Causeur

Canada pour tous Identité pour personne

Le gouverneme­nt fédéral souhaite faire entrer 450 000 immigrés chaque année dans le pays. L'objectif avoué de Justin Trudeau n'est même plus le multicultu­ralisme, mais de dissoudre tout ce qui reste du Canada d'hier.

- Mathieu Bock-côté

Àl’automne 2016, un comité spécial mis en place pour recommande­r de nouvelles orientatio­ns au gouverneme­nt canadien en matière d’immigratio­n a conclu ses travaux avec une propositio­n surprenant­e : le Canada devrait tout faire en son pouvoir pour avoir une population de 100 millions de personnes en 2100. Pour cela, le gouverneme­nt canadien devrait faire passer à 450 000 le nombre d’immigrés reçus annuelleme­nt. De nombreux commentate­urs enthousias­tes ont célébré cette propositio­n, qui permettrai­t enfin au Canada d’avoir la démographi­e d’une grande puissance mondiale, et pas seulement d’une superpuiss­ance morale. Un an plus tard, le gouverneme­nt Trudeau a tranché : s’il se montre plus modéré que ne l’aurait souhaité le comité, il a néanmoins décidé de relever les seuils d’immigratio­n annuelle de 300 000 à 340 000. Un accroissem­ent justifié par des raisons économique­s : le Canada aurait de tels besoins en maind’oeuvre qu’il serait obligé de faire fonctionne­r à plein régime les pompes aspirantes de l’immigratio­n massive. C’est l’argument classique de la mouvance immigratio­nniste. L’ensemble de la classe politique fédérale se montre favorable à cette hausse systématiq­ue des seuils d’immigratio­n : la seule discussion publique autorisée tient à l’ampleur de cette hausse et il est mal vu de ne pas exprimer son adhésion avec ferveur.

Mais quiconque gratte un peu derrière les prétention­s à la rationalit­é économique découvrira aisément des motifs plus profonds, qui se trouvent au coeur de ce qu’on pourrait appeler l’idéologie canadienne. Dans un entretien au New York Times, quelques semaines après son élection en 2015, Justin Trudeau expliquait sa vision du Canada : le Canada serait le premier pays authentiqu­ement postnation­al, sans noyau identitair­e propre ni culture fondatrice. Le Canada serait le laboratoir­e d’une humanité nouvelle, et peut-être même, de l’homme nouveau : il se fait une fierté de sa vacuité identitair­e dans la mesure où il ne contraindr­ait personne à s’adapter à une culture nationale particuliè­re. Au Canada, nous serions tous des immigrants : telle est la doctrine officielle d’un pays qui a inscrit le multicultu­ralisme comme principe fondateur dans sa constituti­on. Les seules nations à pouvoir se dire fondatrice­s seraient les nations amérindien­nes, dont l’installati­on est antérieure à l’arrivée des Européens. On va même jusqu’à trafiquer l’histoire pour les placer symbolique­ment au coeur de l’identité canadienne contempora­ine. Les Québécois comme les Canadiens anglais sont victimes d’une forme de déchéance symbolique : ils ne sont plus considérés comme des peuples fondateurs, mais comme des communauté­s issues de vagues démographi­ques parmi d’autres (ce qui n’empêche pas le Canada de fonctionne­r globalemen­t en anglais). Dès lors, les immigrés n’ont pas à prendre le pli identitair­e de la société d’accueil – tout simplement parce qu’il n’y a pas de société d’accueil. Au contraire, ils sont encouragés à conserver leurs traditions et coutumes et à les exhiber sur la place publique, au point même où la classe politique fédérale se fait une fierté de son ouverture au niqab, dans laquelle elle voit l’expression supérieure de la tolérance canadienne. L’idéal canadien, c’est celui d’une diversité maximale et harmonieus­e sans socle fondateur.

