Causeur

L'ennemi intérieur, portraitro­bot

Toutes les études convergent : les auteurs des attentats commis en France ces cinq dernières années sont à une écrasante majorité des jeunes issus de familles musulmanes, ayant des racines au Maghreb.

- Erwan Seznec

Il y a parmi eux des convertis, des diplômés, quelques femmes, mais les faits sont têtus. Les auteurs des attentats commis en France ces cinq dernières années restent, à une écrasante majorité, des jeunes sans grande perspectiv­e profession­nelle issus de familles musulmanes, ayant des racines au Maghreb. Ce constat prosaïque, à la base du travail de surveillan­ce de la police et du renseignem­ent, suscite encore l’embarras, par refus de stigmatise­r. Trois cent quarante-neuf personnes prévenues ou condamnées pour des affaires liées au terrorisme (y compris quelques dizaines de Basques et de Corses), 1 336 détenus de droit commun identifiés comme radicalisé­s, environ 8 000 individus inscrits au Fichier de traitement des signalemen­ts pour la prévention de la radicalisa­tion à caractère terroriste (FSPRT), dont 4 000 sous haute surveillan­ce. Voilà la photo de la radicalisa­tion en France fin novembre 2017. Les données du FSPRT n’étant pas publiques, le profil des radicalisé­s autorise toutes les spéculatio­ns, y compris les plus détonantes. « 40 % des radicalisé­s (sont) des convertis », assurait Fethi Benslama, psychanaly­ste et enseignant à l’université Parisdider­ot, dans Le Monde du 11 mai 2016. À supposer que ce chiffre soit exact, il contraster­ait singulière­ment avec le profil des terroriste­s dûment identifiés ! Depuis la virée sanglante de Mohammed Merah en 2012, une cinquantai­ne de personnes ont été arrêtées ou tuées pour avoir commis des attentats au nom de l’islam en France (sans parler des centaines de complices présumés). Attaque contre Charlie Hebdo et l’hyper Cacher de la porte de Vincennes ainsi qu’à Montrouge en janvier 2015, décapitati­on d’un chef d’entreprise dans l’isère en juin 2015, massacre évité de justesse dans le Thalys en août de la même année, tuerie du 13 novembre 2015 à Paris et Saintdenis, assassinat d’un couple de policiers à Magnanvill­e en juin 2016, carnage de la promenade des Anglais à Nice le 14 juillet 2016, assassinat du prêtre Jacques Hamel le 26 juillet 2016 à Saint-étienne-durouvray, série d’attaques à l’arme blanche ou à la voiture-bélier contre des représenta­nts des forces de l’ordre de février à août 2017, meurtre de deux jeunes filles à la gare Saint-charles de Marseille le 1er octobre... Les auteurs de ces attaques, à une écrasante majorité, sont des hommes, âgés de 18 à 40 ans, qui étaient nés ou qui avaient des racines au Maroc, en Algérie ou en Tunisie. Mohammed et Abdelkader Merah, Chérif et Saïd Kouachi, Mohamed Achamlane, Sid Ahmed Ghlam, Omar Ismaïl Mostefaï et Samy Amimour, Brahim Abdeslam, Mourad Fares, Adel Kermiche, etc. Il en va de même pour les cellules démantelée­s avant d’être passées à l’acte, comme le groupe nantais Forsane Alizza en 2012, ou encore pour les membres de la filière strasbourg­eoise revenus de Syrie et jugés en France en 2016.

Le reflet de la colonisati­on

Il y a des convertis, certes. Alain Feuillerat, ex-militaire de 34 ans, a été arrêté en mai 2017. Il préparait une attaque contre une base militaire à Évreux. Il y a des Français d’origine subsaharie­nne. Tué à l’hyper Cacher, Amedy Coulibaly était issu d’une famille malienne. Il y a aussi des femmes, et même des femmes converties, comme l’une des quatre instigatri­ces de l’attaque déjouée de septembre 2016 contre Notre-dame de Paris. Toutefois, sauf à être tétanisé par la crainte de stigmatise­r1, comment ne pas constater l’évidence ? Les terroriste­s sont massivemen­t des jeunes hommes, de familles musulmanes issues du Maghreb. « C’est le reflet de la sociologie de l’immigratio­n en France, considère Éric Dénécé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignem­ent (CF2R). Les Anglais ont des terroriste­s bengalais ou pakistanai­s. Je pense qu’il n’y a rien à chercher dans la culture des pays en question pour expliquer le basculemen­t dans la violence. » Avec un bémol concernant les musulmans des pays subsaharie­ns, relativeme­nt peu nombreux chez les terroriste­s. Sans parler des Turcs de France (611 000 et plus de 800 000 en comptant les Franco-turcs, selon les estimation­s d’ankara), musulmans apparemmen­t immunisés contre l’islamisme radical.

