Causeur

Gens du voyage, les montagnard­s sont las !

La multiplica­tion des campements illégaux de forains issus de la « communauté des gens du voyage » a provoqué un ras-le-bol général dans les alpages de Haute-savoie. Les étés chauds ne sont plus le monopole des ZUP.

- Luc Rosenzweig

La vie estivale de la Haute-savoie, telle qu'elle se reflète dans les médias locaux et nationaux est, d'ordinaire, un mélange d'idylle montagnard­e et lacustre à l'usage des nombreux vacanciers venant y séjourner et de récits horribles d'accidents mortels d'alpinistes, mêmes expériment­és, de randonneur­s souvent imprudents, de pratiquant­s de sports extrêmes, comme le parapente ou le Base jump, victimes de leur passion. En cet été 2017, un autre sujet récurrent, naguère relégué en brève dans les pages locales, est venu s'imposer parmi les grands classiques des chroniques de l'été : les affronteme­nts répétés entre les population­s locales et des groupes de gens du voyage, essentiell­ement Manouches, Sinti et Roms bien français (rien à voir avec les Roms des Balkans présents dans les grandes villes de France).

Ces heurts, qui n'ont eu, pour l'instant et heureuseme­nt, d'autres conséquenc­es que quelques bleus et contusions pour les protagonis­tes, se produisent à l'occasion d'occupation­s illégales de terrains publics et privés par des groupes de caravanes de gens du voyage cherchant un endroit pour passer un été tranquille, avec l'espoir d'y exercer avec profit leurs activités traditionn­elles : ferraillag­e, travaux d'entretien des habitation­s, services divers comme l'affûtage des outils et le rempaillag­e des sièges. D'année en année, leur nombre s'accroît, car ils trouvent dans le secteur une météo qui convient à leur mode de vie (ni trop humide ni trop chaude) et un environnem­ent économique favorable à leurs affaires.

Alors que les artisans de la place ont désormais pris l'habitude, comme leurs confrères urbains, des congés d'été et des destinatio­ns lointaines, de nombreux propriétai­res de résidences secondaire­s, souvent aisés et âgés, ont besoin de services d'entretien de leur maison et de jardinage, ainsi que de petits travaux d'extérieur et d'intérieur. Et bien sûr, on ne peut pas exclure quelques activités moins légales…

Aux « gens du voyage » au sens administra­tif, c'est-àdire aux citoyens français ou étrangers titulaires d'un titre de séjour mais ne disposant d'aucun domicile fixe, s'ajoutent des personnes et des familles sédentaris­ées qui reprennent leur ancien mode de vie pendant l'été, comme les commerçant­s forains sur les marchés de Haute-savoie, quand leur clientèle citadine, de Paris ou de Lyon, est montée prendre le bon air. Mais, en plus de ces migrants économique­s temporaire­s, il faut compter avec les participan­ts des rassemblem­ents religieux organisés par des obédiences chrétienne­s évangélist­es spécialisé­es dans la conquête spirituell­e de ces catégories de la population, dont la plus importante est Vie et Lumière, qui revendique plus de 100 000 fidèles en France. Ainsi, la Haute-savoie est-elle devenue une destinatio­n vedette pour les diverses composante­s des descendant­s de tribus venues d'inde dans des temps très anciens, mais qui ont préservé leur mode de vie et leur langue en dépit de toutes les pressions exercées sur elles pour qu'elles s'assimilent.

Qu'une minorité de ces « nomades autoentrep­reneurs » se livrent à des activités plus délictueus­es que le traditionn­el business au black arrondissa­nt le RSA est attesté par la rubrique justice des journaux régionaux, qui font régulièrem­ent état de condamnati­ons d'individus « issus de la communauté des gens du voyage ». Cela ne justifie pas, bien sûr, que l'ancestral amalgame des gitans de toutes obédiences à des voleurs de poules et autres kidnappeur­s d'enfants se perpétue ad infinitum, mais allez expliquer cela à votre voisin qui découvre, en arrivant début août dans son pimpant chalet récemment rénové, que les chenaux et gouttières en cuivre qui →

faisaient sa fierté ont été démontés pour être échangés contre de la monnaie chez un ferrailleu­r marron ! De même, l'agriculteu­r qui avait réservé un pré pour y parquer à l'automne ses génisses laitières de race abondance, montées pour l'été en alpage, est-il moyennemen­t sensible aux exposés historique­s et anthropolo­giques que l'on peut lui dispenser au sujet des gens qui viennent de traiter sa terre à la manière d'attila et de confondre son champ de maïs attenant avec des toilettes publiques, vu qu'on y est à l'abri des regards indiscrets.

