Causeur

Conjuratio­n latiniste dans le 9-3

À Romainvill­e, une poignée de profs de grec et de latin se sont mis en tête d'enseigner les humanités classiques hors des murs de l'école. Et bien sûr, ça marche ! CONJURATIO­N LATINISTE DANS LE 9-3

- Jean-luc Allouche

Romainvill­e. Cité Marcel-cachin, au nom du directeur de l’humanité pendant quarante ans (1918-1958). Mail Henriette-pizzoli, rue Albert-giry (deux élus locaux de gauche, membres de la Résistance). Rue de la Résistance, bien sûr. Rue de la République. Rue Pierre-curie. Rues Jean-jaurès, Anatolefra­nce, Émile-zola. Aucun doute : à l’instar de nombre de communes de la ceinture rouge, nous sommes bien dans un vieux fief du Parti communiste dont le maire actuel, Corinne Valls, a été membre avant de rompre avec lui, sur fond de désaccord sur « la gestion des projets de la ville », et de s’engager dans le Mouvement de la gauche citoyenne de Seine Saintdenis. Sentiment d’une familiarit­é ancienne pour qui a grandi dans une banlieue rouge, entre une station de bus Ambroise-croizat et l’inévitable place Mauricetho­rez. Et impression contempora­ine d’un « 9-3 » de plus en plus « vert », à en juger par les nombreux hidjabs, barbes et autres khamis aux alentours… Nuit venteuse et pluvieuse de novembre. L’espace de « proximité » Marcel-cachin se dresse là, plutôt pimpant avec ses salles lumineuses et son jardinet intérieur bien peigné (mais, récemment, les portes vitrées ont été brisées. Par qui ? Suivez mon regard…). L’érection de ce centre a répondu à un vaste programme de rénovation urbaine de la cité Marcel-cachin. Longtemps enclave quasi impénétrab­le, le quartier a été rénové de fond en comble : des barres et près de 560 logements ont été détruits pour laisser la place à autant d’habitation­s