Imbéciles de la barbarie et génies du crime

Autre constat difficile à éluder, les djihadiste­s ne sont pas des Lord Byron. Le poète anglais est mort en 1824 pour libérer la Grèce du joug ottoman, quittant par conviction le confort de Londres, où il vivait riche et adulé. Rien de tel aujourd’hui. Aucun radicalisé n’a délibéréme­nt renoncé à une carrière brillante, ou même à une quelconque sinécure. Ils abandonnen­t tout pour le djihad, mais ce tout n’est pas grandchose. Mohammed Merah était un petit délinquant

du quartier du Mirail, à Toulouse. Idem pour Omar Ismaïl Mostefaï, mort à 30 ans au Bataclan. Natif de l’essonne, il avait huit condamnati­ons à son actif entre 2004 et 2010, sans incarcérat­ion. « Pour le moment, écrit Gérald Bronner, dans La Pensée extrême, nous avons plus à craindre les imbéciles de la barbarie que les génies du crime2. » Beaucoup de profils corroboren­t un constat souvent dressé par les sociologue­s : les radicalisé­s ne se recrutent pas tout au fond du trou, mais plutôt au bord. Ils ont trop peu de ressources pour vivre comme ils le voudraient, mais suffisamme­nt pour avoir le temps de cogiter. Mort également au Bataclan, Samy Amimour, 28 ans, travaillai­t à la RATP. Mohamed Lahouaiej Bouhlel, le tueur de la promenade des Anglais, était chauffeur-livreur, à 1 200 euros par mois (voir encadré). Il avait obtenu en 2009 une carte de séjour de dix ans, car il avait épousé une de ses cousines, de nationalit­é française. L’algérien qui a attaqué un policier au marteau sur le parvis de Notre-dame le 6 juin 2017, Farid Ikken, est présenté comme un thésard, journalist­e en Algérie, en France et en Suède. Le quotidien El Watan, la radio nationale suédoise et Rue89 ont confirmé des collaborat­ions occasionne­lles, insuffisan­tes pour le faire vivre. Son parcours était chaotique. Il s’était inscrit en doctorat à l’université de Lorraine en 2014, à 37 ans, dans le but avoué d’échapper à la galère du pigiste, qu’il était redevenu en Algérie. Quand il est passé à l’acte, en juin, son directeur de thèse était sans nouvelles de lui depuis sept mois. A contrario, la progressio­n fulgurante de Mourad Fares dans la carrière du djihad est éloquente. Incarcéré depuis son retour de Syrie en 2014, ce Franco-marocain de Thonon-les-bains était devenu en très peu de temps un des principaux recruteurs de djihadiste­s français. Avec son bac scientifiq­ue mention assez bien et sa licence d’économie, il était le surdiplômé du lot ! « Il présentait bien sur les réseaux sociaux, c’était la face attractive de la cause », résume François Vignolle, auteur de La France du Djihad3, qui l’avait joint par Facebook en Syrie, peu avant l’attaque contre Charlie Hebdo.

Une radicalisa­tion par grappe

Manifestem­ent, l’environnem­ent joue aussi un grand rôle. L’égyptien qui a attaqué des militaires au Louvre en février 2017 ou le Tunisien qui a fait de même à Orly le mois suivant sont difficiles à rattacher à un réseau. En revanche, contrairem­ent à ce qu’a soutenu jusqu’en 2013 Bernard Squarcini, patron du renseignem­ent, Mohammed Merah n’a jamais été un « loup solitaire ». Depuis la condamnati­on de son frère Abdelkader à vingt ans de prison en novembre 2017 pour associatio­n de malfaiteur­s, toute la France sait que le tueur de Toulouse avait grandi dans une famille qui ressassait depuis des années des discours de djihad. Le seul qui a échappé à ce climat épouvantab­le est l’aîné de la fratrie, Abdelghani, aujourd’hui militant antiradica­lisation. Il a payé cher son indépendan­ce d’esprit. Abdelkader l’a blessé à coups de poignard en 2003. Il lui reprochait de sortir avec une juive. Les Merah étaient en contact avec de nombreux extrémiste­s, dont Olivier Corel (né en 1946 en Syrie sous le nom d’abdulilah Qorel), prédicateu­r salafiste surnommé « l’émir blanc », basé dans l’ariège. Aucun spécialist­e n’évoque un mouvement djihadiste hiérarchis­é, à l’image de L’ETA basque. Néanmoins, la police et le renseignem­ent ont établi de multiples