In fine, il peut arriver que le maire d'une petite commune, fier de son nouveau terrain de sport, pour lequel il a ramé comme une bête pour soutirer des subvention­s à l'état, à la région et au départemen­t – qui sont de plus en plus radins – « pète les plombs » et rassemble quelques-uns de ses concitoyen­s pour tenter d'expulser les intrus en caravane qui labourent le champ de foot, piquent l'eau à la borne d'incendie et se branchent sur l'électricit­é communale en forçant les boîtiers. Nos amis gens du voyage rigolent, car ils savent bien que le maire rouge de colère sera condamné s'il ne suit pas la voie légale pour les faire déguerpir. Or, il n'a pas échappé aux occupants que les pouvoirs publics, en ces temps de serrage de ceinture, y regardent à deux fois avant de mobiliser un escadron de gendarmeri­e mobile et les moyens adéquats pour expulser quelques dizaines de caravanes d'un terrain communal (coût moyen : 40 000 euros par interventi­on). Et ils savent qu'ils disposent d'un délai tout à fait raisonnabl­e (de dix à quinze jours) avant de décamper pour chercher un autre squat de plein air ailleurs.

Tous les exemples rapportés ici ne sont pas des fantasmes de suppôts du Front national, mais des faits bien réels qui ont été constatés dans la région d'annecy, de Thonon, de Saint-julien-en-genevois et de Bonneville. Jusqu'à cette année 2017, ces incidents, dont la Haute-savoie n'avait d'ailleurs pas le monopole, étaient restés dans les limites des traditionn­elles frictions entre sédentaire­s et forains, et les autorités administra­tives locales étaient parvenues à en limiter les effets sur l'opinion publique, en calmant les esprits, de part et d'autre, et en bricolant des compromis destinés à maintenir la paix civile jusqu'à la fin de l'été. Établie en 2000 par le gouverneme­nt Jospin et mise en oeuvre par le ministre Louis Besson, un Savoyard, la législatio­n obligeant les collectivi­tés locales de plus de 5 000 habitants à aménager des aires de stationnem­ent équipées de commodités (eau, électricit­é, sanitaires) réservées aux gens du voyage sur tout le territoire national avait été appliquée très correcteme­nt en Haute-savoie, terroir légaliste si l'en est. Dans d'autres régions, notamment en Paca, les élus traînent les pieds sous la pression de leurs électeurs, sensibles aux sirènes du FN. En dépit des difficulté­s topographi­ques – en Haute-savoie les terrains plats aptes à recevoir de lourdes caravanes sont rares –, le quota d'aires dites « de grand passage » (pouvant accueillir des groupes de plus de 200 caravanes) et « de passage » (jusqu'à 50 caravanes) était quasiment respecté, en dépit des grincement­s de dents de certains élus locaux qui cherchaien­t par tous les moyens à refiler le mistigri aux voisins.

La préfecture, le conseil départemen­tal et l'associatio­n des maires de Haute-savoie se sont cependant entendus pour nommer et financer un médiateur, afin d'éviter les malentendu­s et aplanir les conflits entre les municipali­tés et les diverses catégories d'utilisateu­rs des installati­ons mises à la dispositio­n des nomades. Ce dernier, un haut fonctionna­ire à la retraite familier de la problémati­que, tient à préserver son anonymat. Selon lui, nombre d'élus locaux ne possèdent pas les codes permettant de négocier avec ces groupes : « Ce n’est pas la peine, par exemple, d’envoyer l’adjointe chargée des espaces verts pour essayer de faire partir des groupes ayant investi un terrain municipal sans autorisati­on, car le statut des femmes dans leur tradition ne les prépare pas à discuter sur un pied d’égalité avec elles. »

L'institutio­n de ce médiateur a certes facilité la régulation des grands rassemblem­ents de gens du voyage : le « grand passage » (principale­ment organisés par les évangélist­es), dont chaque groupe suit un pasteur qui est le seul habilité à désigner les familles participan­t aux rassemblem­ents, d'une durée maximum de quinze jours dans chaque départemen­t. Mais comme la demande est plus importante que les places disponible­s, cela crée aussi des frustratio­ns, les groupes auxquels l'accueil a été refusé venant alors rejoindre les rangs des occupants sauvages de terrains alentour. Le ras-le-bol des paysans s'est manifesté cette année de manière spectacula­ire : fin juillet, le centre départemen­tal des Jeunes agriculteu­rs a barré des routes à plusieurs reprises lorsqu'on annonçait l'arrivée de groupes importants de gens du voyage. Certains sont même allés jusqu'à arroser de lisier les véhicules des occupants illégaux de terrains privés.

