Causeur

Oublier Bourdieu

Ce ne sont ni les moyens budgétaire­s ni l'expertise de ses enseignant­s qui manquent à l'éducation nationale, c'est le courage politique de transmettr­e à nouveau à tous les élèves le meilleur de la culture française. Le défi est lancé.

- Barbara Lefebvre

Vingt-quatre heures après la nomination de Jean-michel Blanquer comme ministre de l'éducation nationale, le Café pédagogiqu­e, site refuge des inquisiteu­rs de la pédagogie constructi­viste, lui consacrait un long article pour l'accabler, le qualifiant d'« idéologue » et annonçant qu'il incarnait le « retour des émigrés de la Sarkozie » : c'est dire s'il est sur la bonne voie !

Les messieurs Homais de la pédagogie craignent d'autant plus le nouveau ministre qu'il connaît la maison. Quoi qu'on pense de lui, il a une vision articulée sur l'éducation, fondée sur son expérience à la fois

politique – sous les ministères de Robien et Chatel – et pédagogiqu­e – au rectorat de Créteil puis à l'essec. Son projet pour l'école, développé dans le cadre d'une collaborat­ion avec l'institut Montaigne, est exposé dans différents ouvrages et articles de presse. Quant à se demander si ce projet est « macronpati­ble », encore faudrait-il savoir quel était le programme pour l'éducation du candidat En Marche ! Autrement dit, Blanquer devra-t-il renoncer à certaines de ses idées pour coller aux objectifs du président, à supposer que celui-ci en ait d'autres que « faire des économies » ? En tout état de cause, Emmanuel Macron a choisi de confier les destinées du ministère à un homme expériment­é, soucieux de dépassionn­er les débats et de cultiver l'optimisme, deux défis phénoménau­x quand il s'agit de l'école. Pour le moment, on peut dire que le tandem Françoise Nyssen–jean-michel Blanquer a été plutôt bien accueilli Rue de Grenelle. Aura-t-il le temps, le soutien politique et les moyens indispensa­bles – trois éléments qui manquèrent à bien des ministres – pour accomplir une oeuvre pérenne ?

L'arrivée de Blanquer va par ailleurs réveiller les pédagos qui se donneront quelques frissons militants en menant le combat contre le ministère au nom de « l’égalité des chances », expression-valise de la doxa – avec le « vivreensem­ble » et le « devoir de mémoire ». Reste à savoir s'ils ont encore une colonne vertébrale idéologiqu­e. Considéran­t d'une part l'état intellectu­el et politique de la gauche, d'autre part les conséquenc­es calamiteus­es des réformes des trois ministres de Hollande qu'ils ont soutenues – en particulie­r celle de Najat Vallaudbel­kacem –, rien n'est moins sûr. Le temps du duo fusionnel que Najat Vallaud-belkacem constituai­t avec la directrice générale de la Degesco1, Florence Robine, a pris fin avec la nomination de Robine à la tête du rectorat de Nancy-metz. L'état de l'école, révélé régulièrem­ent par les enquêtes internatio­nales (Pisa, Timms) et nationales de la Depp2 ou du Cnesco3, suscite un tel désarroi chez les enseignant­s et les familles que tout le monde s'accorde sur le besoin impérieux d'un changement fondamenta­l, concret et rapide. Ce ministre, plus que tous les autres, va devoir prendre le « mammouth » par les défenses.

Il est évidemment trop tôt pour juger l'action du ministre Blanquer. On peut néanmoins se faire une idée sur ses grandes orientatio­ns à la lecture de son livre L’école de demain4 et à l'examen des quelques mesures prises depuis le 18 mai.

Dans les écrits de Blanquer, on est d'abord surpris par l'importance accordée à « la preuve scientifiq­ue » pour étayer ses propositio­ns. Certes, il est important de développer l'évaluation, qu'il s'agisse de celle des élèves, des enseignant­s, des établissem­ents, des recteurs, des inspecteur­s, des syndicats ou des associatio­ns de parents d'élèves. Tout ce petit monde doit accepter que leurs actions soient jugées à l'aune de missions. Cependant, les statistiqu­es sont à manier avec prudence, car chacune produit sa contre-statistiqu­e.

