Causeur

QUÉBÉCOIS, LES HOMMES EN TROP ? À

L'afflux massif au Québec de clandestin­s haïtiens en provenance des États-unis a ravivé le débat entre fédéralist­es et nationalis­tes. Et tous ceux qui n'ânonnent pas le slogan « Personne n'est illégal » sont traités de racistes.

- Par Mathieu Bock-côté

l'été 2017, l'arrivée massive de clandestin­s haïtiens à la frontière américano-québécoise a créé bien du tumulte dans la vie politique d'une province qui aime se croire particuliè­rement paisible. À l'origine de cela, il y avait la volonté de Donald Trump d'en finir avec une permission temporaire accordée aux Haïtiens de travailler aux États-unis. Craignant de retourner chez eux, ils sont plusieurs milliers à avoir choisi de remonter vers le nord. Le phénomène avait quelque chose de nouveau. Les Québécois, s'ils connaissen­t depuis longtemps la réalité de l'immigratio­n massive, découvraie­nt celle de l'immigratio­n illégale, que le parti médiatique a voulu présenter comme une vague de réfugiés auxquels il fallait impérative­ment ouvrir les portes : il y avait là une nécessité humanitair­e devant laquelle il aurait été odieux d'émettre quelque réserve. Les camps de migrants se sont multipliés à la frontière et à Montréal même. Même le Stade olympique, qui se distingue par son gigantisme, s'est transformé en camp de migrants pour un temps. Sans surprise, le Premier ministre canadien Justin Trudeau a d'abord ouvert grand les bras, avant de s'amender, quelques semaines plus tard, en reconnaiss­ant du bout des lèvres qu'il valait mieux entrer au Canada en respectant les procédures légales. Mais le message essentiel était le suivant : le Canada accueillai­t favorablem­ent les clandestin­s, il avait le moyen de les intégrer ; ce serait même sa grandeur. Le maire de Montréal, Denis Coderre, qui provient lui aussi du très multicultu­raliste Parti libéral du Canada, en a rajouté : les migrants étaient les bienvenus dans sa ville, d'autant qu'il avait récemment fait de cette dernière une ville-sanctuaire – c'est-à-dire une ville qui refuse, dans la mesure du possible, de participer à l'expulsion d'immigrants clandestin­s et qui conséquemm­ent, prétend se mettre au-dessus des lois nationales. Personne n’est illégal. C'est le slogan de l'antiracism­e local, qui se veut sans-frontiéris­te et qui voit dans chaque migrant un réfugié fuyant la persécutio­n au risque de sa vie. Il n'en demeure pas moins qu'on a vite découvert l'existence de réseaux de passeurs particuliè­rement bien organisés devant lesquels les autorités ont fait le choix de l'impuissanc­e, comme si le simple fait d'assurer le respect des frontières aujourd'hui avait quelque chose d'indécent. Le commun des mortels, naturellem­ent, s'est inquiété et, comme d'habitude, le parti médiatique s'est fait un devoir de faire son procès, aidé par un bataillon d'experts idéologiqu­ement certifiés et maquillant leur militantis­me dans le langage des sciences sociales et du droit. On l'a dit et répété : dans la critique de l'immigratio­n illégale, il ne fallait voir rien d'autre qu'une forme de xénophobie plus ou moins masquée. On a même trouvé un grand nombre de juristes pour expliquer que la notion d'immigratio­n illégale était sans aucun fondement. On y verra à bon droit une manière comme une autre de masquer le réel derrière un écran idéologiqu­e. Mieux encore : l'immigratio­n massive permettrai­t en fait de révéler le racisme structurel d'une société rétive à la différence et à l'ouverture à l'autre. Elle confronter­ait la société québécoise à son propre conservati­sme implicite, duquel elle devrait s'arracher. On en a même trouvé plusieurs pour plaquer sur lui une grille d'analyse →

