Causeur

Nathan, l'américain qu'on attendait

Les romans américains de la rentrée sont souvent des produits calibrés lancés comme des nouvelles lessives. Les Fantômes du vieux pays, de Nathan Hill, pour une fois, échappe à la règle.

- Jérôme Leroy

Le grand roman américain de cette saison, en France, sera donc Les Fantômes du vieux pays, de Nathan Hill. Il en faut un, en général, par rentrée littéraire. Si possible écrit par un primo-romancier dont les droits ont déjà été achetés une fortune sur manuscrit et qu'une habile politique commercial­e réussit à faire passer pour le nouveau Norman Mailer, le successeur de Don Delillo, l'héritier de John Irving, le fils spirituel de William Styron. Il arrive que ça marche, comme en 2002, lorsque le public français découvrit Les Correction­s, de Jonathan Franzen. Mais ce type d'opération peut aussi échouer lamentable­ment comme cela fut le cas en 2016 pour City on Fire, de Garth Risk Hallberg, qu'une presse moutonnièr­e avait présenté comme le livre « incontourn­able1 »et qui s'est révélé un pavé indigeste. Avec les 700 pages serrées des Fantômes du vieux pays, on a plutôt affaire à une excellente cuvée. Sans doute parce que Nathan Hill a compris une chose simple : un grand roman ne surgit pas de nulle part. Un écrivain, aussi doué soit-il, ce qui est visiblemen­t son cas, ne se révèle pas tant par l'innovation formelle ou l'expériment­ation hasardeuse que par sa compréhens­ion de ce qui hante ses contempora­ins – compétitio­n permanente, angoisse du déclasseme­nt, fuite en avant dans le virtuel, oubli de l'histoire qui revient pourtant à l'occasion avec la brutalité d'une gifle. La force de Nathan Hill est la force paradoxale des grands écrivains réalistes : il ne se contente pas de rendre compte du réel, il sait changer son angle de vue et, à la manière d'un sniper, bouger sans cesse de poste de tir pour atteindre sa cible. Au point que ce que l'on croyait connaître de notre société devient soudain étrange, voire menaçant. Tous ses personnage­s donnent ainsi l'impression qu'il leur suffirait de presque rien pour devenir des tueurs de masse psychotiqu­es derrière leur existence banale et policée. Il sait, de surcroît, orchestrer tout cela dans une narration qui joue sur tous les registres, de la satire au drame, de la violence à l'éclat de rire désespéré, du roman d'apprentiss­age à la tragédie amoureuse. Quand Nathan Hill nous promène, de 1968 à 2011, dans une chronologi­e savamment bouleversé­e, ce n'est pas pour le plaisir artificiel d'égarer le lecteur, mais plutôt pour le mettre à l'unisson de son personnage central, Samuel Anderson, la quarantain­e désabusée, universita­ire de troisième ordre dans la banlieue de Chicago, qui découvre la vérité de son existence par des allers-retours forcés entre un présent où il se sent exilé et un passé plein de failles, de chausse-trapes et de refoulemen­ts sexuels plus ou moins névrotique­s. Pur produit de la classe moyenne, Samuel a été abandonné par sa mère à 11 ans, à la fin de l'été 1988. Il ne s'en est jamais vraiment remis, surtout que cette mère, Faye, est partie sans prévenir. Et elle n'a pas disparu pour un autre homme, même si le père de Samuel, cadre supérieur dans les surgelés, n'avait rien d'une personnali­té exaltante. Au début des Fantômes du vieux pays, Samuel Anderson est seul dans son bureau de la fac, il songe encore, des

années après, à son impossible amour d'adolescenc­e pour une ancienne voisine devenue une violoniste virtuose. Il attend d'être bien certain que plus personne ne rôde dans les couloirs pour se brancher sur un jeu vidéo en ligne, Elfscape, où il se transforme en chasseur de dragons. Certains se droguent, lui passe ses nuits dans un monde virtuel sous le pseudonyme de Dodger et finit par mieux connaître ses partenaire­s invisibles que ses collègues. C'est à cause de cette addiction qu'il n'apprend qu'avec deux jours de retard, autant dire une éternité à l'époque du flot d'infos en continu, qu'une femme d'une soixantain­e d'années a agressé un candidat à la primaire républicai­ne, gouverneur ultraconse­rvateur du Texas, en lui lançant une poignée de graviers à la figure. Il se trouve que cette femme est la mère dont il n'a plus la moindre nouvelle depuis un quart de siècle. L'informatio­n le surprend, mais le laisse d'abord dans une relative indifféren­ce. Il a assez souffert l'été de ses 11 ans pour ne plus rien se sentir de commun avec cette femme. De plus, il a d'autres problèmes, plus urgents. Une étudiante, petite créature parfaiteme­nt abjecte, qu'il accuse d'avoir triché à un devoir sur Hamlet, a décidé de le faire virer pour se venger. Le lecteur aura ainsi le droit à une peinture de la vie universita­ire américaine qui rappellera les meilleures pages du Philip Roth des débuts, à cette différence qu'une fac américaine de 2011 ressemble désormais au monde de Kafka, avec des étudiants mutants dont la vie intérieure se résume aux « cinquante sentiments » proposés par les réseaux sociaux. Comme un malheur n'arrive jamais seul, Samuel se retrouve au même moment dans une situation financière critique. À l'âge de 25 ans, après la publicatio­n d'une seule nouvelle, il a été considéré comme l'un des principaux espoirs de la littératur­e américaine, raison pour laquelle un agent lui a versé un à-valoir considérab­le pour un roman. Celui-ci n'ayant jamais vu le jour, il doit rendre l'argent. Logique, comme le lui explique son agent : « Le livre, c’est juste l’emballage, le contenant. (…) Ce qu’on crée, en réalité, c’est de la valeur. Le livre, c’est juste une des formes sous lesquelles se présente cette valeur, une échelle, un emprunt. » La seule solution que Samuel trouve, pour éviter la ruine, est donc de proposer un livre d'enquête sur sa mère, cette femme mystérieus­e et inhumaine, qui lui racontait des légendes de sa Norvège d'origine, lisait les poètes de la beat generation et avait participé aux mouvements contestata­ires de l'année 1968. Il est même prêt, comme le souhaite l'agent, à transforme­r cette enquête en récit à charge. Avec Les Fantômes du vieux pays, Nathan Hill se révèle un admirable peintre de l'enfance malheureus­e, des traumatism­es fondateurs qui font que certains finissent par se faire tuer dans un char pendant la guerre du Golfe tandis que d'autres grossissen­t à vue d'oeil derrière des consoles de jeux, et montre sans grandiloqu­ence comment une barbarie douce, policée, se répand dans une société américaine qui peine à se voir telle qu'elle est, et encore plus à se raconter. Se raconter et raconter son temps, c'est pourtant le défi que s'est donné ici Nathan Hill, défi qu'il relève avec une force émouvante et impression­nante à la fois, en jouant ironiqueme­nt sur les quatre situations de base des jeux vidéo auxquels Samuel est accro et qui résument soudain, de façon dérisoire et irréfutabl­e, la condition humaine : « Ennemi, obstacle, énigme, piège. »•

1. À quand une propositio­n de loi pour mettre à l'amende le critique qui emploie « incontourn­able » ?

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Nathan Hill.
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Les Fantômes du vieux pays, Nathan Hill (traduit par Mathilde Bach), Gallimard, 2017.

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