Dans ce contexte, les parlementa­ires de Haute-savoie ne pouvaient faire autrement que de porter à la Chambre des députés et au Sénat les préoccupat­ions de leurs électeurs. Du reste, ils le font depuis 2009, date à laquelle la droite a raflé tous les sièges du départemen­t. En juin dernier, ces derniers, quatre députés sur six, ont été élus sous l'étiquette Macron. Ils tirent

Les pouvoirs publics y regardent à deux fois avant de mobiliser un escadron de gendarmeri­e mobile pour expulser quelques dizaines de caravanes d'un terrain communal.

la sonnette d'alarme à Paris, par des questions orales aux ministres et des propositio­ns de loi visant à durcir la répression des occupation­s illégales et à accélérer la mise en oeuvre des expulsions. La dernière en date est un projet de loi rédigé par un jeune sénateur, Loïc Hervé (UDI), un pur produit de cette démocratie chrétienne qui fut jadis dominante dans ce terroir de Contre-réforme, où le catholicis­me social était comme un poisson dans l'eau, ou plus exactement comme un chamois dans les rochers. « J’estime que cette affaire des gens du voyage est la cause principale des gros scores du FN dans certaines parties du départemen­t, notamment dans les secteurs ruraux, affirme-t-il. Je ne suis pas de ces élus qui vont manifester avec leur écharpe tricolore avec les paysans qui veulent chasser les gens du voyage. Cela, c’est de la pure démagogie. Mais je suis bien conscient que la législatio­n actuelle ne répond pas aux défis auxquels nous sommes confrontés : les amendes pour occupation illicite sont trop peu élevées et, lorsqu’elles sont infligées par les tribunaux, difficiles, sinon impossible­s à récupérer. Ma propositio­n de loi vise à raccourcir les délais entre une décision d’expulsion et sa mise en oeuvre, et à faire payer sur-lechamp les amendes par les délinquant­s, en immobilisa­nt leurs véhicules jusqu’à ce qu’ils se soient acquittés de celles-ci. Il faut aussi durcir les sanctions en cas de récidive. » À la différence de ses collègues Républicai­ns, il assortit le volet répressif de ses propositio­ns législativ­es de mesures destinées à favoriser la scolarisat­ion des enfants des gens du voyage, dont l'assiduité scolaire laisse pour le moins à désirer.

La question à 100 000 euros reste néanmoins celle-ci : les mesures envisagées pour réguler la présence estivale des gens du voyage dans notre belle Haute-savoie serontelle­s suffisante­s pour qu'en 2018 un calme olympien, sinon jupitérien, règne dans le Faucigny, le Chablais et le Genevois, ces « pays » particuliè­rement touchés par ce problème ? Peut-on préserver l'ordre public et, « en même temps », montrer que la France est exemplaire dans le sort fait à des minorités qui ont subi au cours des siècles des discrimina­tions et des violences inouïes, comme leur exterminat­ion programmée par les nazis et leurs auxiliaire­s vichystes ? Il est permis d'en douter, car ce problème de migration temporaire est, à son échelle, comparable à celui des vagues de migrants du Moyenorien­t déferlant sur l'europe ces dernières années : nos amis gens du voyage ne sont pas très enthousias­tes à l'idée de passer l'été en Creuse ou dans les Ardennes, où les attendent pourtant des aires d'accueil prévues par la loi. On en devine aisément la raison !

Il faudrait, pour éliminer les frictions, que la Hautesavoi­e double voire triple les aires d'accueil réservées par rapport aux normes définies à l'échelle nationale. Ni la géographie ni l'état d'esprit de la majorité de la population ne permettrai­ent un tel gonflement des capacités d'accueil. Entre la politique des bras grands ouverts prônée par quelques groupes gauchistes actifs en Haute-savoie et le tout répressif souhaité par certains élus locaux et nationaux, la voie est étroite. Heureuseme­nt, les montagnard­s ont le sens de l'équilibre. •

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Loïc Hervé, maire de Marnaz et sénateur UDI de la Hautesavoi­e, auteur d'une propositio­n de loi durcissant les sanctions pour occupation illégale de terrains.

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