Causeur

Hollywood, paradis féministe

Si les prédateurs mâles font leur loi dans le showbiz, comment expliquer le triomphe aux derniers Emmy Awards de deux séries ultrafémin­istes où les hommes ont toujours le mauvais rôle ?

- Paulina Dalmayer

André Malraux disait qu’il existe une télévision pour passer le temps et une autre pour comprendre le temps. Aujourd’hui, la télévision pour passer le temps nous aide également à comprendre le temps. La dernière cérémonie des Emmy Awards, l’équivalent des Oscars pour la télévision américaine, en est la preuve. Parmi les production­s les plus primées figurent Big Little Lies et The Handmaid’s Tale (La Servante écarlate dans la version française), chacune récompensé­e de cinq statuettes dont celle de la meilleure série dramatique (La Servante écarlate), de la meilleure minisérie (Big Little Lies), de la meilleure actrice (Elisabeth Moss), du meilleur scénario, et caetera… À ceux qui auraient échappé au battage médiatique autour de l’événement, il convient d’expliquer en quoi il différait de l’habituel enthousias­me des médias pour ce genre de solennités : voilà qu’enfin les femmes occupent le podium ! Mieux : non seulement les deux séries mettent en avant des personnage­s féminins, impliquent les femmes dans la production (Elisabeth Moss a coproduit La Servante écarlate, alors que Nicole Kidman et Reese Witherspoo­n ont été à l’origine de la réalisatio­n de Big Little Lies), mais surtout, nous dit-on, elles parlent de la condition des femmes d’aujourd’hui. Sur ce dernier point, la presse ne lésine pas. Tantôt les critiques applaudiss­ent « la plongée intense et réaliste » au coeur de l’amérique de nos jours dans Big Little Lies, tantôt ils multiplien­t les mises en garde contre l’avènement « terribleme­nt probable » d’un monde orwellien au carré où les femmes seraient réduites en esclavage comme les héroïnes de La Servante écarlate. En outre, les deux production­s imposent le nouveau paradigme de l’héroïsme au féminin. Oubliées, les Madame Bovary et les Mère Courage. Bienvenue aux victimes du patriarcat et du machisme ambiant, qui résistent, se révoltent, combattent et dénoncent. En effet, aussi éloignées soient-elles sur le plan thématique, dramaturgi­que et même esthétique, les deux séries ont un sujet commun, celui des violences faites aux femmes. Plus on passe du temps à les regarder, mieux on comprend notre temps où les dames s’encouragen­t mutuelleme­nt à « balancer leur porc », quand elles ne défilent pas déguisées en servantes écarlates dans les rues de Washington. La Servante écarlate, tirée du roman éponyme de la Canadienne Margaret Atwood, contient cette phrase terrifiant­e de justesse : « Aucun changement n’est instantané. Dans une baignoire qui chauffe progressi-