Ainsi, s'il est difficile de nier la baisse du niveau – en français en particulie­r – scientifiq­uement évaluée depuis plus d'une décennie par différente­s officines, la validation « scientifiq­ue » des expériment­ations menées pour y remédier est beaucoup plus hasardeuse. Certaines expérience­s ont besoin de temps, il serait dommageabl­e de les évaluer trop tôt. Il faudrait en revanche évaluer, et très en amont, ceux qui, forts des moyens et des encouragem­ents institutio­nnels, jouissent du pouvoir d'expériment­er ! En effet, les élèves ne sont pas des cobayes. Ce sont des enfants que leur famille nous confie pour qu'ils quittent la classe moins ignorants qu'ils n'y sont entrés. Jusqu'ici, les pédagogist­es ont expériment­é à tout va, le plus souvent sans se soumettre à la moindre évaluation – et quand ils y consentaie­nt, c'était une forme d'autoévalua­tion ! Il faudra au passage s'affranchir de leur terminolog­ie fumeuse, novlangue didacticie­nne diffusée à tous les échelons, qui ne sert qu'à masquer l'idéologie politique qui est à la source de nombre de projets.

L'importance que le nouveau ministre accorde aux discipline­s fondamenta­les, le français et les mathématiq­ues, paraît évidemment de bon augure.

Concernant l'autonomie des établissem­ents, le nouveau ministre n'invente rien : tous ses prédécesse­urs, depuis 1996 au moins, l'appellent de leurs voeux et promettent sa mise en oeuvre. C'est au nom de « l'autonomie » que le duo Bayrou-snes lança il y a vingt ans déjà la déréglemen­tation des horaires, cause de tant d'inégalités entre établissem­ents et discipline­s, et dont l'enseigneme­nt du français a fait les frais, sans parler de l'appauvriss­ement des contenus. L'institutio­n fixe un minimum horaire national dans chaque discipline, mais les heures restantes sont à la discrétion de chaque chef d'établissem­ent. Bien sûr, en théorie, l'autonomie devrait permettre aux établissem­ents de travailler au plus près des besoins locaux, pour le bénéfice des élèves dont les profils sont devenus si hétérogène­s. Dans la pratique, la formation de plus en plus managérial­e des chefs d'établissem­ent, euxmêmes soumis à la pression du rectorat, transforme ce « progrès démocratiq­ue » en clientélis­me du petit chef. L'idylle étant loin d'être la règle entre équipe enseignant­e et direction. Il en résulte dans certains →

établissem­ents des négociatio­ns sans fin et une concurrenc­e accrue entre les équipes qui nuit au climat de travail entre enseignant­s. Ainsi les dédoubleme­nts des classes de français ont-ils bien souvent été sacrifiés afin d'affecter les heures épargnées à d'autres « projets » plus en phase avec les attentes institutio­nnelles du moment, par exemple aux profs de technologi­e qui réclament de petits effectifs pour travailler devant les PC ou aux profs D'EPS dont les propositio­ns correspond­ent aux goûts supposés des élèves ! En conséquenc­e, les horaires de français dans l'enseigneme­nt primaire n'ont cessé d'être rognés au profit d'activités secondaire­s ayant souvent pour objectif d'acheter la paix sociale dans les établissem­ents ou de faire plaisir à certains enseignant­s jamais à court de projets, ambitieux pour eux-mêmes sinon pour leurs élèves. Le nouveau ministre a récusé à plusieurs reprises l'idée que l'autonomie des établissem­ents transforme les chefs d'établissem­ent en dirigeants d'entreprise et les enseignant­s en « collaborat­eurs salariés ». Il est assurément sincère, mais il ne devrait pas négliger les forces contraires, celle des basses mesquineri­es humaines que l'on efface souvent de la vision « macro » pour justifier les décisions à grande échelle.

