Causeur

Fabrice Nicolino « Plenel donne presque quitus aux djihadiste­s »

- Propos recueillis par Daoud Boughezala et Élisabeth Lévy

Le grand reporter de Charlie Hebdo Fabrice Nicolino a vécu la tuerie du 7 janvier 2015. Blessé et traumatisé par le choc, il poursuit néanmoins son métier au côté de Riss et de la nouvelle équipe du magazine. De la controvers­e avec Mediapart au déclin de l'humour noir, Nicolino explore tous les sujets capitaux, sans oublier son thème de prédilecti­on : la crise écologique mondiale. Entretien.

Causeur. C'est comment, de travailler à Charlie aujourd'hui, trois ans près l'attentat qui a tué Charb, Cabu, Tignous, Wolinski et tous les autres ? Vous êtes devenu un symbole, n'est-ce pas un peu lourd à porter ? Fabrice Nicolino. On ressent bien sûr un certain poids, mais quel moyen aurions-nous de ne pas assumer ce rôle-là ? Nous sommes désormais un symbole national, presque un symbole de la République, en tout cas de la liberté. Le costume est peut-être un peu large pour nous, car nous ne sommes jamais qu’une équipe de branleurs, mais c’est notre destin. Justement, comment vivez-vous ce destin qui n'était pas la vocation initiale de Charlie ? Dès lors que tout le monde se revendique de Charlie, notre journal et son image nous ont échappé. Ça paraît idiot de le dire, mais ce qui a surtout changé les choses, c’est que presque toute l’équipe est morte. Il y avait les pionniers du Charlie de 1970 comme Wolinski ou Cabu, qui étaient vraiment les grands ancêtres du journal, mais aussi Charb, une personne très marquante qui avait pris les rênes du journal avec Riss après le départ de Philippe Val. Après l’attentat, des survivants (Luz, Patrick Pelloux, Catherine Meurisse…) sont partis, tandis que d’autres auteurs sont peu à peu arrivés. Mais ne nous mentons pas : on a réinventé quelque chose de bringuebal­ant ! Les gens ne se précipiten­t pas pour travailler à Charlie, certains signent avec peine et sous pseudonyme, ça crée un climat assez spécial… Dans ce climat pesant, regrettez-vous le Charlie d'avant l'attentat ? Il ne faut pas trop délirer sur les périodes passées. On entend beaucoup de gens faire des comparaiso­ns hasardeuse­s avec le Charlie d’auparavant, qu’ils ne lisaient pas davantage que le Charlie d’aujourd’hui. La dernière année avant l’attentat fut extraordin­airement difficile. Les lecteurs n’étaient plus au rendez-vous. Pour continuer, ne serait-ce que quelques mois, on avait dû lancer un appel aux lecteurs. On était en plein mendigotag­e ! Après le 7 janvier, les ventes du premier numéro postattent­at ont battu tous les records. On s’est dit que les recettes allaient nous permettre de tenir plusieurs mois. Économique­ment, le plus dur est sans doute derrière vous. C'est ailleurs là que le bât blesse : dans la vie quotidienn­e, pour des raisons de sécurité évidentes, la simple prise de contact avec les auteurs de Charlie ne se passe plus normalemen­t. Notre façon de vivre et de travailler a totalement changé. Nos nouvelles conditions de sécurité nous privent de quantité de choses que nous aimions. Sortir sans réfléchir, traîner avec des amis dans un bar, rencontrer certaines personnes. On ne peut pas réellement transmettr­e cela, il faut y être. Tout ce qui est extérieur est désormais problémati­que. Le lieu où l’on travaille est tenu secret, avec beaucoup de portes et de sas ultrasécur­isés à franchir, une présence policière impression­nante, de la sécurité privée, etc. Du coup, la rédaction est devenue un lieu assez déserté. On ne peut d’ailleurs plus vraiment parler de rédaction en tant que telle, c’està-dire d’un lieu où les gens se réuniraien­t et échangerai­ent, où des copains ou des gens extérieurs pourraient passer. On n’a pas grande envie d’y aller ou d’y être. Et on le comprend ! Mais vous continuez pourtant à prendre des risques, notamment en brocardant les islamistes. Toute la rédaction de Charlie soutient-elle le droit au blasphème, y compris contre l'islam ? À Charlie, on est en désaccord sur bien des choses, mais il y a un accord de principe très puissant autour de l’idée que l’islamisme est un totalitari­sme. On s’accorde tous sur le droit de blasphémer, de se proclamer athée, de défendre la liberté contre tout et, en particulie­r, contre l’islamisme. C'est une sorte de pied-de-nez aux frères Kouachi. Après l'attentat, avez-vous cependant envisagé de fermer boutique ? Cela aurait été humain… Je ne crois pas que la question se soit véritablem­ent posée. D’abord, on est très sensibles les uns les autres à ce qu’on doit aux morts et aux victimes de toute cette histoire. Baisser les bras nous a peut-être traversé l’esprit, mais est-ce qu’on pouvait décemment, en face d’une menace proférée par des tueurs, décider d’arrêter ? C’est difficile de continuer à se marrer, mais on le fait, y compris de ce qui nous est arrivé. Même si ce n’est plus le même rire. Sans même parler des islamistes, cer-

