La punition olympique
Bien sûr, je fuirai Paris entre le 2 et le 18 août 2024. Mais d'ici là, les JO, c'est six ans ferme de chantiers et de bouchons généralisés dans une capitale qui n'en peut déjà plus.
Pour moi, les ennuis ont commencé le 24 juin 2017. Comme chaque samedi, je devais me rendre à Radio France pour mon émission, chargé de dossiers, de livres et de disques, ce qui ne convient guère aux déplacements à bicyclette. Le métro était loin, avec changement et marche à pied. N'ayant pas de voiture, j'espérais trouver un taxi en bas de chez moi... Sauf que la rue venait d'être fermée aux voitures, comme désormais presque chaque weekend, pour faciliter la déambulation des touristes. On ne prévient pas les habitants. D'ailleurs, c'est pour leur bien qu'on rend la circulation impossible. Prenant mon mal en patience, j'avais donc marché jusqu'à la station du RER C... Mais le RER était en travaux pour tout l'été, ce qui se comprend, vu son état de vétusté. Je m'étais ainsi retrouvé, errant, place Saintmichel, noire d'embouteillages comme jamais un samedi matin, avec ses voies rétrécies, ses barrières de chantiers, ses autocars de touristes, et pas un taxi à l'horizon. Je commençais à craindre de rater mon émission quand, enfin, un véhicule au voyant vert était apparu. Mais, alors que nous avancions difficilement au-dessus des anciennes voies sur berge, il avait bientôt fallu stopper devant des barrières de police qui nous priaient de faire demi-tour ; car tout le centre de Paris, des Invalides aux Champs-élysées, était bouclé pour accueillir la délégation olympique. Il avait fallu toute la perspicacité de mon chauffeur pour entreprendre un vaste détour jusqu'au fond du XVE arrondissement, tandis que l'équipe municipale présentait ses parades sportives, dignes d'un spectacle de Chine populaire, dans un Paris purifié de ses voitures et « rendu » aux bicyclettes. De notre côté, nous avions accompli deux fois la distance normale, et consommé beaucoup de gasoil, avant d'atteindre Radio France à quelques secondes du début de l'émission. Succombant à ma fâcheuse habitude de tirer des théories de ma vie quotidienne, j'avais alors songé qu'un tel début de journée soulignait l'évolution du rôle de cette municipalité qui, désormais, vise moins à faciliter la vie des habitants (leurs déplacements, leur tranquillité, le charme et l'agrément de leurs quartiers) qu'à organiser des événements géants, largement médiatisés, et présentés comme de grands actes « en faveur des Parisiens » ; à moins que ce ne soit en faveur d'anne Hidalgo, cette femme de gauche grisée par sa puissance d'élue de la Ville lumière. J'en ai trouvé une autre démonstration deux mois plus tard, après la désignation de Paris pour organiser les Jeux olympiques, quand un concert triomphal fut organisé place de l'hôtel-de-ville, à deux pas de chez moi. Je redoute plus que tout les festivités qui se succèdent désormais sur cette place de Grève, avec leurs enceintes monstrueuses, censées témoigner du bonheur des Parisiens, mais qui ont pour effet de pourrir la vie du quartier – surtout pour ceux qui, comme moi, aiment vraiment la musique, et supportent mal l'assaut lointain des basses et la résonance des batteries. Chaque année, en plein juillet, plusieurs jours de festival interdisent même d'ouvrir les fenêtres pour faire passer un salutaire courant d'air. L'hôtel de Ville est fatigant, avec ses fêtes de l'air, de l'europe, du Sport, des Étudiants, de l'innovation, →
toutes agrémentées de sonos excessives ; sans oublier, certains dimanches, les rendez-vous sportifs de bobos en jogging, qui viennent s'entraîner sur fond de tamtams, et donnent l'impression de vivre dans une vaste colonie de vacances. À l'heure du concert triomphal des JO 2024, j'ai donc préféré me réfugier à l'autre bout de Paris dans un joli quartier où l'on se contente de vivre, avant de rentrer après minuit, une fois les festivités achevées.