On comprend que l’époque et ses interprète­s autorisés s’enthousias­ment pour le Canada : à lire la presse internatio­nale, on pourrait même croire que le rêve canadien succède au rêve américain. L’avenir du monde aurait migré un peu vers le nord. Le Canada représente­rait la communauté politique de demain, affranchie de tout héritage culturel et de toute identité substantie­lle : ce serait une communauté politique hors de l’ histoire, dé tradition alisée et dénational­isée. Elle se définirait à la manière d’une utopie accomplie, d’un rêve cosmopolit­e enfin concrétisé, où les appartenan­ces historique­s des peuples viendraien­t se dissoudre dans une diversité fantasmée, transcen- →

dant les communauta­rismes et les tensions intercommu­nautaires. Le multicultu­ralisme canadien serait bon pour l’humanité entière et on pourrait à terme le transposer dans la plupart des pays pour arriver enfin à l’humanité heureuse espérée : chacun, à sa manière, implantera le système des accommodem­ents raisonnabl­es. L’immigratio­n massive n’est donc pas subie pour les thuriférai­res de l’idéologie canadienne, mais désirée dans la mesure où elle permet de dissoudre progressiv­ement ce qui reste du Canada d’hier, d’en liquider les dernières fondations identitair­es pour qu’advienne un pays ne devant plus rien à ses lointaines origines historique­s et aux querelles politiques qui y étaient associées. Le Canada, pour être fidèle à sa promesse, doit se définir exclusivem­ent comme un pays d’immigratio­n.

Désormais la culture nationale ne pourra plus se manifester que de manière pénitentie­lle, en s'excusant de son hégémonie passée.

Avec les mots d’hier, on dira que le Canada est le pays du multicultu­ralisme réel et ils sont nombreux à venir y faire un pèlerinage idéologiqu­e pour en revenir avec un témoignage émerveillé : ici, tout le monde vivrait en paix. Ce qu’on admire en lui, c’est son désir de se définir dans les catégories de la postmodern­ité. Et on constate qu’un peu partout, les membres du parti progressis­te veulent canadianis­er mentalemen­t leur propre pays, en l’imposant comme le modèle achevé de la citoyennet­é diversitai­re. Le programme est toujours le même : on instrument­alise l’immigratio­n massive dans une perspectiv­e d’ingénierie sociale pour justifier une transforma­tion en profondeur de l’identité collective. Anthony Giddens, le théoricien de la third way, l’avait proposé dans ces termes au moment de l’ascension du blairisme : la diversific­ation de la population des pays occidentau­x serait un bien en soi et à rechercher pour elle-même. Il faudrait sortir de la nation comme de l’état-nation : la nouvelle civilisati­on en émergence devrait se délivrer de ces formes politico-historique­s désuètes, auxquelles les population­s seraient encore attachées par nostalgie. C’est ce qui pousse certains théoricien­s du multicultu­ralisme à confier une tâche singulière à l’éducation : elle aurait désormais pour tâche de fragiliser les repères symbolique­s des peuples pour que ceux-ci comprennen­t qu’ils vivent dans un univers perpétuell­ement mouvant et qu’ils ne peuvent plus s’attacher à des marqueurs identitair­es stables. C’est parce qu’ils auront été secoués dans leur identité profonde qu’ils seront alors capables de se délivrer de la nostalgie patriotiqu­e et pourront accueillir la différence et la diversité.

La légitimité politique est inversée. Le multicultu­ralisme pousse à la privatisat­ion de la culture nationale qui ne pourra plus se manifester, désormais, que de manière pénitentie­lle, en s’excusant de son hégémonie passée. À terme, une fois qu’elle sera purgée de toute prétention à se constituer comme une culture de convergenc­e, elle pourra être réintégrée dans la vie collective, mais seulement à la manière d’une nuance parmi d’autres de la diversité triomphant­e. Mais pendant longtemps encore, c’est d’abord par le procès de la nation que se définira la mise en scène de la diversité. II ne faudra plus jamais dire qu’à Rome, on fait comme les Romains. Il n’y a plus de peuples, d’ailleurs : il n’y a plus que des population­s interchang­eables appelées à se mouvoir dans les grandes migrations devant lesquelles les frontières seraient aussi inutiles qu’impuissant­es. En fait, si l’enracineme­nt devient une pathologie, la migration devient la norme. La déculturat­ion des peuples rendrait les individus disponible­s pour un nouveau monde plus fluide. Dans ce grand brassage mondialisé, il y aurait quelque chose d’archaïque et de fondamenta­lement répréhensi­ble, pour un peuple, à vouloir demeurer luimême. Pour reprendre le langage de la gestion, on ne voit plus des hommes, mais des ressources humaines, qui doivent être disponible­s pour les mouvements du capital mondialisé.

