Causeur

François Sureau « Nous n'avons pas à choisir entre sécurité et liberté »

L'avocat et écrivain François Sureau a contesté les dernières lois antiterror­istes au nom de la Ligue des droits de l'homme devant le Conseil constituti­onnel. Reprenant ses plaidoirie­s dans son essai Pour la liberté (Tallandier, 2017), il estime que les d

- Propos recueillis par Élisabeth Lévy

Causeur. Vous dénoncez les atteintes à nos libertés contenues dans les lois antiterror­istes. Mais aujourd'hui, le garde des Sceaux applaudit l'appel à la délation lancé par « Balance ton porc » et, donc, la justice expéditive de la rue. N'est-ce pas une atteinte bien plus grave, à laquelle aucun Conseil d'état ne remédiera ? D'une façon générale, est-ce le pouvoir qui menace nos libertés ou l'intrusion numérique généralisé­e qui fait que le droit à la vie privée ne sera bientôt plus qu'un lointain souvenir ? « Les temps sont toujours difficiles pour ceux qui n’aiment pas la liberté », dites-vous. Notre temps est difficile pour ceux qui l'aiment. François Sureau. Je n’aime pas les appels à la délation, ni qu’un garde des Sceaux ne les encourage. Si j’adhère au souci de retrouver une forme de civilité dans les relations entre les sexes, je ne peux pas croire qu’elle passe par le pilori médiatique en dehors des formes du droit, ces formes qui seront bientôt, au train où vont les choses, la seule chose qui nous reste de ce qu’il y avait de bon dans les temps anciens. Mais « bien plus grave », non, je ne le crois aucunement. Car ce qui est en cause dans les lois antiterror­istes ne concerne pas nos moeurs, ni la liberté au sens le plus plat de ce terme, celle d’aller et de venir, de boire des bocks en terrasse ou d’écouter de la musique. Ce qui est en cause, c’est l’autonomie du citoyen, qui donne à l’état sa légitimité et donc sa puissance. Si l’état dispose, hors du contrôle d’un juge indépendan­t, de la faculté d’intervenir dans nos vies, il fait par là même disparaîtr­e l’idée du citoyen, qui bientôt s’abstiendra de manifester, d’écrire, de penser, sans s’en rendre compte, presque insensible­ment. Il n’y a pas de société démocratiq­ue sans jouissance effective de la liberté, comme Simone Weil l’avait bien vu, et ce n’est pas sans angoisse que l’on voit cette liberté se faire rogner sur les bords par une foule de gens qui n’y ont pas assez réfléchi. Aujourd’hui, motif pris de l’islamisme, et cela nous convient ; demain, motif pris d’autre chose, à quoi peut-être vous ou moi, quelles que soient les opinions qui nous séparent, ne pourrons adhérer. J’ajoute qu’il est souvent paradoxal de voir des personnes attachées, de manière presque burkienne, à notre « tradition nationale » renoncer si facilement à ce qui en fait le sens, à ce qui en forme le coeur, à ce qui correspond au deuxième terme, si souvent oublié, de la définition de la nation par Renan, celui de l’« héritage » de nos prédécesse­urs. C’est cette prééminenc­e du citoyen qui confère à l’état sa légitimité, et partant sa puissance. Ce n’est pas sans inquiétude qu’on voit l’état y renoncer, dans le moment même où nos adversaire­s dénoncent abusivemen­t cette manière que nous aurions de ne plus croire à rien de ce qui prétendume­nt nous constitue. Ils dénoncent plutôt ce à quoi nous croyons encore… Et ce n'est pas rien d'être potentiell­ement épié par tous ses concitoyen­s au nom de la transparen­ce. Il n’est pas défendu de penser plusieurs choses ensemble. L’intrusion numérique est en effet inquiétant­e. Tirer argument de l’existence de cette intrusion pour juger à peu près normal qu’on fouille votre ordinateur, sous n’importe quel prétexte, sans mandat d’un juge, me paraît peu compréhens­ible. Par ailleurs, l’ère numérique pose en effet des problèmes de libertés auxquels il faudra bien s’attaquer un jour comme les algorithme­s de la justice prédictive, les possibilit­és presque infinies de manipulati­on des images, les atteintes à la sécurité des scrutins publics ; tout comme d’ailleurs la protection des droits constituti­onnels des citoyens français dans cet univers nouveau, qui est devenu mondialisé. Que se passera-t-il en cas de transferts de fichiers d’un géant privé de l’informatio­n à un autre, en dehors du territoire français, et de leur cession à une banque, à un assureur, aux services d’un autre État ? Reste que, si les gouverneme­nts ont cédé, comme vous le dites, c'est plutôt à l'islamisme rampant qui menace la cohésion sociale qu'aux « sirènes populistes ». Le « plutôt », dans votre phrase, m’inspire la même réserve qu’à propos de la délation. Ou même pire, si vous le permettez. Sans être le moins du monde adepte des théories du complot, je suis frappé de voir que ce sont les mêmes gouverneme­nts qui tolèrent que des fractions du territoire basculent dans des systèmes contraires à l’esprit, ou à la lettre de nos lois, qui se croient tenus quittes en réduisant, pour des bénéfices pratiques que tous les spécialist­es s’accordent à considérer comme à peu près nuls, les libertés de l’ensemble des Français. C’est une double victoire, symbolique et pratique, pour l’islamisme. →

