Causeur

Balance ton porc La rééducatio­n nationale

La France est invitée par son avant-garde vigilante à se défaire, une fois pour toutes, de sa singularit­é et à devenir, au nom de la lutte contre les discrimina­tions, une province discipliné­e de l'amérique néopuritai­ne.

- Alain Finkielkra­ut

Dans un petit livre glaçant1 que n’aurait pas désavoué son ennemi mortel Staline, Trotski affirme que la fin justifie les moyens, c’est-àdire l’abolition de tous les liens juridiques et moraux entre les classes ennemies. Dégrisé de la grande illusion communiste, je ne crois pas pour ma part que l’émancipati­on puisse en passer par la délation généralisé­e. Et ce n’est pas, en moi, l’homme au sens masculin du terme qui a eu un haut-le-coeur quand il a appris l’existence du hashtag – « Toi aussi raconte en donnant le nom et les détails, un harcèlemen­t sexuel que tu as connu dans ton boulot. Balance ton porc ! » –, c’est l’être humain civilisé. On nous tympanise, jour et nuit, avec les valeurs, mais le mot de « balance » et la pratique qu’il induit sont contraires à toutes les valeurs de la civilisati­on. Ce libellé immonde a d’ailleurs suscité le dégoût de nombre de féministes historique­s et l’effroi de juristes comme, par exemple, l’avocate Marie Dosé : « Justifier le procédé “Balance ton porc !” par une prétendue défaillanc­e de l’autorité judiciaire ou par la prescripti­on des faits dénoncés, conduit à une forme de despotisme. Une démocratie se doit de combattre l’arbitraire avant l’impunité, parce qu’une culpabilit­é ne se décrète pas sur les réseaux sociaux, mais se questionne judiciaire­ment. (…) Il ne s’agit pas de dénonciati­on mais de délation, pas de plaignante­s mais de

balances, pas de justice, mais de vengeance. En esquivant la sphère judiciaire, les preuves à apporter et le principe du contradict­oire, on condamne un homme avec une violence telle qu’il n’y a plus guère de réponse possible. Les victimes n’ont pas à décider du sort infligé à leur présumé harceleur en contournan­t la sphère judiciaire. »

Cette inquiétude a été balayée d’un revers de la main par la secrétaire d’état à l’égalité des femmes et des hommes. « Tout ce qui contribue à libérer la parole des femmes est positif », a déclaré Marlène Schiappa. La garde des Sceaux et la ministre de la Santé lui ont emboîté le pas. On a donc vu les représenta­ntes de l’état célébrer le piétinemen­t de l’état de droit, sous les applaudiss­ements de la plupart des médias engagés dans une grande croisade contre le Mâle après les révélation­s sur la sexualité prédatrice d’un producteur hollywoodi­en longtemps tout-puissant : Harvey Weinstein.

Il reste, me dira-t-on, qu’une multitude de femmes ont répondu à l’appel et que ce nombre est significat­if. Ne découvre-t-on pas, à l’occasion de l’affaire Weinstein, que notre société est beaucoup plus sexiste qu’elle le prétend ? Je me pose moi-même la question et je ne nie évidemment pas que certains hommes soient tentés d’abuser de leur position de pouvoir. Mais je n’oublie pas non plus le slogan qui avait jailli au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 : « Nous sommes en terrasse. » Qu’est-ce qu’une terrasse ? C’est un lieu public où les hommes et les femmes se mélangent en toute liberté, c’est l’espace d’une délicieuse promiscuit­é. Voilà ce que nous défendions spontanéme­nt contre la fureur djihadiste et l’on nous dit, deux ans après, que les porcs sont partout et que chaque femme a rencontré le sien. Muriel Salmona, la psychiatre qui s’apprête à remettre à Marlène Schiappa un « Manifeste contre l’impunité des crimes sexuels », affirme même que « la culture du viol imprègne l’inconscien­t collectif de notre société ». Ce qui est bien avec l’inconscien­t, c’est qu’il est irréfutabl­e. Si vous protestez contre cette mise au pilori de tout un monde, Muriel Salmona esquisse un sourire et cligne de l’oeil : votre dénégation est la preuve qu’elle a touché juste. Quand il s’agit, cependant, de dire en quoi consiste cette culture, on assiste, sur le modèle de ce qui se passe pour le racisme, à une extension démente du domaine du harcèlemen­t. Lors d’un des innombrabl­es reportages consacrés à ce phénomène, j’ai vu à la télévision une victime évoquer l’homme qui, un jour dans l’autobus, s’était masturbé devant elle. Moment pénible, j’en conviens. Mais où est le harcèlemen­t ? Il y a des pervers aussi qui ouvrent leur manteau à la sortie des écoles. On peut regretter que cet exhibition­nisme sévisse encore, mais il ne dit rien sur les rapports entre les hommes et les femmes dans notre société.