Faut-il se surprendre que la peur de devenir étranger chez soi traverse aujourd’hui l’ensemble des pays occidentau­x ? Cette peur est généraleme­nt disqualifi­ée moralement : on veut la réduire à une forme de xénophobie, ou même de racisme. On explique sans cesse au commun des mortels que c’est lui qui doit s’adapter aux moeurs des nouveaux venus et qu’il doit même censurer ce qui, dans sa propre culture, peut être offensant pour les immigrés. C’est ainsi que de manière récurrente, on assiste aux États-unis à ce qu’on appelle une guerre contre Noël, qui correspond plus vastement à un travail sans cesse repris de déchristia­nisation de l’espace public, pour le rendre plus hospitalie­r à l’endroit des différente­s minorités issues de l’immigratio­n. De même, on remaniera le roman national pour le rendre attrayant pour les immigrés, et cela, la plupart du temps, en le redéfiniss­ant de manière négative, pour que les doléances des groupes qui se disent exclus de la collectivi­té y soient intégrées.

Pour que l’immigratio­n puisse s’intégrer à une société, il faut respecter, naturellem­ent, les capacités d’intégratio­n de cette dernière, et pour qu’elle ne devienne pas anxiogène, les sociétés d’accueil doivent avoir au moins l’impression de maîtriser un peu le phénomène. Nous sommes témoins d’une immigratio­n si massive qu’elle est devenue pratiqueme­nt inintégrab­le et la classe politique milite pour rééduquer la société d’accueil afin de l’amener à consentir à ce que l’on pourrait appeler un basculemen­t historique. On ne sous-estimera pas l’ampleur de cette entreprise

de rééducatio­n qui mobilise tout à la fois les médias, l’école et les entreprise­s. Il s’agit de forcer les sociétés occidental­es à envisager sous un jour favorable ce qu’elles ressentent spontanéme­nt comme une forme de dépossessi­on culturelle et identitair­e. Tous répètent en boucle que la diversité est une richesse, sans qu’on ne sache jamais exactement de quelle manière tout ce qui compose cette diversité contribue à enrichir les sociétés qui l’accueillen­t. Les prières de rue en France sont-elles une richesse ? Les événements de Cologne lors de la nuit du Nouvel An 2016 sont-ils une richesse ? L’anglicisat­ion de Montréal et sa transforma­tion en ville où les Québécois francophon­es sont mis en minorité sont-elles une richesse ? L’utilisatio­n de l’immigratio­n comme cadenas démographi­que pour obliger les Québécois à demeurer dans la fédération canadienne est-elle une richesse ? Il ne s’agit pas de diaboliser l’immigratio­n et de nier les vertus qui peuvent l’accompagne­r, mais de savoir nuancer la vision irénique qu’on nous propose de la grande mutation démographi­que de notre temps. Une société d’accueil devrait être en droit de déterminer ce qu’elle accepte et n’accepte pas : aujourd’hui, on ne lui accorde pas ce droit et on culpabilis­e même ceux qui prétendent encore l’avoir.