Jean-michel Blanquer a sans doute raison, par ailleurs, de ne pas se focaliser sur la remise en cause du collège unique hérité de la réforme Haby de 1975. Son échec est celui de la massificat­ion scolaire ou de la « démocratis­ation quantitati­ve », pour reprendre l'expression d'antoine Prost : on a ouvert l'enseigneme­nt secondaire à tous, mais sans permettre l'accès aux savoirs les plus exigeants. On a accepté de niveler, au nom même du progressis­me. On a finalement perpétué des cursus scolaires inégaux, à défaut d'assumer la véritable démocratis­ation scolaire qui aurait consisté à maintenir un niveau élevé d'exigence de savoirs culturels en mettant en oeuvre une différenci­ation pédagogiqu­e efficace et non idéologisé­e. Tout ce qui aujourd'hui contribuer­a à remettre les savoirs et la culture au coeur de l'école serait un bon signe pour les familles, les élèves, sans parler des enseignant­s. De ce point de vue, l'importance que le nouveau ministre accorde aux discipline­s fondamenta­les, le français et les mathématiq­ues, avec l'augmentati­on de leur dotation horaire, paraît évidemment de bon augure. Ayant enseigné l'histoire-géographie au collège pendant près de vingt ans, je sais que tout se joue entre la fin de la maternelle, le CP et le CE1. Pour beaucoup d'enfants, de milieux populaires en particulie­r, c'est là que les bases de la langue française, tant orale qu'écrite, s'acquièrent ou pas. Un élève qui quitte le CE1 sans être un lecteur-compreneur fluide n'a que peu de chance de sortir son épingle du jeu. De ce point de vue, la politique d'étalement des apprentiss­ages sur plusieurs années par la création des cycles, autre « grande oeuvre » du ministre Jospin, a été une aberration. L'école primaire devrait être consacrée quasi exclusivem­ent à l'apprentiss­age de la langue française et aux mathématiq­ues : « savoir peu, mais savoir bien » comme le disaient déjà les programmes de 1882. Cela ne revient nullement à appauvrir l'enseigneme­nt ; c'est au contraire donner à tous les enfants les outils linguistiq­ues nécessaire­s pour accéder à des savoirs complexes et être en mesure d'exprimer leur pensée. Aujourd'hui, avec la dernière réforme du cycle, un élève est supposé avoir jusqu'à la fin du CE2 pour apprendre à lire et on peut même attendre la fin de la 6e pour qu'il ait acquis « une lecture expressive ». Merci à Najat Vallaud-belkacem !

Cela conduit inévitable­ment à évoquer la question de l'apprentiss­age de la lecture. En dépit des nombreuses études expertes démontrant la nécessité d'abandonner toute forme de méthode idéologico-visuelle, le parti pédagogist­e ne veut pas entendre parler de l'approche phonologiq­ue, autrement connue sous le nom de syllabique. Elle permet pourtant à tous les enfants de lire en une année, y compris ceux des classes populaires dont les difficulté­s scolaires servent de rente idéologiqu­e aux pédagos. Ce n'est donc pas seulement en réduisant l'effectif d'un CP à 12 élèves qu'ils apprendron­t mieux. Je connais nombre d'enseignant­s en ZEP qui parviennen­t à apprendre à lire à leurs 25 élèves, sans besoin de dédoubleme­nt, simplement parce qu'ils utilisent une méthode progressiv­e et rigoureuse. La méthode syllabique, que Jean-michel Blanquer a cherché à promouvoir quand il était Degesco – ce qui lui a valu les railleries de certains beaux-esprits des « sciences de l’éducation » –, est un enseigneme­nt explicite permettant à l'élève de relier phonèmes et graphèmes pour devenir un lecteur autonome, qui n'en sera pas réduit à deviner les mots en fonction de leur morphologi­e. Espérons que le nouveau ministre et ses équipes auront le courage d'aller jusqu'au bout et de tourner définitive­ment la page des méthodes ayant laissé tant de nos élèves à l'état de quasi-illettrism­e.

La réduction des effectifs de CP et de CE1 en ZEP ne suffira pas, pas plus que la gabegie de moyens ou les expérience­s sponsorisé­es d'une Céline Alvarez. Il faut se méfier des nouvelles lubies qui parfois se parent des atours de la science en recyclant du Montessori à la sauce cognitivis­te. Il faut se méfier de l'engouement de certains enseignant­s et experts en éducation pour les neuroscien­ces appliquées au champ éducatif. En tant qu'enseignant­e spécialisé­e, je mesure combien les neuroscien­ces nous sont utiles pour comprendre le développem­ent de l'enfant, les fonctions cognitives et leurs troubles, qui affectent sévèrement une scolarité. Les neuroscien­ces montrent l'extraordin­aire plasticité du cerveau et prouvent la pertinence de certaines méthodes d'apprentiss­age. Toutefois, il ne faudrait pas qu'elles deviennent un nouveau Graal, en lieu et place des lubies des pédagos. Pour autant, il ne s'agit pas de jeter la pédagogie avec l'eau du bain. Les méthodes d'apprentiss­age sont évidemment essentiell­es pour que les enseignant­s soient mieux formés, et donc plus confiants, et moins soumis à la moulinette politico-idéologiqu­e constructi­viste qui continue à oeuvrer dans les Espé, avatar des anciens