Je n'en ai pas moins développé une seconde théorie. Car ces événements censés magnifier l'image parisienne se déroulent toujours le week-end, dans la portion de temps dévolue à la détente et aux loisirs. J'avais longtemps supposé qu'un avantage des grandes villes était d'échapper, pour une part, au rythme obligé de l'existence « normale » qui consiste à travailler le jour, faire la fête le samedi et se reposer le dimanche. J'aimais que la vie parisienne, comme la vie londonienne ou newyorkaise, soit pleine de contradictions, de gens qui vivent la nuit et s'activent le week-end. Mais la politique événementielle à laquelle se voue la municipalité soumet chacun, de gré ou de force, au rythme d'une ville moyenne de province allemande, où l'on fait du bruit le vendredi soir et du jogging le dimanche dans des quartiers fermés à la circulation. Ceux qui vivent autrement n'ont qu'à se débrouiller. Non contente d'entretenir et de mettre à disposition ce merveilleux champ d'aventures qu'est le territoire parisien, la Mairie organise le calendrier des loisirs collectifs. Elle décide du jour sans voitures, conseille de sortir pour la Nuit blanche, bloque la moitié de Paris pour accueillir la Techno Parade ; mais elle aime plus que tout ces grand-messes sportives qui permettent d'accueillir les supporters de football devant des écrans géants. Elle n'hésite pas à raser une partie des magnifiques serres d'auteuil pour développer le tournoi de Roland-garros (relayé lui aussi sur des écrans devant l'hôtel de Ville). Mais tout cela n'est que de la petite bière en comparaison de l'événement mondial que représenteront les Jeux.
Les organisateurs mettent en avant le fameux « esprit olympique ». Mais il n'est pas besoin de chercher longtemps pour observer comment le sport, au cours des dernières décennies, est aussi devenu ce monstre qui conjugue toutes les tares de l'époque : un divertissement orchestré par les marques et les médias, une parade de l'argent et de la vulgarité, une arène des comportements grégaires et du nationalisme le plus primaire… Autant de mauvaises pentes sur lesquelles les JO eux-mêmes semblent irrésistiblement engagés, quoique de façon moins criante que le sport professionnel.
Ces compétitions qui accaparent le temps de cerveau disponible des citoyens modernes fascinent désormais cette « gauche de la gauche » que prétend représenter la Mairie de Paris. La France des années 1900 mettait plutôt son ambition dans l'organisation d'expositions universelles qui ont profondément marqué l'histoire de la capitale, en y inscrivant des monuments aussi durables que le Grand Palais, la tour Eiffel ou le Trocadéro. Entre 1867 et 1937 ont vu le jour sur les bords de Seine les pavillons du monde entier, reflets des cultures des cinq continents. On y a découvert les arts d'afrique ou d'extrême-orient, et chaque nation y a rivalisé d'ingéniosité technique. En comparaison, les JO parisiens de 1924 n'auront laissé qu'une série de palmarès sportifs vite dépassés... Cette belle histoire, pourtant, n'a pas empêché madame Hidalgo de partir en guerre contre le projet d'exposition universelle, lancé par d'autres élus, qui risquait de jeter une ombre sur les Jeux olympiques, devenus sa priorité.
Elle n'y croyait guère, au début, quand son image lui imposait de se montrer proche des Parisiens. Elle ne voyait pas l'utilité de cette monstrueuse multiplication des stades, piscines et autres villages sportifs. Elle avait raison. Mais elle a pris l'habitude de mesurer le bien-être des Parisiens à l'aune de son retentissement médiatique, et entrevu le bénéfice de cet événement mondial – quand la plupart des villes s'étaient déjà retirées de la course. C'est ainsi que la gauche municipale a rejoint le camp du spectacle sportif, plutôt que celui des valeurs de la civilisation et du progrès.