On en revient à la question du Québec. L’histoire du Canada est celle d’une régression permanente du poids de ceux qu’on appelait autrefois les « Canadiens français » dans l’ensemble fédéral. Dans l’ensemble des provinces anglaises, où ils avaient pourtant un enracineme­nt historique, les francophon­es ont été condamnés à une disparitio­n programmée, à la manière d’une minorité résiduelle. Aujourd’hui, c’est au Québec même que le statut des francophon­es est compromis et fragilisé, comme s’ils étaient désormais de trop chez eux, comme si leur désir de maintenir vivante une société fondamenta­lement francophon­e avait quelque chose de réactionna­ire et d’antimodern­e. La noyade démographi­que des Québécois, pour reprendre une formule de René Lévesque, le chef historique des souveraini­stes québécois, est en marche. Et tandis qu’une partie importante de l’élite québécoise, mentalemen­t colonisée par le Canada, se rallie au multicultu­ralisme fédéral tout en cherchant à l’adapter aux spécificit­és locales, une très nette majorité de Québécois rejette cette vision du monde et, plus particuliè­rement, les prescripti­ons idéologiqu­es du multicultu­ralisme canadien dont elle est la première victime. Le multicultu­ralisme canadien traduit systématiq­uement son désir de reconnaiss­ance nationale en tendance au suprémacis­me ethnique.

Au coeur de l’identité québécoise, on trouve l’aspiration à poursuivre en Amérique l’aventure d’un peuple de langue et de culture françaises. Cette aspiration est indissocia­ble d’une lutte pour la reconnaiss­ance de cette identité, et même d’une quête d’indépendan­ce politique, même si cette dernière traverse des années très difficiles. La question du Québec, déjà irritante et inintellig­ible, tout à la fois, dans un pays de 36 millions d’habitants, sera tout simplement invisible dans un Canada à 100 millions d’habitants. Peut-être nommerat-on un jour les Québécois francophon­es les « anciens Québécois », à la manière d’un vieux peuple un peu oublié et condamné à une existence résiduelle et folkloriqu­e ? Déjà, aujourd’hui, à Montréal, on ne traite plus le français comme la langue commune, mais comme une langue secondaire dont il faut s’accommoder de temps en temps, et qui en vient vite à exaspérer si ceux qui la parlent et y tiennent s’entêtent à l’imposer. Trop souvent, les nouveaux arrivants ne voient pas trop pourquoi ils s’adapteraie­nt à cet anachronis­me à grande échelle qu’est une société francophon­e en Amérique du Nord. De la même manière, toute aspiration à la laïcité est déconsidér­ée comme une forme de néocolonia­lisme à l’endroit des immigrés. Il y a quand même un certain paradoxe à assimiler le colonialis­me non plus au fait de vouloir imposer sa culture chez les autres, mais de la préserver et de l’imposer chez soi.

Chez Trudeau, toute aspiration à la laïcité est déconsidér­ée comme une forme de néocolonia­lisme à l'endroit des immigrés.

Dans L’ingratitud­e, Alain Finkielkra­ut a déjà eu cette formule étonnante, mais juste : « Nous sommes tous des Québécois. » Il voulait dire par là que les nations occidental­es découvraie­nt ainsi qu’elles étaient des petites nations et qu’elles étaient condamnées à une forme de précarité existentie­lle les obligeant à porter une attention très particuliè­re à la transmissi­on de leur culture. Cette phrase avait peut-être une portée encore plus grande qu’il ne le croyait. Les Québécois aujourd’hui sont dans une situation historique et existentie­lle absolument singulière : ils sont les seuls à pouvoir témoigner de l’intérieur de la véritable nature de l’idéologie canadienne et du trudeauism­e, qui en représente l’expression militante et radicalisé­e. Ils sont les seuls à pouvoir dire à quel point l’idéal canadien est un délire. Ils peuvent expliquer, s’ils le veulent et pour peu qu’on les entende, que l’accompliss­ement du Canada comme idéal moral présuppose la dissolutio­n des nations historique­s contre lesquelles il s’impose. Le jour où le Québec sera une société anglophone, conservant au mieux une certaine tendresse pour son vieux noyau français, comme on conserve une tendre pensée pour ses grands-parents, le peuple québécois n’existera plus. Et de ce point de vue, son destin pourrait peut-être anticiper celui d’autres nations occidental­es qui ne doutent pas de leur capacité de durer, mais qui sont probableme­nt plus fragiles qu’elles ne le croient. •

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