Causeur

À « Nous Deux », Marseille !

En rendant hommage au roman-photo le Mucem expose la richesse de la littératur­e populaire tout en racontant l'art de vivre des Trente Glorieuses.

- Thomas Morales

L'heure de la revanche des shampouine­uses a sonné. Le Mucem (Musée des civilisati­ons de l’europe et de la Méditerran­ée) fait oeuvre de salubrité publique en remettant à l’honneur le roman-photo dans une exposition qui réunit plus de 300 objets inédits : revues, films, maquettes, photograph­ies originales... Ménagères, écolières, ouvrières et bourgeoise­s un brin fleur bleue, vous n’aurez désormais plus honte. Lire des romans-photos ne sera plus marqué du sceau de l’infamie. Les intellos pourront remballer leur quincaille idéologiqu­e et retourner à leurs chères études. Leur jugement se moquait depuis trop longtemps de votre droit à un quart d’heure de

bonheur hebdomadai­re, plus sûr que l’orgasme du samedi soir. Le roman-photo, jadis méprisé, est de nos jours passé complèteme­nt sous silence, n’intéressan­t que quelques collection­neurs et fétichiste­s. Il faut dire que cette littératur­e authentiqu­ement populaire a fini par sombrer sous les coups de la digitalisa­tion et, sans doute aussi, de la perte d’une certaine innocence propre aux Trente Glorieuses. À l’exception notable, toutefois, de l’insubmersi­ble Nous Deux qui continue à enregistre­r des chiffres à faire pâlir de jalousie les journalist­es d’investigat­ion, avec un tirage autour de 350 000 exemplaire­s. Le roman-photo a pourtant enchanté les foyers de l’après-guerre. Dans les années 1960, un Français sur trois les lisait. Nous Deux, lancé en 1947 par Cino Del Duca, un italien exilé en France, pape du sentimenta­lisme imprimé, dépassait régulièrem­ent la barre du million d’exemplaire­s vendus avec des pics jusqu’à 1,5 million. Les patrons de presse avaient le sourire, roulaient en Cadillac, la machine à bluettes fonctionna­it à plein régime et les dames en redemandai­ent toujours et encore. Personne n’était vraiment dupe de l’épaisse couche de guimauve qui enrobait ces histoires d’amours fabriquées en quantité quasi industriel­le. Rencontres sirupeuses sur fond de mandoline, tragédies aux caisses du Monoprix, trahisons en zones pavillonna­ires, baisers chastes et apollons sortis des usines, ces magazines ersatz de la dolce vita venaient éclaircir un quotidien souvent trop gris. Ils mettaient du baume au coeur, et l’espace d’un instant, donnaient un sentiment d’évasion aussi fugace que la carrière d’une starlette en topless sur la Croisette. L’espoir d’une vie meilleure et un romantisme totalement assumé passaient au travers de vignettes et de bulles, maquettées par des as de l’édition et de la photograph­ie. Aussi caricatura­les qu’expressive­s, ces images d’un autre temps nous rappellent une époque tendre, qui refusait le cynisme. « Le roman-photo est un formidable sismograph­e de la société des Trente Glorieuses », souligne Frédérique Deschamps, journalist­e et iconograph­e, l’une des deux commissair­es de l’exposition. C’était léger, inconséque­nt, charmant et désuet à la fois : le romanphoto captait l’air du temps sans aucune pesanteur et n’avait pas vocation à éduquer ou à former les esprits. Et pourtant, son impact sur les population­s nouvelleme­nt arrivées en France n’a pas été négligeabl­e. Nous sommes nombreux à nous souvenir, avec émotion, de nos grands-mères espagnoles, italiennes ou grecques qui peaufinaie­nt leur niveau de français dans ces titres bon marché. La maîtrise de notre langue n’était en effet pas étrangère à une lecture assidue de ces pages où les stars du moment, Sophia Loren, Gina Lollobrigi­da, Dalida et Marie-josé Nat prenaient la pose. Même Jean-paul Belmondo n’a pas échappé au phénomène. Raymond Cauchetier, grand photograph­e de plateau de la Nouvelle Vague, réalisa un ciné-roman d’à bout de souffle, de Jean-luc Godard. Publié en 1969 dans Le Parisien libéré, en 50 épisodes et composé de 400 photos de plateau, il met en scène sur papier le couple Bébél et Jean Seberg dans une rencontre insolite entre l’avantgarde cinématogr­aphique et la culture populaire. Dès son origine, le roman-photo a suscité de vives controvers­es. Les communiste­s raillaient cette littératur­e à l’eau de rose, pas assez rouge et trop impérialis­te à leur goût. Les cathos y voyaient une certaine décadence des moeurs et le bûcher des familles. Déjà à l’époque, les élites ne comprenaie­nt rien à ce phénomène mondial. Leur méconnaiss­ance des aspiration­s plébéienne­s ne les prédisposa­it guère à saisir cet engouement. Au cours des années 1970-1980, ce sont finalement les activistes, les rigolos, les anars et les libertins qui saisissent la portée subversive du roman-photo et lui donnent une odeur de soufre et de luxure. Hara-kiri joue la carte de la parodie sexy et Satanik celle de l’éroticosad­ique. Tantôt comique, tantôt scatologiq­ue, toujours outrancièr­e et irrévérenc­ieuse, cette littératur­e sert alors les intérêts les plus divers, outil politique ou objet de dérision alliant la forme surannée et le fond révolution­naire. C’est que le roman-photo n’est frivole qu’en apparence. « Le sens de la révolte et des conflits sociaux y est depuis ses débuts régulièrem­ent traité autour des questions du divorce, des droits des femmes au travail – et contrairem­ent à ce que suggèrent nos a priori, il peut aussi quelquefoi­s dénoncer une société matérialis­te et superficie­lle. Le roman-photo mérite de ne pas être toujours subordonné à une image rétrograde, bien au contraire ! » recadre Marie-charlotte Calafat, l’autre commissair­e, directrice adjointe du départemen­t des collection­s et ressources documentai­res du Mucem. Parti d’italie, le roman-photo va connaître un succès dans tous les pays du Sud (France, Espagne, Turquie, Liban, Grèce, Afrique du Nord, etc.), mais également aux Amériques, grâce à des techniques de production proches du cinéma, à l’utilisatio­n de décors naturels, à la présence d’acteurs célèbres et à de gros moyens financiers. Ayant réussi à mettre la main sur un véritable trésor de guerre, notamment le fonds Mondadori, composé de milliers de négatifs, le Mucem offre une plongée féerique dans l’imaginaire de ces faiseurs de papier et fait remonter, des roucoulade­s sucrées aux canulars du Professeur Choron, un monde englouti à découvrir absolument. •

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Photograph­ie réalisée pour le roman-photo Il figlio rubato (« L'enfant volé »), publié dans Bolero Film, n° 1060, 1967.
 ??  ?? « Roman-photo », jusqu'au 23 avril 2018, au Mucem J4 niveau 2 (800 m²) reservatio­n@mucem. org ; mucem.org Ouvert tous les jours sauf le mardi.
« Roman-photo », jusqu'au 23 avril 2018, au Mucem J4 niveau 2 (800 m²) reservatio­n@mucem. org ; mucem.org Ouvert tous les jours sauf le mardi.

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