Causeur

Knock, médecin néolibéral ?

Le propos politique de Knock ne se limite pas à la promotion de l'antiracism­e à gros sabots. On y trouvera aussi un tas d'autres gadgets idéologiqu­es en vogue : utilitaris­me libéral, hygiénisme, néopuritan­isme et, bien sûr, apologie de la transparen­ce gén

- Anne-sophie Nogaret

L'histoire est connue : Knock, médecin douteux, s’installe au village, persuade chacun qu’il n’est jamais qu’un malade en puissance et transforme l’endroit en hôpital à ciel ouvert. En 1923, Jules Romains préfigurai­t dans sa pièce la collusion entre médecine moderne et capitalism­e, annonçant à la fois le règne des bobos et l’essor sans fin de l’industrie médicale. Qu’ajoute donc dans son dernier film Lorraine Lévy ? Elle exprime, un siècle plus tard, un air du temps américain, empreint d’utilitaris­me libéral et d’un soupçon de particular­isme racialiste. Examinons pour ce faire ce qui ne se trouve pas dans la pièce. Il y a une jeune tubarde, Causette, exploitée par une fermière locale. Knock, amoureux, paiera son séjour en sanatorium (c’est la caution altruiste : charlatan peut-être, mais grand coeur). Il y a une nymphomane, épouse du pharmacien, qui le poursuit de ses assiduités.

Il lui résiste (c’est la caution moralo-sexuelle : charlatan, sans doute, mais ne convoitant pas la femme de son voisin). Il y a un curé jaloux du succès de Knock, aigri, mesquin et lâche. Rance, synthétise­raient certains. Comme un seul homme, les villageois lui préféreron­t Knock (c’est la caution moralo-sociétale : sus au curé, à nous le progrès). Il y a un escroc surgi du passé qui tente de faire chanter Knock (c’est la caution par le contreexem­ple : Knock, lui, n’est pas aussi méchant. Ce n’est pas un véritable escroc. C’est un enfant de la Ddass qui a pris sa revanche). Knock s’en débarrasse­ra en lui collant une chiasse d’enfer, car la médecine moderne, outre qu’elle traite les malades imaginaire­s, sait aussi punir les méchants (c’est la justice par la scatologie, ce qui fait toujours rire les enfants). Ces ajouts sont autant de gages donnés à une mièvrerie bien-pensante. Avant d’y revenir, notons d’abord que le biais narratif choisi (à mon sens, corollaire nécessaire du choix d’omar Sy pour incarner Knock) témoigne en filigrane d’une obsession venue d’outre-atlantique, obsession de la race, qui selon la doxa politiquem­ent correcte aurait quelque chose à voir avec la moralité de l’individu. On ne peut s’empêcher de penser en effet que si Knock joué par Omar Sy est à l’opposé de ce qu’il est dans la pièce de Romains, à savoir un véritable escroc, c’est justement parce qu’il est noir. Est-ce à dire qu’un acteur noir ne pourrait incarner un rôle-titre lorsque celui-ci renvoie à un personnage uniment antipathiq­ue ? Ne pourrait-on imaginer que dans ce cas, une quelconque associatio­n antiracist­e porte plainte pour insulte à l’image des « racisés » ? Ces derniers ne pourraient-ils pas légitimeme­nt se sentir offensés par un personnage de charlatan à la peau sombre dont n’émanerait pas une once de sympathie ? Cela est possible, en effet. Entendons-nous bien : le choix d’omar Sy pour incarner Knock ne pose en soi aucun problème de crédibilit­é. Il interroge en revanche à cause de la distorsion essentiell­e que fait subir la réalisatri­ce à la pièce et au personnage par lequel elle existe. Omar Sy peut jouer Knock, mais à la condition que le personnage soit sympa. Qu’il ait souffert. Que ses malversati­ons soient justifiées par un passé de victime. Lorraine Lévy, pour faire passer ce présupposé racialiste si américain, tente de le désamorcer par quelques répliques un peu étranges, censées sans doute nous rassurer sur le fait que nous sommes bien toujours en France, patrie des droits de l’homme, de l’universali­sme, de la place du village et des nappes à carreaux : « Il est différent, hum hum, oui mais en quoi ? » s’interrogen­t sans fin les villageois, évoquant toutes les raisons possibles, à l’exception d’une seule, bien entendu, celle de la couleur de peau de Knock. Passons sur le magnifique déni de réel ici en jeu, et examinons le contresens majeur commis sur l’universali­sme : l’universali­sme ne réside pas dans la dénégation des différence­s, il ne se confond pas avec le postulat d’une identité physique, psychologi­que et intellectu­elle entre les gens. L’universali­sme est une vision morale et politique de l’homme, dont on affirme l’égalité en droit par rapport à la loi. Le véritable universali­sme considérer­ait ainsi qu’un Knock noir pourrait, tout autant qu’un Knock blanc, être un charlatan vénal et rien que cela ; l’essentiel étant qu’il soit passible, pour les mêmes délits, des mêmes peines. Parallèlem­ent se lit dans le film une autre confusion idéologiqu­e, selon laquelle le bonheur serait non plus une contingenc­e individuel­le, mais le résultat d’un certain mécanisme économique et social. Le propos de Lorraine Lévy est utilitaris­te : c’est justement la vénalité de Knock, parce qu’elle entraîne un effet positif sur la vie des villageois, qui va finalement constituer sa plus grande qualité. Certes, il les escroque bien, tous ces braves gens, et de cela, ils ne sont pas tout à fait dupes. Mais qu’importe ! clament-ils tous en choeur : le bon docteur nous rend tellement heureux ! Penchons-nous sur le bonheur ainsi vendu par Knock (mais soyons raisonnabl­es et évitons le lumbago). « Je bois moins », dit le facteur poivrot. « Je me lave les dents », dit le marmot à casquette. « Mon mari a des érections », dit la femme ravie d’un péquin. Le bonheur moderne est donc question d’hygiène. Il est également gentiment puritain : les galipettes des clients de Knock ne sortent jamais du cadre sacré des liens conjugaux. Ce bonheurlà est par ailleurs accessible à tout individu ayant du bien. Si la femme nympho du pharmacien cesse de se jeter au cou de tout mâle passant à sa portée, c’est parce que son mari, rendu riche, lui a offert un beau chapeau. Ainsi apprenons-nous que la clé d’un couple heureux, c’est le pouvoir d’achat. Quant à la riche rombière du village, après avoir goûté aux joies du thermalism­e, elle n’est plus que risettes et ravissemen­t. Nous pouvons donc en conclure trois choses : le bonheur, c’est d’être propre, d’avoir une vie sexuelle dans le cadre du mariage et de socialiser avec ses semblables. Mais ce bonheur présente une autre particular­ité : il relève d’un mode collectif de fonctionne­ment. La fin de règne du curé signe en effet non pas tant la libération des moeurs que l’avènement de la transparen­ce sociale ; au secret de la confession, qui protégeait l’intimité du regard, doit succéder le grand déballage public de sa part d’ombre, de ses états d’âme, de ce linge sale qui auparavant se lavait en famille ou, le plus souvent, pas du tout. Hygiénisme du corps, hygiénisme de l’âme. Une communauté d’êtres limpides, dépourvus de secrets, ne peut qu’être harmonie. À la pénombre chafouine du confession­nal succède la transparen­ce totalitair­e, celle qui fait qu’on parle de soi à tous, et réciproque­ment. Comment le mal en effet pourraitil exister dans une société où tout se sait ? •

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Knock, réalisé par Lorraine Lévy, en salles.

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