« La législatio­n de l'état d'urgence a servi pour assigner à résidence des écologiste­s. »

Après avoir tressé des lauriers au Conseil constituti­onnel, vous écrivez : « Même une cour suprême ne peut relever un pays qui aurait décidé de se séparer de son âme. » Vous charriez ! Un pays qui se sépare de son âme, on connaît : c'est Vichy. Nous n'avons pas basculé dans la dictature. Son âme, pour moi, c’est le mouvement vers la liberté. Je vous accorde que cette représenta­tion a quelque chose d’idéaliste, mais elle correspond à mes yeux à ce qu’on peut aimer de la France en regardant son histoire compliquée depuis le « franc de nom, franc de nature » des anciens rois jusqu’à Bernanos, Maritain ou de Gaulle. Ce mouvement a été, et continue d’être, empêché, gêné et traversé. Il ne l’a pas été seulement par le régime de Vichy. Le régime de Vichy a mis sur notre histoire une tache d’une autre nature, plus profonde, probableme­nt ineffaçabl­e, le consenteme­nt d’un appareil d’état français au crime ontologiqu­e du génocide. Mais cette tache ne doit pas non plus nous faire oublier que si nous aimons proclamer notre amour de la liberté, nous nous sommes très vite collective­ment affranchis de ses exigences, passant de l’absolutism­e de la souveraine­té royale à l’absolutism­e de la souveraine­té populaire, qui, s’exprimant dans la volonté générale, ne pouvait errer. C’est ainsi qu’il nous a fallu attendre 1971 pour voir la loi soumise au contrôle de constituti­onnalité sur le fondement de la Déclaratio­n des droits. « Nous avons d’abord proclamé les droits de l’homme, disait à peu près Clemenceau, qui n’était pourtant pas un « droit de l’hommiste » bêlant, et le lendemain nous avons élevé la guillotine. » Aussi sommes-nous passés rapidement au régime général du contrôle administra­tif de la société, sous la monarchie de Juillet et les deux empires, le seul moment satisfaisa­nt à cet égard étant le temps de la IIIE République, si toutefois l’on excepte la persécutio­n anticathol­ique, l’expulsion de près de 50 000 prêtres, l’atteinte à la liberté de conscience et de culte de la grande majorité de la population. On parle souvent de Kennedy, premier président catholique des États-unis. Il a fallu attendre le général de Gaulle pour voir élu un président de la République qui, né catholique, pratiquait sa religion, avec une grande discrétion d’ailleurs. Par liberté j’entends aussi liberté à l’égard des formes de la vie sociale, et l’on ne peut qu’être frappé par le fait que, comme le montre très bien Bainville, qui n’était pourtant pas un auteur de gauche, ces dispositif­s répressifs, depuis Thermidor, ont également servi les intérêts de la bourgeoisi­e d’argent, à laquelle les droits sociaux ont dû être arrachés de haute lutte après que l’abrogation de la loi Le Chapelier avait remis les travailleu­rs à l’entière merci de leurs maîtres. C’est d’ailleurs, généraleme­nt, une caractéris­tique des systèmes liberticid­es. On les crée pour parer à une menace indiscutab­le dans l’esprit du moins de leurs auteurs. Puis, dès lors qu’ils existent, on s’en sert pour autre chose. La législatio­n « antiterror­iste » de Vichy a d’abord servi à réprimer des femmes coupables d’avortement. La législatio­n de l’état d’urgence a servi pour assigner à résidence des écologiste­s. Enfin, il y a de l’ironie dans votre mention du « CC, notre sauveur ». Les couronnes qu’en effet je tresse ont une double raison. La première, de faire remarquer combien l’esprit de nos lois a déserté nos responsabl­es, exécutifs ou législatif­s. Notre projet national devrait vivre dans l’esprit des décideurs et pas seulement dans celui des censeurs. La seconde, de relever le mérite de ces manifestat­ions d’indépendan­ce de notre juge constituti­onnel, dans un climat peu favorable. En attendant, un pays qui perd son âme, c'est autre chose… Je ne crois pas en effet que nous ayons basculé dans la dictature. J’ai été effaré d’entendre des députés mélenchoni­stes nous comparer à l’ukraine ou à la Turquie. De même, je ne pense pas du tout qu’une démocratie qui adopte, pour un temps, un régime ou des pratiques exceptionn­els perde intégralem­ent sa vertu démocratiq­ue. Le bombardeme­nt de population­s civiles est une horreur, mais il faut avoir perdu tout discerneme­nt pour assimiler, à cause de Dresde, par exemple, le Royaume-uni de Churchill à l’allemagne nazie. Mon propos est différent. Il est de souligner le risque qu’il y a à corrompre l’esprit de nos lois en abandonnan­t sans y regarder de trop près notre idée, ancienne, du « projet des libertés ». Ce qui m’inquiète, c’est le passage indistinct, insensible, de la liberté comme « projet » à la liberté comme simple « jouissance des droits ». Qu’importe que l’état contrôle mes lectures si je peux aller au concert, ou patiner en masse dans les rues de Paris. Ce sens particulie­r de la liberté s’accommode en effet très bien de tous les contrôles. Et l’on finit par glisser sur les boulevards suivis de policiers en tenue postmodern­e. Mais vous avez obtenu la suppressio­n du délit de connaissan­ce. Et les menaces les plus sérieuses sur la liberté d'expression ne viennent pas d'en haut, mais de la presse, voire de l'université. Sans doute. C’est un monde que je connais mal. Mais vous passez votre temps à justifier une carence sociale ou politique par une autre. Plus largement, je suis frappé de ce à quoi l’esprit du temps nous entraîne : une déficience dans la formation intellectu­elle et morale du citoyen d’un côté, et de l’autre une gestion policière de la crise entraînée par cette déficience. Les irénistes d’un côté, la schlague de l’autre, et chacun des deux camps se justifiant par l’existence même de l’autre. Nous ne sommes pas sortis de l’auberge. Je ne justifie pas, je hiérarchis­e les risques. Pour ma part, j'ai plus peur du tribunal médiatique que de la justice antiterror­iste. Vous