Les choses sont claires, désormais : les préparatifs des Jeux contribueront, pendant six ans, à pourrir la vie des Parisiens, déjà fort compliquée par la fermeture des voies sur berge et les embouteillages permanents. L'avenir radieux (sans voitures et à bicyclette) que nous promet la Ville s'éloignera ainsi toujours davantage, cependant que les travaux nécessaires pour y parvenir se multiplieront quotidiennement : aménagement des voies, chantiers innombrables, marteaux piqueurs, véhicules de secours bloqués, sirènes hurlantes, et autres nuisances quotidiennes qui devraient s'aggraver jusqu'en 2024… si les chantiers sont terminés en temps et en heure.
D'ici là, nous vivrons sous la permanente pression idéologique de la fête sportive qui s'approche, et dont nous aurons un avant-goût dès l'année prochaine avec l'accueil à Paris des « Gay Games », dont le simple énoncé laisse pantois, quand bien même il se pare de toutes les vertus « citoyennes ». Faut-il supposer qu'il existe une façon homosexuelle de faire du sport, qui nécessiterait l'organisation de compétitions spécifiques ? Ou faut-il y voir plutôt, comme l'expliquent les
Anne Hidalgo a pris l'habitude de mesurer le bien-être des Parisiens à l'aune de son propre retentissement médiatique.
documents promotionnels, une façon de lutter contre les discriminations ? On pourrait aussi organiser des « jeux musulmans » ou des « championnats juifs » sous prétexte de contribuer à la tolérance. Ainsi va notre monde communautarisé, sur lequel prospèrent des lobbies qui ne savent plus quoi inventer pour perpétuer leur cause défraîchie.
À ce propos, je déjeunais l'autre jour avec un jeune copain gay, fervent admirateur d'anne Hidalgo qui, paraît-il, « nous » adore. Nous passions en revue l'actualité, et il me parlait avec émotion du film 120 battements de coeur par minute, où il avait vu un témoignage bouleversant sur les années noires du sida, qu'il n'avait pas connues. Les ayant, pour ma part, malheureusement traversées, je crus bon de lui signaler que l'association Act Up, idéalisée par ce film, se caractérisait souvent par son hystérie agressive. Les mêmes qui, cinq ans plus tôt, avaient dénoncé l'hypothèse du sida comme une propagande antigay, s'étaient retrouvés, pour certains, dans ce pathétique mouvement qui n'hésitait pas à désigner l'épidémie comme une faute de la société. Franchissant allègrement le point Godwin, certains y voyaient un complot homophobe et quasi fasciste ! Mon ami, pourtant, me rétorquait d'une voix douce avoir trouvé ce film « tellement émouvant » que peu lui importait la réalité. Il préférait cette vision romantisée. C'est pareil avec Hidalgo. Peu importe à mon camarade que les nuisances augmentent sur les quais et les boulevards, puisque tout cela se fait au nom de la protection de nos santés et de la lutte contre le réchauffement climatique. Quant aux banlieusards qui souffrent, « ils n'ont qu'à emprunter les transports en commun », m'a expliqué ce Parisien de 30 ans, sans enfants, vivant près du métro, dans un quartier central. À moins que les vieux et les impotents ne préfèrent la bicyclette… Pour ma part, j'ai du mal à comprendre cet acharnement à nous faire souffrir pour notre bien. Durant l'été 2024, je me tiendrai loin de Paris, comme la plupart de ceux qui en ont les moyens. Je fuirai cette ville que j'aime, comme je la fuis désormais, de plus en souvent, dès qu'un nouveau projet voit le jour pour me rendre heureux. Ma seule consolation, peut-être, sera que trop d'agacements, de peines, de souffrances, finissent par réveiller des esprits assez nombreux pour chasser de l'hôtel de Ville cette administration malfaisante, après laquelle n'importe quel changement marquera une forme de progrès. •