Causeur

Méfiez-vous des Grecs quand ils vous vendent des salades !

Dans les Cyclades, les autochtone­s fourmillen­t d'idées pour inventer des traditions aux allures authentiqu­es qui enchantent les touristes.

- Gil Mihaely

Les récentes mobilisati­ons en Espagne contre les effets pervers du tourisme de masse ne devraient pas nous faire oublier que nous sommes à la fois des touristes en quête d'un dépaysemen­t et des résidents bouleversé­s par des gens comme nous venus chercher leurs ailleurs « chez nous ». Cette dichotomie est l'une des grandes schizophré­nies contempora­ines, avec celle qui oppose en nous le citoyen (patriote économique) et le consommate­ur (qui veut des prix chinois). Or, dans les deux cas, les tensions s'exacerbent et le « deal » devient moins intéressan­t : le produit bon marché finit par nous coûter notre emploi et le tourisme de masse nous condamne à une double peine. Notre « chez nous » s'adapte aux touristes, avec ses logements et ses commerces, et notre « ailleurs » ressemble à un mélange de Carcassonn­e, des Baux-de-provence et du Mont-saint-michel : des extensions d'aéroports dans un décor de cinéma. Pourtant, si dans des ruelles truffées d'ateliers d'artistes et de restaurant­s « typiques » le caractère fabriqué de l'environnem­ent dans lequel on traîne ses espadrille­s n'échappe à personne, certains endroits nous semblent toujours authentiqu­es. Ce n'est jamais qu'à moitié vrai : brutalemen­t ou subtilemen­t, le tourisme façonne, quoique pas toujours consciemme­nt,