écrivez que le terrorisme est « la menace la plus grave qui pèse sur notre société », mais vous vous offusquez qu'un gouverneme­nt veuille répondre aux inquiétude­s de sa population. Or, il s'agit de savoir quel type de sacrifices on accepte en termes de libertés pour assurer notre sécurité. Je ne m’offusque aucunement. C’est le premier devoir d’un État de protéger sa population, sans quoi il n’y a plus que la loi de la jungle. D’ailleurs la « sûreté » figure au rang de ces principes constituti­onnels que j’essaye de défendre. Ce que je dis, c’est que tout notre système de droits a été pensé pour qu’il n’y ait pas à choisir entre sécurité et liberté. Ce qui est logique, parce que sans cela nous basculerio­ns inévitable­ment, tôt ou tard, dans un système entièremen­t sécuritair­e. La répression doit permettre de lutter contre les atteintes les plus graves. Encore faut-il, d’abord, définir précisémen­t les incriminat­ions, pour éviter que les agents de l’état puissent peser sur toutes les libertés, au lieu de supprimer celles des seuls coupables, et ensuite remettre l’action à des juges indépendan­ts du pouvoir exécutif. Je tiens pour accablant que face aux attentats terroriste­s, la seule réponse de l’état ait été d’écarter ce système pour s’en remettre à la police agissant aux ordres du corps préfectora­l. Ce manque de sang-froid ne sert pas les intérêts du corps social dans sa lutte contre le terrorisme. C’est, à la vérité, une démission. J’entends certains acteurs du jeu politique la justifier en disant que la magistratu­re est déficiente. Le serait-elle qu’il faudrait la réformer, non l’écarter. Je lis parfois dans Causeur que notre système éducatif ne vous satisfait pas. Pourtant ni Brighelli, ni vous-même, ni d’autres n’avez jamais songé, me semble-t-il, à proposer le remplaceme­nt des professeur­s par les surveillan­ts des lycées, ou par des adjudants de la Légion étrangère. Il nous semble que vous sous-estimez la menace et que vous surestimez les risques d'atteintes aux libertés. Et puis, après les lois scélérates de 1894, les attentats ont beaucoup diminué. On pourrait à la rigueur entrer dans ce débat si l’état rapportait au moins la preuve que les dispositif­s d’exception faisaient la preuve de leur efficacité. Mais ce n’est pas le cas. L’état d’urgence, ce sont 6 000 perquisiti­ons administra­tives pour une quarantain­e de mises en examen, dont 20 pour des faits d’apologie. On ne fera croire à personne qu’il est impossible de trouver un juge pour signer un mandat, quand c’est nécessaire. Ce qui se passe relève de l’imposture. L’administra­tion se sert de l’angoisse causée par le terrorisme pour obtenir enfin des mesures destinées à lui rendre le travail plus commode et qu’elle réclamait depuis longtemps. De même s’est-elle longtemps opposée à la présence de l’avocat en garde à vue. Or, rien ne démontre, et tout démontre plutôt le contraire, que les pays sans garanties ont un taux d’élucidatio­n supérieur à celui des pays plus exigeants quant aux principes. « Il n’est pas de mois où l’on ne propose à un ministre de l’intérieur un texte limitant la liberté au motif qu’il facilitera­it l’action