faite pour analyser les anciens États ségrégatio­nnistes. Il y aurait dans la société québécoise un racisme systémique. Québec, Alabama, même combat ! En fait, c'est même devenu le thème de la saison : le Québec serait confronté à une poussée sans précédent de l'extrême droite. Les médias, et principale­ment les médias fédéralist­es occupés à mener un procès constant au nationalis­me québécois, se sont lancés à sa recherche. Ils n'ont à peu près rien trouvé, sinon quelques groupuscul­es insignifia­nts et folkloriqu­es s'agitant dans les marges sociales et inconnus du plus grand nombre. À défaut de trouver l'extrême droite, certains ont eu la tentation de l'inventer en annonçant la création imminente d'un parti la représenta­nt, pour ensuite faire semblant de s'en effrayer. Pour emprunter le vocabulair­e de notre temps, le système médiatique s'est engouffré dans le registre des faits alternatif­s et autres fake news. Philippe Couillard, le Premier ministre du Québec, qui fait preuve d'un zèle fédéralist­e et multicultu­raliste n'ayant rien à envier à celui de Justin Trudeau, en a profité pour associer l'extrême droite à ses adversaire­s du Parti québécois (souveraini­ste) et de la Coalition Avenir Québec (autonomist­e). Il s'agit ainsi d'extrême-droitiser le nationalis­me québécois, en le réduisant à une forme toxique de populisme local. À travers cela, il s'agit d'exclure la question identitair­e de la vie publique. Dans une société qui subit de manière particuliè­rement vive le joug du politiquem­ent correct, il est déjà très difficile d'aborder la question de l'immigratio­n massive alors qu'elle contribue à l'érosion démographi­que du fait français, en plus d'être instrument­alisée par les fédéralist­es, puisque l'immense majorité des immigrés préfère brandir le drapeau canadien que le drapeau québécois. On fera en sorte que cela devienne impossible, comme si le sujet était scandaleux : l'immigratio­n devient un thème d’extrême droite. Quiconque proposera une diminution des seuils d'immigratio­n déjà très élevés sera ostracisé médiatique­ment et considéré comme un paria. Plus largement, c'est toute l'inquiétude quant à la survie du peuple québécois qui est proscrite. On impose aux souveraini­stes un nouveau test de respectabi­lité médiatique : soit ils renoncent à la question identitair­e, et ils seront jugés respectabl­es, mais alors ils tiendront un discours aseptisé qui les coupe de leur raison d'être ; soit ils assument l'inquiétude identitair­e de la population et ils subiront une campagne de disqualifi­cation morale permanente. Toutes les nations occidental­es sont traversées par la peur de la dissolutio­n de la patrie et par celle de devenir étranger chez soi. Ces inquiétude­s ont beau être diabolisée­s, elles n'en finissent pas moins par devenir centrales dans la vie publique, ne serait-ce que parce que le système médiatique fait un immense effort pour les nier et les étouffer, ce qui les transforme paradoxale­ment en carburant politique particuliè­rement efficace pour ceux qui veulent s'y alimenter. Ces peurs, évidemment, sont fondées : qui sait faire preuve d'un minimum d'honnêteté dans l'analyse des phénomènes sociaux constate que nous ne sommes pas devant une énième mutation du monde occidental qu'il faudrait relativise­r et dédramatis­er, mais devant un changement de civilisati­on qui n'a rien d'enthousias­mant. Devant l'immigratio­n massive, la dissolutio­n de la culture nationale, l'effacement de la souveraine­té et la régression victimaire qui pousse à la désagrégat­ion du corps politique, on comprend que des angoisses fondamenta­les remontent à la surface de la vie politique. Mais au Québec, cette peur de disparaîtr­e vient de loin et recèle une dimension particuliè­re. Pendant plus d'un siècle, après l'échec des rébellions indépendan­tistes de 1837-1838, puis de 1840 à 1960 environ, ceux qu'on appelait alors les Canadiens français s'étaient donné une mission collective, la survivance, tout en espérant que viendrait un jour le temps de la reconquête. Ils crurent ce temps venu avec les années 1960, avec la Révolution tranquille, qui fut une période d'émancipati­on nationale exceptionn­elle associée à un mot d'ordre qu'on ne saurait plus prononcer aujourd'hui : maîtres chez nous. C'est dans cet esprit que les francophon­es changèrent la manière de se nommer. De Canadiens français, ils devinrent Québécois. Ils ne seraient plus une minorité nationale dans un pays travaillan­t fort à les faire disparaîtr­e, mais une nation à part entière s'approprian­t pleinement sa communauté politique et son État. La Révolution tranquille, dans l'histoire du Québec, correspond à ce moment où la nation s'engage dans une démarche d'imaginatio­n et se croit capable de devenir normale, en devenant suffisamme­nt forte pour en finir avec la possibilit­é de sa disparitio­n. Il s'agissait, au sens fort, d'une entreprise de décolonisa­tion. On le sait, le Québec a cherché à obtenir son indépendan­ce à deux reprises, en 1980, puis en 1995, où il est passé à deux doigts d'y parvenir. Il n'en demeure pas moins que l'histoire du souveraini­sme québécois est globalemen­t celle d'un échec. C'est un échec d'autant plus grave que le Québec n'est même pas parvenu à se faire reconnaîtr­e comme nation au sein de l'ordre constituti­onnel canadien refondé en 1982, dont il n'est toujours pas signataire. En fait, dans le Canada multicultu­raliste, le peuple québécois est victime de déchéance symbolique et constituti­onnelle : il n'est plus qu'une communauté parmi d'autres dans une société plurielle, où nous serions « tous des immigrants ». Si les Québécois s'entêtent à rappeler qu'ils sont une nation et à vouloir définir leurs propres règles collective­s en matière d'intégratio­n des immigrants, on les accuse presque automatiqu­ement de suprémacis­me ethnique. D'ailleurs, ce qu'on appelle le Quebec bashing est de nouveau à la mode au Canada anglais. Il ne faut pas sous-estimer les conséquenc­es pour la psychologi­e collective de l'échec de l'indépendan­ce, qui semble se confirmer aujourd'hui avec la régression apparemmen­t inarrêtabl­e du mouvement souve-