tains s'étaient offusqués d'un dessin de Riss sur le petit Aylan. L'époque est-elle encore disposée au mauvais esprit, à la provocatio­n, à l'humour noir ? Non, hélas, on assiste à la disparitio­n du second degré, qui faisait partie du paysage français. Il y a trente ans, tout le monde comprenait – sans nécessaire­ment l’apprécier – ce fameux second degré. C’est une affaire de cycles. Aujourd’hui, Desproges qui arriverait sur scène en disant : « On me dit que des juifs se sont glissés dans la salle… » prendrait des vestes monumental­es, se ferait insulter ou poursuivre en justice. Quand Riss s’est moqué d’aylan, le petit Kurde échoué sur une plage dont la photo a prétendume­nt indigné la moitié de la planète, il s’est fait traiter de salaud. Alors même qu’il s’agissait d’un dessin profondéme­nt moral. Edwy Plenel l'a, de son côté, traité de raciste à cause d'autres dessins. L'embrouille entre Charlie et Mediapart témoigne-t-elle d'une fracture irréductib­le à gauche ? Sans doute. Nous avons rigolé, comme on le fait si souvent, d’une manière désagréabl­e pour Plenel. Mais nous l’avons fait pour une raison évidente : monsieur-jesais-tout ne savait rien à propos de Ramadan. Il y avait bien une dimension risible. Le problème véritable est venu de Plenel, tellement dépourvu d’humour qu’il ne s’est pas contenté de piquer sa petite crise. Il a convoqué l’humanité entière au chevet de son ego, enchaînant sur des trucs monstrueux : se comparer à Manouchian, héros de la lutte antinazie, c’est se couvrir de honte et de ridicule ! Pire, en osant parler de « guerre aux musulmans », il donne presque quitus aux djihadiste­s ! C’est lamentable et vil. Dans l’esprit d’un islamiste, quand Plenel dit que Charlie est en guerre contre les musulmans, cela signifie que ses auteurs méritent le pire des châtiments… Au fond, le délire de Plenel qui nous dit islamophob­es – alors que nous combattons l’islamisme et non les musulmans – montre qu’une grande partie de la gauche française n’a jamais purgé son stalinisme, autrement dit son totalitari­sme. C'est-à-dire ? Ancien trotskiste, Plenel a offert pendant deux ans une tribune télévisée sur le site de Mediapart à cette ordure maoïste et prokhmer rouge d’alain Badiou ! Face à des expérience­s aussi désastreus­es que le Venezuela, où sont employées des méthodes de répression stalinienn­es, une certaine gauche délaisse le réel et s’inquiète de ce qu’on en dit. Et c’est bel et bien une lourde tradition politique. La réalité gêne ? Eh bien, reconstrui­sons à côté un discours qui la remplacera. C’est une attitude digne des cauchemars orwelliens. Dans 1984, le sens des mots est retourné : la guerre, c'est la paix, la servitude, la liberté… Malgré la manifestat­ion monstre du 11 janvier 2015, aimons-nous tellement cette liberté que nous prétendion­s défendre ? Le 11 janvier, bien qu’à l’hôpital dans un sale état, j’ai été très heureux de ce sursaut qui est le signe de quelque chose de vrai et de profond dans la société française. Néanmoins, est-ce qu’on aime la liberté ? Dans un monde où un milliard d’humains balancent une partie de leur intimité et de leurs secrets sur Facebook, on peut se poser la question… D'autres excommunie­nt leurs adversaire­s pour délit d'opinion. À quoi attribuez-vous la brutalisat­ion du débat public ? Les sociétés humaines sont confrontée­s à des défis si gigantesqu­es qu’ils semblent insolubles. Autrefois, les choses étaient limpides : il y avait un système capitalist­e et des opposants à ce système. Les réponses de gauche, aussi fantasmati­ques qu’elles aient été, offraient un espoir. Il y a encore trente-cinq ans, le Parti socialiste affirmait sa volonté de rompre avec le capitalism­e ! Il est frappant de voir comment la mythologie de la classe ouvrière – avec ses espérances messianiqu­es et révolution­naires – a complèteme­nt volé en éclats. Sans que quiconque ne tente d’expliquer pourquoi elle a si longtemps tenu l’édifice ni pourquoi elle a été abandonnée. C’est l’une des raisons pour lesquelles une partie de la gauche semble avoir reporté ses espoirs sur les musulmans. Dans cette conception de la politique, il faut pouvoir s’appuyer sur un sujet social tragique, qui justifie en retour de belles envolées. Choyée par une certaine gauche, une partie des musulmans, pas toujours défavorisé­s, bascule dans le radicalism­e. Comment l'expliquez-vous ? Je ne sais pas expliquer pourquoi des jeunes de banlieue élevés en France se mettent à délirer. Parmi les tueurs du Bataclan, il y avait un jeune conducteur de bus de la RATP en CDI. Il n’avait jamais entendu parler de religion et, en trois mois, il s’est radicalisé sur internet, est parti en Syrie, puis en est revenu. On l’a décrit tirant sur les victimes du Bataclan tout en discutant et rigolant avec ses voisins. Pour moi, c’est une énigme totale. Mais, plus globalemen­t, je vois un monde dévoré par le retour à des identités fantasmago­riques : Trump en Amérique, Modi en Inde, le Parti communiste chinois, Duterte aux Philippine­s, certains courants extrémiste­s en Israël, etc. Ces réactions de repli s’expliquent par une angoisse latente colossale. Beaucoup de gens comprennen­t qu’une crise mondiale profondéme­nt menaçante couve. À quel genre de crise pensez-vous ? La crise écologique planétaire, évidemment ! Pour