de la police », observait Roger Frey, l’ancien ministre de l’intérieur du général de Gaulle. En somme, face au terrorisme, notre droit commun suffirait ? En réalité, je suis frappé de voir combien ces mesures liberticid­es servent d’alibi à une inaction profonde en ce qui concerne la réalité même : le gouverneme­nt et le législateu­r se sont tenus quittes, pour avoir simplement fait adopter pour deux ans une législatio­n qui, selon ses concepteur­s de 1950, avait été faite pour des situations d’émeute généralisé­e. Et à aucun moment, le Parlement n’a eu l’occasion de débattre en pratique de l’efficacité de ces mesures exceptionn­elles ; comme, d’ailleurs, de ce qu’il faudrait faire et qui ne relève pas de cet ordre, le renforceme­nt des moyens de la police ou la réforme de l’organisati­on judiciaire, si tant est que cette dernière soit nécessaire. Relativeme­nt aux libertés, notre Parlement est un théâtre de marionnett­es dont le ministre de l’intérieur tire les fils. Cela réjouira peut-être les stendhalie­ns, qui préfèrent faire la cour au ministre de l’intérieur qu’à leur bottier. Mais pas moi. Pour vous, le gouverneme­nt frappe indistinct­ement alors qu'il redoute avant tout « les amalgames et les stigmatisa­tions », comme disait Hollande. Ce qui est curieux, pour ne pas dire plus, c’est que cette sévérité à l’égard des citoyens fait bon ménage avec le politiquem­ent correct. De crainte sans doute de stigmatise­r, toutes ces dispositio­ns de l’état d’urgence, renonçant absolument à cibler les terroriste­s islamistes, se sont appliquées pendant deux ans, comme si de rien n’était, à tout le monde. Et c’est ce qui a permis, sous le régime de l’état d’urgence, d’assigner à résidence des gens qui n’avaient rien à voir avec la menace terroriste. Vous me direz que ces textes avaient été écrits en 1950 à une époque où cette menace n’existait pas, au moins pas sous la forme actuelle. Mais rien n’empêchait le Parlement, qui a voté la reconducti­on de l’état d’urgence, de les adapter intelligem­ment, que ce soit sur le plan des faits, pour mieux délimiter les crimes à réprimer, ou sur celui du droit, pour les mettre mieux en conformité avec la déclaratio­n, ce qu’il est revenu à la fin au Conseil constituti­onnel de faire. Sur ce point, d’ailleurs, les textes récemment votés comportent un réel progrès. Ils sont bien moins susceptibl­es d’être appliqués en dehors de la lutte contre le terrorisme islamiste. J’observe aussi que la grande sévérité dont l’état fait preuve à notre égard, en ce qui concerne nos libertés, va de pair avec une étonnante mansuétude quant à la responsabi­lité de ses agents, surtout lorsqu’on s’approche des sommets. J’aurais trouvé normal qu’après les attentats, et ne serait-ce que pour le principe, le ministre de l’intérieur ou les responsabl­es policiers présentent leur démission. Qu’une véritable analyse de l’action policière au cours de ces attentats ait lieu, non dans l’esprit de trouver des coupables, mais d’améliorer le fonctionne­ment des services. Que ce que les militaires nomment le « retex », le retour d’expérience, soit conduit avec diligence. Que les procédures soient réformées pour mieux articuler l’action, en cas d’attentats, de la police, de l’armée et

« J'aurais trouvé normal qu'après les attentats, le ministre de l'intérieur ou les responsabl­es policiers présentent leur démission. »