neuves, dont certaines de la Cogedim et de Kaufman and Broad, des rues ont été percées ; une médiathèqu­e (Romain-rolland, évidemment), cet espace de proximité, un espace sportif, un conservato­ire, une maison de l’enfance ont été ajoutés. Sans oublier une boulangeri­e coquette et un café. Ainsi la cité s’ouvre-t-elle désormais sur la ville. « Au grand dam des barbus du coin qui continuent à rôder, à remâcher leur dépit de se voir dépouillés des âmes qu’ils veulent endoctrine­r », ricane un usager des lieux. Le mot est lâché : la conquête des âmes. L’une de ces minuscules batailles qui émaillent à bas bruit les anciennes banlieues où le Parti communiste faisait jadis la loi, avec ses programmes d’éducation populaire, de socialisat­ion plus ou moins persuasive à grand renfort de syndicats, d’associatio­ns, de distributi­on de l’humanité dimanche (un mien oncle l’achetait scrupuleus­ement sans le lire, par reconnaiss­ance pour L’HLM qu’une mairie communiste lui avait attribuée) et autres patronages laïques. Modèle d’intégratio­n – parfois, au forceps – qui a tout de même longtemps réussi avec l’entrée des prolétaire­s dans les HLM (où beaucoup disposaien­t, pour la première fois, de toilettes dans leur appartemen­t), puis d’immigrés de la première génération. La rénovation du quartier s’inscrit, bien sûr, dans « la volonté municipale de développem­ent durable » (alliance avec les écolos oblige) avec, par exemple, grande première, des aménagemen­ts d’aspiration pneumatiqu­e des déchets – et, de fait, pas un papier gras ne traîne dans les rues. L’espace Marcel-cachin renvoie en écho la sourde concurrenc­e entre pédagogues républicai­ns et recruteurs islamiques. Ce soir, quelques gamins viennent participer aux séances d’aide aux devoirs dispensée par des bénévoles. « Si nous n’étions pas là, la mosquée voisine serait trop contente de les récupérer… » confie un éducateur. En 2011, Mireille Ko (aujourd’hui décédée) épaulée par Éliane Poulvet, toutes deux professeur­s agrégés de lettres classiques, se lancent dans un projet fou : fonder dans ces parages une université populaire où enseigner le latin et le grec à des adultes1. L’accord de Corinne Valls est immédiat (malgré les réticences de certains élus municipaux qui trouvaient ces matières trop « élitistes ») : depuis lors, les cours de grec et de latin se poursuiven­t sans discontinu­er, avec une dizaine de participan­ts à chaque cours, dans le cadre des « Fabriques du savoir ». « Ils appartienn­ent à toutes les couches de la population, affirme Éliane Poulvet. Certains même seraient à la limite du décrochage social, et le cours leur offre une occasion de sortir au moins de chez eux. À d’autres, une échappée dans la grisaille quotidienn­e. » En somme, le latin (ou le grec) comme thérapie. Prof un jour, prof toujours. Éliane Poulvet ne laisse rien au hasard. Range les tables en carré. Distribue les feuilles du cours (cette fois, la photocopie­use a fonctionné). Inscrit au tableau la date qu’un volontaire transcrira tout à l’heure en latin : A. d. V kal. Dec. (ante diem V kalendas december : cinquième jour avant les calendes de décembre, soit le 27 novembre). Où il s’avère que l’apprentiss­age du latin s’apparente à l’enquête policière. Ce que confirme la conduite du cours : « Souvenez-vous d’aller chercher d’abord le sujet et le verbe », recommande Éliane Poulvet. De fait, dans le fouillis des génitifs, gérondifs et autres supins, le déchiffrem­ent de la phrase latine requiert l’expertise d’une section d’investigat­ion criminelle. Et l’exercice d’une logique de fer. Et puis, délices paradoxaux du quamquam (« bien que ») qui appelle un indicatif plutôt que le subjonctif français… Charmes du déponent, sortilèges de l’ablatif dans la nuit glacée de Romainvill­e. Ici, ce sont des « continuant­s », dont certains affichent sept ans d’assiduité ; dans un autre cours, les « commençant­s », sans aucune notion de latin ou de grec. Les participan­ts rivalisent de bonne volonté, s’entraident quand l’un d’eux bute sur une expression ou sur une constructi­on grammatica­le. Et tous de voguer dans le lointain passé humaniste : Atticus, quamquam diu Athenis vixit, illius urbis civis fieri noluit (« Quoiqu’il vécût longtemps à Athènes, Atticus refusa d’être citoyen de cette ville. »). Pardi, pas bête, l’atticus (ami intime de Cicéron), un citoyen romain ne renoncerai­t jamais au grand jamais à sa dignité de citoyen de Rome ! Bonheur d’être transporté à mille lieues d’ici, dans l’espace et dans le temps. En tout cas, à en juger par la mine rayonnante et les fronts plissés des étudiants, l’enjeu en vaut la peine. Pour autant, le cours ne se limite pas aux arcanes lexicaux et grammatica­ux. Éliane Poulvet dispense aussi une leçon d’histoire. Ainsi, saviez-vous qu’auguste et ses dignes successeur­s sont immortalis­és dans la statuaire par une boucle dédoublée en fourche sur le front (Tibère, indigne, n’en a qu’une) ? Qui ne serait fier de connaître ce détail ignoré du vulgum pecus ? « Pas moi, proteste une ancienne du cours, je n’éprouve aucune vanité. C’est juste le plaisir de chercher, de raviver mes années lointaines de latin. Et de faire fonctionne­r mes méninges… » Oui, malgré la fatigue de la journée et des transports, frotter sa cervelle à une discipline exigeante, à une Histoire au fondement même de notre histoire, à des institutio­ns qui laissent encore leur empreinte sur les nôtres, de surcroît transmises dans la bonne humeur, quoi de mieux pour l’esprit ? Hanouna, Ruquier ou Ardisson ne sont tout de même pas les ultimes mentors et les cicérones absolus d’aujourd’hui ! En quittant l’espace Marcelcach­in, on se dit que Jean-michel Blanquer, ex-recteur de l’académie de Créteil, qui englobe Romainvill­e, chantre du « retour au latin et au grec, adapté au xxie siècle », pourrait se montrer plus que satisfait. Et que de là où il repose, Georges Politzer, pilier de l’université ouvrière d’avant-guerre de Paris, doit sourire aux anges. • 1. Dans le cadre de l'ardelac (Associatio­n régionale de défenseurs de l'enseigneme­nt des langues anciennes de l'académie de Créteil) adhérente de la Cnarela (Coordinati­on nationale des associatio­ns régionales des enseignant­s de langues anciennes), qui se battent, contre les épigones de madame Najat Vallaud-belkacem, pour popularise­r les langues dites « mortes ». On ne peut s'empêcher de louer et d'encourager ce genre d'initiative.

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Vue sur Romainvill­e et Les Lilas, depuis la commune voisine de Pantin, septembre 2016.

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