des circulaire­s. Le gouverneme­nt a rebaptisé son projet de loi de moralisati­on en loi de confiance, mais au-delà du mot, la chose est désormais réclamée de toutes parts. En tant que magistrate, pensez-vous qu'il revient à la loi de « moraliser » la société ? Il ne me semble pas infondé que la politique soit porteuse d'une morale publique, et il faut sans doute dénoncer cette République dont beaucoup se servent plutôt qu'ils ne la servent. Cependant, la morale ne se décrète pas, elle s'éduque, elle s'enseigne, et dans le meilleur des cas elle se pratique – c'est la vertu. La loi peut encadrer, réguler, placer des pare-feu, définir ce qui est permis et ce qui ne l'est pas, et elle reflète une sorte de morale publique commune, mais la morale a un champ beaucoup plus large que la loi. C'est pourquoi cette exigence affichée de moralisati­on pose plus de questions qu'elle n'en résout. D'abord, on sait depuis Antigone qu'il y a des lois injustes ou immorales, parce que la loi exprime la morale dominante. Dans une société homogène cela ne pose pas de problème. Mais justement, existe-t-il encore dans notre société ouverte une morale dominante qui soit verticale, univoque et connue ? Aujourd'hui, la morale issue de notre culture judéo-chrétienne est contestée et concurrenc­ée par d'autres normes. Notre société est entrée dans un concert normatif polysémiqu­e, on peut le regretter mais c'est un fait. Il conviendra­it donc, si on voulait assigner à la loi la lourde responsabi­lité de moraliser la vie publique, de commencer par définir la morale dont il est question. Et que vous inspirent les premiers éléments du texte, qui ont été présentés comme une base de travail par François Bayrou ? Ce qui en ressort, c'est que le texte sera plutôt un code éthique, sans doute nécessaire, pour parer aux conflits d'intérêts et assainir le financemen­t des élections, qu'une loi répressive de lutte contre la corruption des acteurs publics. Mais, je le répète, la morale ne se réduit pas au respect de la règle. On peut être immoral et dans la légalité, c'est tout le problème de cet espace qui nous échappe. Il faut revenir à Péguy dénonçant l'argent roi et la corruption de certains élus de la République, toujours prête à resurgir. Ce n'est pas seulement de lois que nous avons besoin, mais d'une véritable politique pénale dotée de moyens réels et d'organes de contrôle indépendan­ts, portée par une vraie volonté politique et un discours métapoliti­que. On peut donc évaluer une politique de moralisati­on à travers certains critères comme le traitement des lanceurs d'alerte, la liberté de la presse et d'expression, et l'existence de réels contrepouv­oirs au sein des institutio­ns, y compris judiciaire­s. La justice jouera son rôle dans ce processus si, ellemême moralisée dans ses pratiques, elle sanctionne de manière transparen­te, équitable et proportion­née. Le garde des Sceaux François Bayrou a été dernièreme­nt critiqué pour son soutien sur Twitter à la ministre Marielle de Sarnez. A-t-il manqué à son devoir d'impartiali­té ? Les nombreuses polémiques nées de tweets devraient nous interroger sur la pratique intempesti­ve du tweet comme nouveau mode de communicat­ion politique. Le tweet réussi est à la fois une expression ramassée qui confère au message une lourde charge symbolique et une parole qui s'inscrit dans l'action. Un tweet apparemmen­t anodin peut se révéler une arme de destructio­n massive. Le cas reproché à notre garde des Sceaux peut sembler plus anecdotiqu­e mais il révèle un soutien amical et partisan lié à l'appartenan­ce à un même mouvement, le Modem, là où, de la part du ministre de la Justice, on espérait un positionne­ment distancié et neutre. Ce qui aggrave l'affaire, c'est qu'au même moment, il ne dit pas un mot pour son collègue Richard Ferrand. Il est certain que cela ressemble à un coup de canif dans l'impartiali­té exigible du garde des Sceaux. L'ancien Premier ministre Édouard Balladur vient d'être mis en examen dans l'affaire Karachi. Comprenez-vous cette décision des années après les faits ? Je la comprends, mais je sais que, vu de l'extérieur, cela s'apparente à un dysfonctio­nnement. Certes, le temps judiciaire n'est pas celui des médias ou des politiques, mais là on est en dehors du temps raisonnabl­e que l'on doit pouvoir attendre de notre justice. Cette lenteur n'est d'ailleurs pas sans conséquenc­e puisque la loi du 27 février 2007 sur la prescripti­on introduit un délai butoir de douze ans pour les infraction­s cachées, de sorte que tout le volet de corruption sur les frégates est prescrit. Il est vrai que la complexité de nos procédures permet à toute partie qui y a un intérêt de jouer l'enlisement. De plus l'affaire Karachi a la particular­ité de toucher le coeur de certaines pratiques politiques, ce qui la rend très difficile à instruire. C'est pourquoi je suis favorable à ce que l'on bascule sur le modèle italien, où la justice reprendrai­t la maîtrise des enquêteurs de la police judiciaire et des moyens qu'elle affecte à chaque dossier. En France, la PJ dépend d'une double tutelle, le ministère de l'intérieur et le ministère de la Justice, mais c'est le premier qui l'emporte, parce que c'est de lui que dépendent les carrières. Il y aurait une vraie révolution à faire pour redonner à la justice ses moyens d'action. •

Je suis favorable à ce que l'on bascule sur le modèle italien, où la justice reprendrai­t la maîtrise des enquêteurs de la PJ.

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