des services de santé, y compris en ce qui concerne les dispositif­s de communicat­ion. À ma connaissan­ce, rien de tout cela n’a eu lieu de manière satisfaisa­nte. Vous soulignez que votre patronyme et votre tête de Rochelais vous voudraient d'être beaucoup moins ennuyé que « Mouloud ». C'est ce qu'on appelle le profiling et tous les policiers vous disent que c'est la clef. Fautil, au nom de nos principes, demander à notre police de contrôler autant de dames à caniche que de jeunes à capuche ? Ah, le « profiling… » Comme je ne suis pas adepte du théorème de Godwin, je m’abstiendra­i de trop développer, sauf pour m’étonner que vous ne soyez pas davantage sensible à l’inconvénie­nt qu’il y a, en général, à laisser nos lois s’incorporer de tels « principes ». Qui, au surplus, substituen­t l’analyse et la corrélatio­n statistiqu­es à cette idée du libre arbitre sur lequel notre civilisati­on repose, depuis bien avant la Déclaratio­n… Il ne s'agit pas de principes, mais de pragmatism­e policier. Si vous cherchez des dealers, vous allez taper dans le milieu des dealers. Votre seule référence, ce sont les droits individuel­s. Or, on n'assiste pas à leur limitation, mais à leur extension. Pourtant, les problèmes de préférence culturelle ne relèvent pas de la stricte égalité juridique. Il y a un droit non écrit de la culture majoritair­e (ce que les Allemands appellent « culture de référence »). Comment faire respecter le droit de la majorité culturelle à « se sentir chez elle » ? Vous posez une question juste, celle de la réduction du système de droits aux réquisitio­ns du seul individual­isme, et là-dessus, je suis d’accord. Mais ce système de droits, en tant qu’il constitue notre projet national, dessine un paysage très différent que celui qui résulterai­t de l’adjonction des motions individuel­les. Ce paysage fait aussi partie de notre culture collective et je ne vois aucune raison d’y renoncer. Quant à la culture majoritair­e, je préfère comme beaucoup Pascal à Cantat et Villon au rap, mais je ne vois pas comment cette circonstan­ce pourrait me rendre moins sévère à l’égard des atteintes portées à la Déclaratio­n des droits. Là encore, vous présentez comme incompatib­les des choses qui ne le sont pas nécessaire­ment, et je crains fort que tout ce qui fait « notre honneur et notre raison d’être » disparaiss­e dans la représenta­tion que vous donnez de l’affronteme­nt entre « Mouloud » et cette schlague abusivemen­t présentée comme la garante de nos vertus immémorial­es. Les textes que je critique auraient pu, à différente­s périodes de l’histoire, faire fourrer au ballon Chateaubri­and comme Louis Aragon, Léon Bloy comme Laurent Tailhade, très subversifs en leur temps selon le point de vue de leurs adversaire­s, et sûrement assez en marge de la « culture de référence » de leur temps. Et puis qui sera, en matière de « culture de référence », l’arbitre des élégances ? La police ? Le juge ? Qui décidera de qui