On assiste à la disparitio­n du second degré qui faisait partie du paysage français.

la première fois depuis Homo habilis, l’homme est face à un mur physique infranchis­sable. Les formes vivantes, les écosystème­s, attaqués de plein fouet par l’industrial­isation du monde, marquent une limite et le choc, de nature anthropolo­gique, est terrible. Qu’est-ce que l’homme au juste, quels sont ses droits, mais aussi ses devoirs par rapport à ces impensés radicaux que sont le climat ou la chute démentiell­e de la biodiversi­té ? Tous les biologiste­s admettent qu’on vit la sixième grande crise d’extinction des espèces, à un rythme beaucoup plus rapide que la précédente – la disparitio­n des dinosaures, il y a 65 millions d’années ! Quant au climat, sa relative stabilité depuis 12 000 ans, forme de bénévolenc­e, a permis l’émergence des sociétés historique­s, notamment des civilisati­ons antiques. Si la question écologique a l'importance que vous dites, ne noyez-vous pas le poisson islamiste ? Mais tout est lié ! Le dérèglemen­t climatique est la mère de toutes les batailles tant il menace les sociétés humaines de dislocatio­n. Ainsi, alors que la France est confrontée à la question des migrations, de nombreuses études sérieuses concordent sur un point : dans le courant du siècle, le réchauffem­ent va probableme­nt rendre inhabitabl­e une bande de terre du Maroc à l’iran où vivent 550 millions de personnes. Dans cette région déjà fortement chaotique, les températur­es diurnes dépasseron­t sans doute les 50 degrés, et les températur­es nocturnes ne descendron­t plus en dessous des 30 degrés. Où iront tous les gens menacés de perdre leur habitat ? Évidemment vers l’europe. Rares sont les journalist­es qui ont l'écologie aussi chevillée au corps. Ne vous sentez-vous pas isolé ? Si. La plupart de ceux qu’on appelle intellectu­els pensent dans un cadre – le fameux paradigme – forclos : celui né après la révolution industriel­le et les révolution­s démocratiq­ues. En deux mots, celui du Progrès, fantasmé comme une alliance parfaite entre la raison, la science et les techniques. Et censé apporter, outre le bonheur pour tous, des solutions à tous les problèmes qui se posent. Or, depuis la révolution industriel­le, on a vu s’accélérer un découplage radical entre les moyens techniques et matériels mis à la dispositio­n des humains et ce que sont réellement ces derniers. L’esprit humain reste le même avec des moyens matériels et techniques qui le dépassent de cent coudées. Le temps millisecon­dé d’internet est-il le temps de la démocratie ? Non. La démocratie, telle que je l’ai toujours entendue et comprise, c’est l’école de la lenteur : un temps long, compliqué pour échanger, s’engueuler et délibérer. Internet, c’est au contraire l’instantané­ité. Opposé à la religion du Progrès, vous considérez-vous toujours comme un homme de gauche ? Non, même si je viens de la gauche. Depuis plus d’un siècle, le marxisme s’est imposé à gauche alors qu’il y avait d’autres visions possibles de l’avenir de l’homme. Je me reconnais notamment dans Charles Fourier, avec toute la folie qui était celle de cet utopiste, et dans l’anarchiste Élisée Reclus, qui a vécu à la jonction des xixe et xxe siècles. Bref, je suis clairement pour une révolution sociale et écologique planétaire. •

 ??  ?? Rassemblem­ent de soutien aux frères Kouachi à Peshawar, au Pakistan, 13 janvier 2015.
Rassemblem­ent de soutien aux frères Kouachi à Peshawar, au Pakistan, 13 janvier 2015.
 ??  ?? Cabu, Charb, Jul, Luz, Riss et Tignous : la rédaction de Charlie Hebdo, octobre 2006.
Cabu, Charb, Jul, Luz, Riss et Tignous : la rédaction de Charlie Hebdo, octobre 2006.

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