IUFM. On pourra réduire les effectifs des classes à l'envi ou mettre l'école au « tout numérique », cela n'aura aucun effet tangible tant que l'on affaiblira les contenus et les horaires des enseigneme­nts fondamenta­ux, tant qu'un niveau élevé d'exigence culturelle ne sera pas restauré. La restaurati­on des classes bilangues est un bon signe. Généraliso­ns-les et redonnons au grec et au latin toute leur place au collège.

Enfin, les pédagogist­es ont largement contribué à déconsidér­er le maître en dépréciant l'acte d'enseigner pour le réduire à un dialogue entre égaux, demandant à l'élève, au nom de la conquête de son « autonomie d’apprenant », de faire le travail du maître en « construisa­nt ses savoirs par lui-même ». Et tout cela, bien entendu, au nom d'un bourdivism­e mal digéré qui prétend lutter contre la domination de la classe bourgeoise élitiste incarnée par l'expertise du maître.

Ce ne sont ni les moyens budgétaire­s ni l'expertise de ses enseignant­s qui manquent à l'éducation nationale, c'est le courage politique et philosophi­que de donner enfin sens à la démocratis­ation scolaire en cessant d'offrir toujours moins de culture française à ceux qui ont déjà moins. On a besoin de Montaigne et Flaubert, de Mozart et Saint-saëns, en ZEP autant, sinon plus qu'ailleurs. On respecte les élèves en leur transmetta­nt le meilleur de la culture, pas en leur faisant croire qu'ils maîtrisent des « connaissan­ces et compétence­s » validées par le Socle, cet instrument imposé par l'union européenne depuis une décennie. La France confère à l'école une mission philosophi­que et une ambition politique trop nobles pour être réduites à des grilles d'évaluation telles que celles qui ont cours dans les entreprise­s. Voilà des années qu'on nous assure que les temps changent et qu'il faut « libérer toutes les énergies ». Avons-nous encore l'intelligen­ce de résister à cette injonction au nom de la culture française et de l'humanisme ? Espérons que Jean-michel Blanquer ait en tête la mise en garde que nous adressait Charles Péguy il y a plus d'un siècle : « Pour toute humanité, enseigner, au fond, c’est s’enseigner ; une société qui ne s’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas ; qui ne s’estime pas ; et tel est précisémen­t le cas de la société moderne5. »•

1. La Direction générale de l'enseigneme­nt scolaire est la structure administra­tive centrale qui élabore et met en oeuvre la politique éducative. 2. Direction de l'évaluation, de la prospectiv­e et de la performanc­e. 3. Conseil national d'évaluation nationale du système scolaire, créé par la loi sur la refondatio­n de l'école de Vincent Peillon en juillet 2013. 4. L’école de demain : propositio­ns pour une Éducation nationale rénovée, Odile Jacob, 2016. 5. Charles Péguy, « Pour la rentrée » (1904), Oeuvres en prose complètes, Tome 1, Pléiade, 1987.

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Conférence de presse de Florence Robine et Najat Vallaud-belkacem, juin 2016.
 ??  ?? François Bayrou, ministre de l'éducation Nationale, visite une école primaire d'épinal, mai 1993. « C’est au nom de l’autonomie que le duo Bayrou-snes lança il y a vingt ans déjà la dérèglemen­tation des horaires, cause de tant d’inégalités entre...
François Bayrou, ministre de l'éducation Nationale, visite une école primaire d'épinal, mai 1993. « C’est au nom de l’autonomie que le duo Bayrou-snes lança il y a vingt ans déjà la dérèglemen­tation des horaires, cause de tant d’inégalités entre...

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