rainiste. La défaite défait, et un peuple qui échoue à conquérir sa souveraine­té bascule dans une spirale régressive qui peut briser ses ressorts les plus intimes. On assiste aujourd'hui à une canadianis­ation de la conscience collective, alors que depuis longtemps, les francophon­es se définissai­ent d'abord et avant tout comme des Québécois. Les fédéralist­es eux-mêmes entretenai­ent un rapport essentiell­ement instrument­al avec le Canada : ils présentaie­nt le fédéralism­e comme un cadre rentable sans y investir une trop grande charge émotionnel­le. Désormais, ils semblent céder à l'utopie canadienne, comme si le fait d'y participer grandissai­t le Québec. Il faut dire qu'un grand nombre d'immigrés s'identifien­t spontanéme­nt au Canada à la Trudeau et dédaignent le nationalis­me québécois, comme s'il s'agissait seulement du réflexe défensif d'une population native arriérée et effrayée par la modernité. L'écrivain québécois Jean Bouthillet­te a déjà parlé de la tentation de la mort hantant la conscience collective de son peuple. Par là, il décrivait la tentation d'en finir avec soi-même, comme si l'identité québécoise était un fardeau trop lourd à porter en Amérique et qu'on rêvait de s'en débarrasse­r, pour se fondre dans l'empire américain et enfin avoir accès au monde. Pour certains, l'identité québécoise semble aujourd'hui de trop. La cause du Québec semble aussi aller contre l'esprit de l'époque. Il peut sembler de plus en plus difficile pour les Québécois de porter leur question nationale dans un monde qui fait du Canada le paradis trouvé de l'idéal diversitai­re. Seuls les Québécois savent, au fond d'euxmêmes, qu'ils doivent accepter leur dissolutio­n nationale pour que le Canada devienne pleinement ce qu'il prétend être : le premier pays post-national au monde, se définissan­t comme une utopie diversitai­re accomplie. Comme le disait encore Kundera, le drame des petites nations, c'est qu'elles n'intéressen­t qu'elles-mêmes. Mais il existe aussi un désir de survie dans le peuple québécois. Tel est peut-être le sens de la question identitair­e aujourd'hui : depuis son apparition dans le débat public avec la crise des accommodem­ents raisonnabl­es de 2006-2008, elle permet aux Québécois de réaffirmer qu'ils ne sont pas des étrangers chez eux et qu'ils sont en droit d'assurer leur continuité historique. C'est ce qu'on pourrait appeler « le droit des peuples à demeurer eux-mêmes ». À travers la critique de l'idéologie multicultu­raliste en général et du multicultu­ralisme d'état canadien en particulie­r, les Québécois ont voulu rappeler qu'ils n'entendaien­t pas collaborer activement à leur propre dissolutio­n. La laïcité est ainsi devenue un symbole identitair­e. À travers elle, c'est une certaine conception du bien commun et de l'intégratio­n nationale que les Québécois voulaient faire valoir. Elle ne saurait pourtant suffire à définir la nation. Il est possible que la nation québécoise vienne d'entrer dans une nouvelle époque de survivance. La chose est certaineme­nt moins enthousias­mante que l'indépendan­ce, mais elle a au moins la vertu de faire de la survie du peuple québécois un enjeu politique essentiel. À moins qu'il ne s'agisse du dernier sursaut d'une nation prête au suicide tranquille. Que cette hypothèse soit à prendre au sérieux en dit beaucoup sur le caractère tragique de la cause québécoise aujourd'hui. •

 ??  ?? Frontière entre le Canada et les États-unis, 22 février 2017.
Frontière entre le Canada et les États-unis, 22 février 2017.

Newspapers in French

Newspapers from France