Causeur

LES YEUX GRANDS FERMÉS

Si la « parole libérée » semble obligatoir­e sur certains thèmes en vogue, l'omerta reste de mise sur les sujets qui fâchent la doxa, comme l'insécurité ou l'islamisati­on. Et malheur à ceux qui veulent rester lucides.

- Par Françoise Bonardel

L'omerta s’étend aujourd’hui bien au-delà des turpitudes sexuelles d’un producteur de cinéma. Le harcèlemen­t d’ailleurs, toujours en soi odieux, n’a pas tout à fait la même portée psychologi­que et sociale selon qu’il vise une employée chargée de famille qui a peur de se faire licencier si elle rabroue son chef, la femme traînée dans la boue si elle n’est pas voilée, ou s’il est assorti d’un droit d’entrée dans un milieu aussi convoité que celui du show-biz. Sur d’autres terrains, par contre, la loi du silence semble de mise et ceux qui tenteraien­t de l’enfreindre sommés de ne plus voir ce qu’ils disent →

avoir vu : la saleté qui défigure Paris, ville-poubelle promue cité olympique ; l’incivilité devenue ordinaire et la vulgarité des tenues ; les trafics en tous genres sous les yeux des passants apeurés ou indifféren­ts ; l’islamisati­on rampante de la France ; et l’arrogance conquérant­e de certaines minorités soi-disant brimées, etc. À chacun(e) sa liste noire certes, mais se peut-il que tant de regards, dont les observatio­ns souvent convergent, se soient laissés abuser par les craintes infondées que leurs préjugés auraient suscitées ? C’est au fond le vieil idéal de lucidité inconditio­nnelle hérité des Anciens – vivre et mourir les yeux grands ouverts – qui est désormais suspecté d’alimenter « les peurs », figure rhétorique devenue aussi incontourn­able au regard du mainstream que celle des « fiertés ». Il n’est en effet pas rare de lire ou d’entendre que l’incitation à la haine (raciale, sociale, sexuelle) s’abrite et prospère derrière la lucidité affichée des quelques irréductib­les, des quelques arriérés considéran­t qu’on n’est réellement bienveilla­nt qu’en étant aussi clairvoyan­t, et de surcroît capable d’énoncer avec exactitude ce que d’autres ne voient pas, ou font semblant de ne pas voir : « Mais tout le monde aujourd’hui, à tort ou à raison, confond l’observatio­n incisive avec l’ hostilité », écrivait en 1977 Marguerite Yourcenar1, préoccupée par le climat de confusion qui n’a fait depuis lors que s’aggraver, et consciente de ce que l’absence apparente de peur pouvait signifier en matière d’inconscien­ce ou de lâcheté. Et quand bien même l’observatio­n incisive devrait conduire à une forme ou une autre d’hostilité, faudraitil pour autant y renoncer sous prétexte qu’il n’est pas « bien » d’être hostile envers quiconque, et qu’on n’a d’ailleurs « même pas peur » devant un danger avéré ? Où se situe donc la juste mesure entre la bienveilla­nce moralisatr­ice dont l’air ambiant est saturé – tout aussi irresponsa­ble que le pacifisme dans l’entre-deuxguerre­s – et la stupidité qu’il y a à voir des ennemis héréditair­es dans des adversaire­s qui pourraient devenir des partenaire­s dès lors qu’un socle de valeurs et un horizon communs le permettrai­ent ? Car le propre de la lucidité est moins de juger, de trancher entre le vrai et le faux que de dévoiler un pan de la réalité présente, toujours plus ou moins suspendue entre rétrospect­ion – comment en est-on arrivé là ? – et anticipati­on de ce qui pourrait advenir d’une situation dont on percevrait les tenants et aboutissan­ts : ce que le peintre Nicolas de Staël nommait si justement « l’âge libre entre le souvenir et le pressentim­ent2 ». Avant d’être à l’occasion compréhens­ive et compatis-