lui appartient, de ce qu’elle doit rejeter ? Et à quel niveau de profondeur ou d’étendue ? Pensera-t-on d’abord au vin rouge, à saint François Régis ou à Louise Michel ? Au kugloff, à Drieu la Rochelle ou aux contes du Graal ? À Rachi ou au Moulin-rouge ? Notre « culture de référence », c’est d’abord la liberté. Mais contrairem­ent à ce que pensent ceux qui imaginent la France comme l’espace vide des droits, et qui pourraient se comparer à la Hollande, à la Belgique, à n’importe quel système fondé sur les mêmes principes, ce n’est pas seulement la liberté. C’est l’histoire à travers laquelle nous avons essayé de la conquérir, et qui a donné de beaux fruits, y compris parmi les artistes les moins suspects de progressis­me. Mais c’est d’abord la liberté. Et j’ai du mal à admettre qu’il suffise de quelques criminels et d’une classe politique aux abois pour nous faire prendre un autre chemin que celui qui a fait notre grandeur. Dans l'équilibre (puisque vous récusez l'idée d'arbitrage) entre sécurité et liberté, vous semblez penser que les Français penchent aujourd'hui excessivem­ent en faveur de la première. Mais n'est-ce pas le sens du modèle social dont nous sommes si fiers ? Notre obsession non seulement de la sécurité mais aussi de l'égalité nous aurait-elle fait oublier notre précieuse liberté ? Ce que je crains le plus, en effet, c’est que sorte de notre athanor national non la pierre philosopha­le, mais un brouet assez fâcheux mélangeant un égalitaris­me obsessionn­el et une surveillan­ce généralisé­e parfaiteme­nt compatible avec la masse de nos petites jouissance­s individuel­les, sur fond de xénophobie d’un côté, et d’une vision purement théorique, abstraite, de la « société des droits » de l’autre. Raisons de plus pour se refuser aux emportemen­ts de la panique d’une part, de la démagogie politique de l’autre. Vous auriez, dit-on, rédigé le discours de Fillon au Trocadéro et les statuts d'en Marche pour Emmanuel Macron. Un commentair­e ? Je n’ai rien de particulie­r à dire sur ces histoires, ou plutôt, pour ceux que ça intéresse, j’ai déjà exprimé mon point de vue dans Le Point et je n’y reviendrai pas. •

 ??  ?? Vote à l'assemblée nationale de la loi renforçant la sécurité nationale et la lutte contre le terrorisme, octobre 2017.
Vote à l'assemblée nationale de la loi renforçant la sécurité nationale et la lutte contre le terrorisme, octobre 2017.
 ??  ?? La « Marche pour le climat », en marge de la COP21, annulée en raison de l'état d'urgence, Paris, novembre 2015.
La « Marche pour le climat », en marge de la COP21, annulée en raison de l'état d'urgence, Paris, novembre 2015.
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 ??  ?? Pour la liberté. Répondre au terrorisme sans perdre raison, François Sureau, Editions Tallandier, 2017.
Pour la liberté. Répondre au terrorisme sans perdre raison, François Sureau, Editions Tallandier, 2017.

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