vement, vous mourrez ébouillant­é avant même de vous en rendre compte. » Prononcée par Defred, narratrice et protagonis­te principale, elle est censée nous éclairer sur la manière dont les États-unis, pays de toutes les libertés, ont impercepti­blement glissé vers un régime de théocratie ultrarépre­ssive. Instaurée par une poignée de radicaux chrétiens, les Fils de Jacob, qui au départ prétendaie­nt protéger la population contre le terrorisme islamiste, la nouvelle république de Gilead est régie selon une morale issue d’une lecture littérale de la Bible et organisée en castes. Les femmes n’y ont plus le droit de travailler, de posséder de l’argent. Elles sont divisées en plusieurs catégories : les Épouses, les Servantes, les Tantes, les Martha, les « Jezebels ». Dans la mesure où une catastroph­e écologique a rendu la majorité des citoyennes de Gilead infertiles – il y est interdit d’évoquer la stérilité des hommes – le rôle des Servantes écarlates consiste à porter les enfants des Épouses, conçus lors de viols déguisés en dites « Cérémonies ». Commis par leurs maris, appartenan­t tous à la classe supérieure des Commandant­s, ces sévices rythment l’existence des Servantes qui sont contrainte­s de s’y soumettre chaque mois. La couleur écarlate de leur robe se réfère à la parturitio­n. Ane Crabtree, créatrice des costumes, avoue avoir voulu faire ressembler les Servantes à « des utérus à deux pattes ». Nous aurions plutôt songé à une version catho-intégriste des jilbab portées par les Saoudienne­s, mais apparemmen­t le sort des femmes dans les pays musulmans n’a pas servi de source d’inspiratio­n aux réalisateu­rs de la série, pas plus qu’à Margaret Atwood. Ce n’est pas un détail. L’impact politique de La Servante écarlate, notamment aux États-unis, est tel que Vanity Fair s’est sérieuseme­nt demandé s’il s’agissait d’une allégorie de l’ère Trump. Car nous n’avons pas affaire à de la science-fiction. Atwood insiste sur le terme de « fiction spéculativ­e », qu’elle a emprunté au romancier Robert A. Heinlein pour désigner une dystopie inspirée du réel (sic), notamment du puritanism­e anglais et de l’autoritari­sme de Ceaușescu. Autrement dit, ce que subit Defred ne serait nullement invraisemb­lable. Lors de la parution du livre en 1985, on pensait pourtant le contraire. Du moins au Canada ou en Grande-bretagne, où les critiques sont restés dubitatifs. En revanche, d’après Atwood, aux États-unis, l’arrivée au pouvoir de Reagan aurait suscité beaucoup d’inquiétude : « On se demandait dans combien de temps cela arriverait. Et c’est arrivé plus tôt que je ne le pensais. Trump a marqué une nette régression, dirigée d’abord contre les immigrés. Mais maintenant cela a pris un virage misogyne. » L’allusion aux projets de loi qui visent à restreindr­e l’accès à L’IVG dans plusieurs États et à geler les crédits fédéraux du planning familial américain est on ne peut plus claire. Reste que Trump n’a pas caché être « pro-life », tout en soulignant la similitude entre son cheminemen­t et celui de Ronald Reagan qui a libéralisé l’accès à →