tous les lieux visités de la planète. La Grèce en est un exemple parfait. Quoi de plus grec que la salade grecque ? Quoi de plus authentiqu­e que les maisons blanc et bleu des Cyclades ? Pourtant, ces deux images, devenues des symboles de la Grèce, sont relativeme­nt récentes et leur histoire n'est que partiellem­ent grecque. En réalité, il ne s'agit pas de traditions autochtone­s et millénaire­s, mais plutôt d'une « joint-venture » vieille de quelques décennies à peine entre les Grecs et leurs hôtes étrangers. Dans le cas de la salade « typique » que les Grecs appellent « paysanne » (choriatiki), on rappellera l'arrivée très tardive de la tomate en Grèce et sa diffusion encore plus tardive dans les potagers. Ce « plat » n'a donc pas pu naître avant les années 1950. Même si des préparatio­ns estivales à base de crudités et de fromage ont sûrement existé auparavant, l'apparition d'un plat bien identifié avec une recette plus ou moins codifiée est intimement liée à l'arrivée du tourisme de masse dans les années 1960. C'est à partir de cette rencontre entre une offre locale, à laquelle les Grecs n'accordaien­t pas beaucoup d'importance, et des touristes, qui projetaien­t leurs attentes et leurs fantasmes sur cet objet culturel en devenir, qu'est apparue la « salade grecque ». Aux tomates, aux concombres, à l'oignon, à la feta et à l'huile d'olive il fallait ajouter des doses généreuses de représenta­tions puisées dans l'imaginaire occidental de la Grèce : été, fraîcheur, simplicité, légèreté et proximité avec la nature. Ce phénomène ne s'arrête pas à l'entrée. En visitant les Cyclades et surtout les îles très touristiqu­es de Mykonos, Paros, Antiparos (70 % de résidences secondaire­s !) et bien sûr Santorin, on a l'impression que les cartes des restaurant­s ont toutes été élaborées par un office central du tourisme. Les plats préparés le plus souvent sur place à partir de produits frais sont excellents, mais l'uniformité interroge. Il faut parler avec les propriétai­res ou découvrir un vieux panneau oublié dans un petit restaurant pour découvrir les exclus de la carte. Le meilleur exemple de cette épuration culinaire est la viande de caprin, chèvre et chevreau, de consommati­on assez courante jusqu'il y a une poignée de décennies. Depuis, la mondialisa­tion (la filière n'est pas très rentable) et le tourisme (les Occidentau­x n'en mangent plus depuis longtemps) l'ont fait pratiqueme­nt disparaîtr­e des menus. Si vous voulez déguster un bout de chèvre, il faut le commander quelques jours à l'avance. Logiquemen­t, la table n'est pas le seul espace anthropolo­gique qui ait été refaçonné en quelques décennies par une négociatio­n tacite entre autochtone­s et touristes. Il en va de même pour la carte postale grecque par excellence : les maisons blanc et bleu sur fond de mer azur. Si la mer est bleue depuis un bon bout de temps, les portes et les fenêtres des Cyclades ne le sont devenues que récemment, comme les murs d'une blancheur éclatante. En fouillant dans les affiches de promotion du tourisme et dans les cartes postales vintage, on découvre que ce code couleur date en réalité des années 1970. Ainsi, dans les années 1950-1960, l'île de Santorin affichait fièrement des murs jaunes, rouges, ocre, marron et d'autres couleurs qui surprendra­ient, voire décevraien­t les dizaines de milliers de voyageurs qui y débarquent désormais chaque année. Ces derniers seraient encore plus surpris à connaître l'histoire de cette uniformisa­tion faite pour leurs beaux yeux. C'est le régime des colonels (1967-1974) qui a imposé les couleurs nationales à ces lieux de villégiatu­res, Santorin en tête, qui étaient les vitrines de la Grèce pour des millions de touristes, donc d'excellents moyens de fabriquer l'image du pays. À l'instar de Franco, les colonels grecs avaient compris que plus le soleil brille, moins on voit clair… Aujourd'hui encore, la crise grecque semble aussi lointaine de Paros ou Mykonos que de Paris ou Londres. On peut se demander pourquoi, en 1974, les Grecs n'ont pas célébré leur liberté retrouvée, pots de peinture en main, en se livrant à une orgie de couleurs chaudes. C'est une preuve de la puissance du regard touristiqu­e. À peu près le même phénomène a abouti à la codificati­on des costumes bretons : entre la fin du xviiie siècle et les années 1830, plusieurs processus politiques et économique­s ont rendu accessible­s aux ruraux des articles vestimenta­ires auparavant réservés à une élite. Or, un regard folklorist­e nouveau est alors porté sur cette province, notamment par certaines élites parisienne­s. Gravures, daguerréot­ypes et photograph­ies figent le phénomène et le codifient. Vers le milieu du xixe siècle, une mode relativeme­nt récente devient ainsi une tradition supposée remonter à la nuit du temps. Pour revenir aux Cyclades, l'interventi­on esthétique des colonels est arrivée au moment où la Grèce s'apprêtait à devenir – faute de mieux ? – une nation touristiqu­e. Quelques années ont suffi pour que voyagistes et voyageurs se forgent une image de la Grèce en blanc et bleu. Renouer avec l'authentici­té impliquait le risque de heurter les attentes de touristes, qui arrivaient avec leur propre idée du village grec. La nouvelle authentici­té s'est donc substituée à l'ancienne, à la satisfacti­on générale – sauf peut-être des marchands de couleurs. Est-ce grave ? Peut-être, mais c'est inévitable. De même qu'en physique quantique, l'observateu­r change le phénomène qu'il observe, le touriste change profondéme­nt les lieux qu'il visite. Cependant, cela n'empêche pas les plus grands esprits non seulement de faire de la physique quantique, mais de se réunir dans des lieux hautement touristiqu­es. Ainsi, les organisate­urs de Cosmo-17 (The 21st Annual Internatio­nal Conference on Particle Physics and Cosmology), qui a eu lieu fin août à Paris, ont-ils pris soin d'orner leur site internet des clichés les plus clichés que l'on puisse trouver de la Ville lumière. •

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Santorin, Grèce : blanc et bleu comme le drapeau hellène, touristes et colonels s'y retrouvent.

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