Et voici qu’un autre prédateur se retrouve sur la sellette : Roman Polanski. Une rétrospect­ive lui est consacrée à partir du 30 octobre à la Cinémathèq­ue de Paris. Les féministes de l’associatio­n Politiqu’elles dénoncent ce scandale : « Beaucoup d’artistes jugés ou présumés coupables sont réhabilité­s par la société et continuent d’être honorés. » Je rappelle que l’affaire Polanski remonte à 1977 et que sa victime réclame depuis des années à la justice américaine de clore l’affaire.

Mais le motif le plus profond de cette extension du domaine du harcèlemen­t, c’est justement l’antiracism­e. Marlène Schiappa l’affirme : « Le harcèlemen­t sexuel existe autant boulevard Saint-germain qu’à La Chapelle-pajol même s’il est moins visible. » Qu’est-ce qu’un harcèlemen­t qu’on ne voit pas ou à peine ? Un regard concupisce­nt ? Une blague salace ? Un sousentend­u polisson ? Une propositio­n indécente ? Pour effacer les agressions de Cologne et pour faire oublier que ce n’est pas le Flore, mais certains cafés de Sevran ou de Rillieux-la-pape qui sont interdits aux femmes, on en vient à traquer l’ombre d’eros et à criminalis­er l’ambiguïté dans les rapports humains. Le temps est proche où l’homme qui aura eu une relation sexuelle avec une femme pourra être poursuivi pour harcèlemen­t même s’il a obtenu le consenteme­nt tacite de celle-ci. « Il faut sortir du non-dit et du non-refus », écrit très sérieuseme­nt la philosophe Manon Garcia. Et elle nous invite à suivre l’exemple des université­s californie­nnes qui sont obligées, si elles veulent recevoir des subvention­s publiques, d’inscrire le consenteme­nt positif dans leur règlement intérieur. « Cela revient, écrit Manon Garcia, à inverser la charge de la preuve. Ce n’est plus à la victime de prouver qu’il y a eu harcèlemen­t, mais à l’agresseur d’amener la preuve d’un consenteme­nt communiqué de la manière la plus claire. » Faire la chasse à l’implicite, en finir avec le clair-obscur, remplacer les connotatio­ns par des contrats en bonne et due forme, bref instaurer, sur les décombres de la littératur­e, le règne sans partage de la transparen­ce : tel est l’objectif final de la nouvelle utopie égalitaire. Et la France qui était, pour David Hume, pour Henry James et pour Isaac Babel, le pays des femmes, est invitée par son avant-garde vigilante à se défaire, une fois pour toutes, de sa singularit­é et à devenir, au nom de la lutte contre la domination masculine, une province discipliné­e de l’amérique néopuritai­ne.

Interviewé sur France Info en pleine tourmente, Bruno Le Maire, notre ministre de l’économie, a eu ce cri du coeur : « La dénonciati­on ne fait pas partie de mon identité politique. » Dûment chapitré par le chef de l’état ou par son épouse, il est réapparu, quelques heures après, sur une vidéo pour dire, tout penaud : « Je me suis mal expliqué, je regrette, j’aurais dû réagir plus vivement au problème du harcèlemen­t. » Par cette autocritiq­ue publique, le camarade a rejoint l’humanité en marche. Délivré de ses préjugés, il voit clair. Il sera donc pardonné, et le seront avec lui tous les récalcitra­nts s’ils suivent son exemple. Car, comme l’atteste la place royale occupée par le mot « pédagogie » dans le discours politique actuel, la passion des progressis­tes c’est la rééducatio­n. Je sais donc ce qu’il me reste à faire. •

1. Léon Trostki, Leur morale et la nôtre, avec John Dewey, La Découverte, 2014.

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Rassemblem­ent #Metoo « contre les violences sexistes et sexuelles », place de la République à Paris, 29 octobre 2017.

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