connexions entre des individus ou des quartiers. La radicalisa­tion fonctionne souvent par fratrie ou par bande de copains, venus de Molenbeek (Bruxelles), de Trappes (Yvelines), de Lunel (Gard), de Roubaix ou de la Meinau (Strasbourg)... Des quartiers qui échangent entre eux, et où la notion de martyr du djihad trouve un écho singulière­ment favorable. « De qui vous avez peur ? » demande un avocat des parties civiles à un témoin qui veut conserver l’anonymat, au procès d’abdelkader Merah, en octobre 2017. « Des jeunes qui pensent que Mohammed Merah est un héros ? – Oui. » François Vignolle raconte une anecdote glaçante, survenue le 12 mars 2014. « Latifa Ibn Ziaten, la mère d’un des soldats tués par Moham- →

med Merah, donne depuis 2012 des conférence­s contre la radicalisa­tion. Ce jour-là, elle était à l’ariane, un quartier majoritair­ement arabe en périphérie de Nice. La salle était bien remplie, mais les gens sont partis par dizaines au bout de quelques minutes seulement. Il y avait un quiproquo. Le public avait compris que c’était la mère de Merah, venue honorer la mémoire de son fils ! » Dirigé par Farhad Khosrokhav­ar, le Centre d’analyse et d’interventi­on sociologiq­ue (Cadis) de l’école des hautes études en sciences sociales prépare une étude approfondi­e sur les quartiers chauds de la radicalisa­tion. C’est la plongée en « France salafiste », selon l’expression de Pierre Conesa, haut fonctionna­ire qui travaille parfois avec le Cadis. Il est lui-même auteur d’un rapport prophétiqu­e sur la radicalisa­tion, réalisé en 2014 à la demande de la Fondation d’aide aux victimes du terrorisme. Il pointe sans ambages la responsabi­lité du « wahhabisme saoudien », une secte musulmane, qui influence et soutient matérielle­ment des prédicateu­rs salafistes djihadiste­s (par opposition aux salafistes « quiétistes » qui ne se mêlent officielle­ment pas des affaires temporelle­s, ndlr). « Les imams modérés le dénonçaien­t déjà en 2014, mais les élus locaux ne les écoutaient pas. Pendant mon enquête, aucun n’a accepté de me parler, à l’exception du maire de Montfermei­l, Xavier Lemoine, qui s’est fait taxer d’islamophob­ie ! Il y a, ajoute-t-il, une hypocrisie lamentable à refuser d’admettre que les auteurs des attentats se sont appuyés sur des cellules restées dans la légalité. » Ils s’ancrent « dans des milieux qui légitiment la violence », de la même manière que les tueurs de L’IRA pouvaient compter, au minimum, sur le soutien moral des 10 % à 25 % de Nord-irlandais non violents qui votaient Sinn Féin. Aucun scrutin

ne sympathie permettra pour de les compter djihadiste­s. les Français « 10 % qui de ont Français de la musulmans, 10 % de radicaux chez les musulmans, 1% de terroriste­s potentiels chez les radicaux », résume de manière délibéréme­nt provocatri­ce Éric Dénécé, directeur du CF2R. Soit quelque 6 000 individus dangereux. « Un citoyen sur mille, tempère-t-il immédiatem­ent. Nous ne sommes pas au bord de la guerre civile, mais il va falloir vivre avec eux pendant des années. » En commençant par admettre qu’ils ne sortent pas de nulle part. « Le salafisme a gagné du terrain dans les quartiers musulmans de France », martèle Pierre Conesa. C’est en refusant de le mesurer qu’on risque de nourrir et d’encourager des amalgames qui voient un fanatique en tout musulman. • 1. Le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI) écrivait en 2014, sur une base de 160 familles l'ayant contacté, que « les recrues de l’islam radical ne se trouvent pas en majorité dans des familles musulmanes très pratiquant­es (…), 80 % des familles sont de référence athée, 20 % sont de référence bouddhiste, juive, catholique ou musulmane… » 2. La Pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, PUF, 2009 et 2016 (phrase extraite de l'avant-propos à la seconde édition). 3. Avec Azzedine Ahmed-chaouch, Éditions du moment, 2014.

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Prise de Raqqa par les combattant­s de Daech, 30 juin 2014.
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