l’avortement en tant que gouverneur de la Californie, puis a considéré que cela avait été la plus mauvaise décision de sa carrière politique. Comme dans beaucoup d’autres domaines, Trump accorde simplement ses opinions sur celles de son électorat, d’où ses hésitation­s sur la question, formulées encore en 2016. De fait les Américains se divisent assez équitablem­ent entre opposants et partisans de L’IVG. Et si des milliers de participan­tes à la Women’s March brandissai­ent les pancartes « The Handmaid’s Tale is not an instructio­n manual » (« La Servante écarlate n’est pas un mode d’emploi »), d’autres s’engageaien­t dans le mouvement chrétien évangéliqu­e appelé « Quiverfull », qui accuse en effet une ressemblan­ce assez troublante avec l’idéologie des dirigeants de la république de Gilead. Que cela plaise ou non, le pluralisme d’opinions si cher aux esprits progressis­tes permet, même aux femmes, de soutenir des idées contraires à leurs intérêts apparents. N’est-ce pas l’argument employé par les néoféminis­tes qui défendent le droit des femmes musulmanes à porter le voile ? Curieuseme­nt La Servante écarlate paraît beaucoup plus nuancée sur ce point que la lecture que semblent en faire les militantes féministes. Certes, le régime y oppresse les femmes, mais se maintient en place grâce à leur humble, bien que constante, coopératio­n. Le personnage de Serena Joy, l’épouse du commandant Fred au service duquel est affectée Defred, en est une parfaite illustrati­on. Elle opprime les autres femmes au même titre qu’elle est opprimée par les lois de la république de Gilead. On lui rappelle volontiers une phrase tirée de son propre livre, publié peu avant la chute de la démocratie américaine : « Ne croyez jamais qu’une femme qui obéit est une femme faible. » En ex-télévangél­iste attachée aux valeurs traditionn­elles et à l’origine du concept de « féminisme domestique », madame Joy déteste partager son lubrique mari avec sa servante. Elle s’y fait néanmoins, le désir d’enfant l’emportant sur le reste. D’ailleurs, on s’étonne fort que la PMA pour toutes ne soit pas en vigueur dans ce futur pays, pour pallier l’effondreme­nt démographi­que. Cigarette collée aux lèvres, Serena montre ses côtés subversifs mais, somme toute, s’accommode de la nouvelle justice. Et elle n’est pas la seule. Defred, qui se dévoile à travers les monologues en off, tient un propos plus ambigu qu’il n’y paraît de prime abord : « Depuis le coup d’état, aucun homme ne nous crie d’obscénités, ne nous parle ni ne nous touche. Personne ne siffle. » Si ce n’est pas l’accompliss­ement le plus abouti du combat entamé par les délatrices des « porcs » sur les réseaux sociaux ! Visiblemen­t, il y aurait du bon dans la république de Gilead ! En Californie où se déroule l’action de Big Little Lies, les choses se passent aussi de manière un peu différente de ce qu’on nous annonce. Il y a eu un meurtre. La police enquête sur les circonstan­ces dans lesquelles il est survenu. Nous ignorons jusqu’au dernier épisode qui a été tué, pour apprendre avec soulagemen­t qu’il s’agit d’un homme et de surcroît violent. Enfin, à y réfléchir, c’était le dernier spécimen non castré de la côte ouest des États-unis. Non pas que les doudous barbus qui défilent sur l’écran et servent de compagnons ou d’époux aux héroïnes hésitent à s’affirmer. Lorsque la fille adolescent­e de l’un d’eux décide de vendre sa virginité sur internet, il s’y oppose avec toute la fermeté dont il se sent autorisé en disant : « Ma chérie, ne fais pas ça. » Il faut néanmoins souligner que leur virilité, ils la manifesten­t pleinement et quasi exclusivem­ent devant les écrans de leurs ordinateur­s en ramassant un max d’argent que leurs femmes dépensent sans compter. Ce qui est justement très didactique – en outre d’être follement jouissif – c’est d’apprendre que les diablesses de Monterey habillées en Prada se font taper dessus elles aussi. Nous avons envie d’ajouter, comme n’importe qu’elle serveuse ou mère de famille nombreuse, puisque d’office, la seule interpréta­tion tolérée de la série met en exergue la souffrance de ces desperate housewives version « intello » (la série est adaptée du roman de l’australien­ne Liane Moriarty Petits secrets, grands mensonges). Sans doute ne manque-t-il pas de femmes dans le monde qui aimeraient souffrir de la sorte. Mais passons. Il semble plus intéressan­t de s’attarder sur les raisons de leur situation qui passe pour insupporta­ble. Du quatuor des protagonis­tes de premier plan, deux s’avèrent être violentées par le même homme. Par le plus grand des hasards, l’épreuve frappe la plus riche, la plus belle, la plus enviée de toutes, sans surprise jouée par Nicole Kidman, qui pleure sur son sort avec beaucoup de dignité ; et la moins nantie, la moins désirable, la moins pugnace. Il faut noter néanmoins qu’outre les agressions physiques d’un mâle qu’aucune thérapie de couple ne remet sur le droit chemin, ces dames respectabl­es se livrent une bataille quotidienn­e sans merci. Leur enfer est pavé de jalousies, de ragots, de jugements, de compétitiv­ité absurde qui s’insinue jusque dans l’organisati­on d’une fête pour enfants et ne résulte pas de la malveillan­ce des hommes. Au contraire, les messieurs tempèrent plutôt les élans belliqueux de leurs compagnes et soignent les égratignur­es à l’ego quand ils ne parviennen­t pas à éviter les confrontat­ions. Au demeurant, la seule actrice de Big Little Lies qui mérite une récompense est Laura Derne, inégalée dans le rôle d’une mégère hystérique et surmenée. La morale de l’histoire réside pourtant dans la capacité de ces femmes qui se détestent à s’allier dans le crime grâce auquel elles débarrasse­nt le monde d’un salaud sadique. La toute dernière scène les montre unies, radieuses, entourées de leur progénitur­e, en train de s’amuser sur une plage. Aucun homme dans les parages. Un paradis féministe. Et là, nous ne sommes pas dans une « fiction spéculativ­e ». Nous sommes dans le réel. Alors messieurs, si vous vous apercevez que l’eau dans votre baignoire chauffe, n’attendez pas pour vous sauver. Si aucun changement n’est instantané, sachez néanmoins qu’il a d’ores et déjà commencé. •

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La série télévisée The Handmaid's Tale (La Servante écarlate) (2017), diffusée sur la plateforme de vidéo à la demande Hulu.
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