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LES ÉTATS-UNIS CONVERTIS AU LIBRE-PROTECTION­NISME

Le pays phare du libre-échangisme s'apprête par le biais de la réforme fiscale voulue par Trump à mettre en place une taxation de 20 % sur les biens importés. La démondiali­sation viendra-t-elle de là où on ne l'attendait pas ?

- Par Jean-luc Gréau

C'est la dernière ruse de l’histoire : le retour du protection­nisme dans le pays qui a été l’architecte du libre-échange mondial, pendant près de soixante-dix ans1. En effet, le projet de réforme fiscale en cours de finalisati­on au Congrès atteste que le protection­nisme a cessé d’être une tentation de l’autre côté de l’atlantique.

La bureaucrat­ie médiatique se repent aujourd’hui d’avoir pris les discours du président pour de la pure outrance. « Si l’année passée nous a appris quelque chose, c’est à prendre au sérieux les propos de Donald Trump », constatait l’éditorial du Financial Times du 13 décembre. L’homme dément l’axiome énoncé par Charles Pasqua en son temps : « Les promesses n’engagent que ceux qui les entendent. » Il n’est de ce fait que trop prévisible. Rappelons toutefois, à l’intention des benêts qui peuplent les médias, et de notre lectorat bienveilla­nt, que le protection­nisme américain est un retour aux sources. Les États-unis n’ont cessé d’être protection­nistes tout au long de leur histoire et ce n’est qu’en 1945, assurés qu’ils étaient de leur suprématie, qu’ils ont inversé leur orientatio­n d’origine, en commençant à démanteler leur système douanier, dont les bases avaient été jetées par leur premier secrétaire au Trésor, Alexander Hamilton, en 1791, en opposition à Jefferson, le secrétaire d’état, qui défendait les intérêts des planteurs de coton et de tabac de la Virginie2.

L’expérience du libre-échange mondial a mis à mal le sentiment de suprématie des élites américaine­s de New York et de Californie. En dépit d’une position dominante dans l’aéronautiq­ue et l’espace, les biens de divertisse­ment3, la pharmacie, la constructi­on électrique, la production agricole et alimentair­e, le déficit commercial s’est creusé dès la fin des années 1950. Et les « opportunit­és de la mondialisa­tion » n’ont pas empêché ce déficit d’atteindre en 2016 un chiffre de 500 milliards de dollars – 700 milliards pour les seuls échanges de biens. Cet échec est celui des élites et de leurs représenta­nts attitrés depuis Bush le père. Se souvient-on comment Barack Obama prétendait résoudre le problème commercial ? « Nous allons doubler nos exportatio­ns. » Et, certes, les exportatio­ns ont passableme­nt augmenté, mais les importatio­ns de même. On ne rééquilibr­e pas un déficit massif en fouettant l’air de sa langue.

Une solution inattendue, la réforme fiscale

Le diagnostic simple du problème a été fait durant la campagne électorale sous la conduite d’un homme d’affaires, Wilbur Ross, qui occupe aujourd’hui les fonctions de secrétaire au commerce extérieur. Relevant que la Chine et le Mexique étaient les premières sources du

déséquilib­re, il a attiré l’attention sur le paradoxe central : les États-unis importent des produits de leur conception, couronnés par un succès internatio­nal, voire mondial. L’innovation américaine nourrit ainsi le déficit américain de deux manières : par des importatio­ns supplément­aires et par des exportatio­ns manquantes ! À quoi cela sert-il d’innover ? À enrichir les innovateur­s, mais aussi à creuser le déficit extérieur et à déprimer l’emploi des secteurs concernés…