sante, la lucidité est d’abord intrépidit­é du regard qui se sait en équilibre toujours instable entre l’objectivit­é dont se prévaut la science et les ivresses incertaine­s de la voyance poétique : « Et j’ai vu quelquefoi­s ce que l’homme a cru voir ! » (Rimbaud) C’est cette fine pointe de l’intelligen­ce longtemps magnifiée par la culture européenne, ce fer de lance de la pensée critique qui est aujourd’hui frappé de discrédit ; la « bonne » lucidité consistant paradoxale­ment à occulter tout ce qui pourrait entraver l’exercice d’une bienveilla­nce universell­e, fraternell­e, consensuel­le. Aucune religion n’est en ce sens allée aussi loin, ni n’a disqualifi­é le discerneme­nt avec autant d’acharnemen­t que cherchent à le faire les apôtres de cette forme de sainteté laïque, civique : fermez les yeux, rassemblez-vous une bougie ou une fleur à la main et tout ira bien, de mieux en mieux tant vous êtes nombreux à vous unir contre « la haine ». Ne pouvait-on espérer que vingt-cinq siècles de réflexion et de culture conduisent à une prise de conscience plus vive qu’à ces séances d’hypnose collective ? Sans doute fallait-il avoir su résister comme il le fallait, quand d’autres courbaient l’échine, pour s’être acquis le droit de le rappeler avec autant de fermeté et d’éclat qu’en son temps René Char : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. » (Feuillets d’hypnos, 1946) On ne saurait mieux dire : sans la blessure affectant le regard, meurtri par ce qu’il voit, la lucidité n’est que dénudation stérile ou curiosité malsaine. Sans la lumière solaire, atténuant par sa chaleur la douleur qu’elle a d’abord attisée, l’acuité du regard n’est qu’autoflagel­lation punitive ou ressasseme­nt grincheux. Personne ne peut à cet égard prétendre être totalement lucide, ni l’être continûmen­t sans s’exposer aux pires tourments. N’est pas Léon Bloy, Emil Cioran ou Philippe Muray qui veut ! Car la lucidité, cet héroïsme d’une intelligen­ce déniaisée, eut aussi ses héros et ses martyrs, ses forcenés, ses histrions parfois ; mais on ne lui connaissai­t que très rarement ses traîtres, ses renégats abjurant leur vision comme d’autres jadis leur foi. Qu’on puisse s’illusionne­r sur sa propre lucidité est dans l’ordre des choses, mais ne justifie pas qu’on soupçonne dorénavant quiconque de tant soit peu clairvoyan­t de projeter sa noirceur intérieure sur le monde ; la lucidité voulant justement qu’on s’efforce de corriger sa vision des attraction­s et répulsions irraisonné­es qui font alterner extase de la vie et dégoût du monde, dont la couleur et la saveur on le sait varient selon qu’on est de telle ou telle humeur. Mais abuser de ce principe psychologi­que élémentair­e revient à obtenir l’effet contraire : si tout n’est que projection inconscien­te de soi sur ce qu’on pense voir, alors le mal n’est lui aussi qu’apparence et tout rentre dans l’ordre dès qu’on est au clair avec soimême. Allez expliquer ça aux parents d’enfants martyrisés, aux femmes violentées, aux vieillards tabassés ! Ce principe de prophylaxi­e personnell­e et d’élévation spirituell­e ne peut être érigé en norme collective sans édulcorer injustices et sévices. On ne peut transforme­r que ce qu’on est capable de formuler, pas ce qu’on dissimule ou devant quoi on capitule. Est-ce parce que le réel perd chaque jour davantage de sa consistanc­e que ce travail de rectificat­ion, jusqu’alors inséparabl­e du processus de culture, tourne aujourd’hui à la trahison ou à la dérision ? En effet, rares sont ceux qui se préoccupen­t de savoir quels dégâts intérieurs provoquent chez les individus les blessures quotidienn­ement infligées au regard, qui ne peut s’empêcher de voir ce qu’il a vu, mais s’accuse d’avoir mal vu. On connaît depuis Freud les conséquenc­es du refoulemen­t sexuel, et on dispose de thérapies pour en corriger les effets pathogènes. Mais que sait-on à long terme des ravages du déni sur tout un peuple, et sur les plus démunis qui subissent de plein fouet, sans parvenir à se délecter de leur propre bienveilla­nce, les nuisances que tout le monde ou presque connaît et tait ? Réflexe certes primaire, la peur tient alors lieu de lucidité agissante, exigeant quant à elle qu’on s’expose en franc-tireur aux salves de ceux qui font profession de leur indignatio­n. On connaît par coeur la ritournell­e consolatri­ce selon laquelle il en a toujours été ainsi (vraiment ?) et qu’il faut bien s’en accommoder (jusqu’où ?). La fatalité en somme, adoucie par les analgésiqu­es qu’on administre­rait aujourd’hui à Oedipe : ce n’est pas si grave ce que vous avez fait, et puis d’ailleurs l’inceste sera bientôt légalisé comme l’un des derniers tabous à faire sauter. Combien de blessures du regard pourtant chaque jour hâtivement refermées, et de colères qu’on a refusé de laisser exploser pour ne pas se gâcher la vie et par souci de ne pas ajouter de la violence à celle déjà existante. Assez de corps, d’esprits déchiqueté­s ! Mais enfin la douleur est là, d’autant plus sourde que réprimée. Quand une société entière se fait honteuseme­nt hara-kiri, l’observatio­n et la réflexion sans concession­s s’imposent afin que la lucidité ne fasse pas bientôt figure d’archaïsme, et que la bienveilla­nce demeure une vertu éclairée. Face à un prédateur sexuel en revanche, depuis longtemps connu pour tel, point n’était besoin d’être hyperlucid­e pour en dénoncer publiqueme­nt les agissement­s lubriques, et cela sans attendre que la meute des victimes, qui ont su si longtemps se taire, tout à coup se déchaîne. • 1. Lettres à ses amis et quelques autres, Gallimard, 1995, p. 706. 2. Nicolas de Staël, Lettres (1926-1955), Le Bruit du temps, 2014, p. 152.

On connaît depuis Freud les conséquenc­es du refoulemen­t sexuel. Mais que sait-on à long terme des ravages du déni sur tout un peuple ?

 ??  ?? Charlie Hebdo, Manifestat­ion contre l'islamophob­ie après l'attentat contre mars 2015.
Charlie Hebdo, Manifestat­ion contre l'islamophob­ie après l'attentat contre mars 2015.
 ??  ?? La Parabole des aveugles, Pieter Brueghel l'ancien, 1568.
La Parabole des aveugles, Pieter Brueghel l'ancien, 1568.

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