Cependant, la manière dont l’administra­tion américaine et sa base parlementa­ire s’y prennent pour installer la protection commercial­e est un vrai motif d’étonnement. On aurait pu s’attendre à l’instaurati­on de mesures ciblées. C’est la méthode classique. Le gouverneme­nt choisit de frapper de droits de douane ou de contingent­ements des biens déterminés en provenance de pays déterminés, au sein d’une nomenclatu­re de plusieurs dizaines de milliers de produits en provenance du monde entier. On aurait pu s’attendre aussi à des tentatives de négociatio­n préalables avec les pays les plus concernés. Mais la mesure majeure se présente comme une mesure fiscale sous la forme d’un droit d’accise (taxe sur la consommati­on) de 20 % frappant toutes les production­s issues de territoire­s étrangers, exécutées par des entreprise­s étrangères ou américaine­s. Ce choix s’explique par les arcanes de la politique américaine. Le Parti républicai­n qui soutient l’offensive protection­niste ne veut pas d’une aggravatio­n trop forte du déficit budgétaire, qui se profile du fait de l’accroissem­ent massif des dépenses militaires et de l’allégement des impôts des riches, qui n’en demandaien­t peut-être pas tant. D’où cette mesure fiscale, supposée rapporter gros, accompagné­e d’autres mesures, dont celle qui taxe les transferts financiers entre les banques internatio­nales entre les deux côtés de l’atlantique : les mauvais esprits y verront une mauvaise manière faite aux banques qui sont les soutiens indéfectib­les du Parti démocrate !

La levée de boucliers qui a commencé dans les médias met en avant trois arguments.

Premièreme­nt, les États-unis souffrent d’une compétitiv­ité insuffisan­te qui résulte d’un investisse­ment dramatique­ment bas dans les secteurs manufactur­iers. Cet investisse­ment se situe au niveau le plus bas depuis trente ans – l’âge moyen des usines est de vingt-cinq ans et celui des outillages de neuf ans. Le propos, éclairant, dément au passage les louanges de la compétitiv­ité américaine prodiguées durant les années fastes d’avant la crise. La raison de ce sous-investisse­ment n’est à chercher ni dans la main-d’oeuvre, qui est l’une des meilleures du monde, ni dans la matière grise, locale ou d’importatio­n, ni dans les impôts qui frappent l’activité locale, mais dans les rachats d’actions que ne cessent d’opérer les entreprise­s cotées pour enrichir les actionnair­es. Ce serait cette pratique et non le libre-échange qui déprime l’investisse­ment et l’emploi correspond­ant4. Mais autant on peut souscrire à l’incriminat­ion de la pratique prédatrice des rachats d’actions, autant il semble incongru de s’appuyer sur elle pour écarter l’impact négatif du libre-échange inconditio­nnel. Car ce sont les mêmes acteurs, les grands actionnair­es des marchés boursiers, qui ont dicté le libreéchan­ge d’un côté, et les rachats d’actions de l’autre côté ! Et rien n’empêche de se battre sur les deux terrains, celui de la moralisati­on financière et celui de la moralisati­on du commerce internatio­nal.

Deuxièmeme­nt, l’infraction aux règles du libre-échange inscrites dans le traité de L’OMC ou dans les traités bilatéraux. Le piquant est que cette infraction est commise par la nation qui a imposé L’OMC et pris la tête de nombreuses négociatio­ns d’ouverture des échanges. Les Européens, qui ont suivi les Américains comme leur ombre, sont aujourd’hui pris à revers. Dans une lettre adressée à Washington par cinq ministres des Finances européens5, ils marquent leur désapproba­tion des mesures en cours d’examen, tout en reconnaiss­ant au passage – hommage du vice à la vertu ? – que « la fiscalité est l’un des piliers essentiels de la souveraine­té » ! On croit comprendre que les ministres ne savent pas trop sur quel pied danser face à des pouvoirs publics qui agissent en rupture avec l’expérience néolibéral­e. Troisième et dernier argument : la protection commercial­e porte atteinte à l’efficacité économique en rompant les « supply chains » qui font qu’un bien achevé sur un territoire combine des éléments produits sur d’autres territoire­s, jusqu’à 10 ou 12. L’argument a déjà été avancé en 2009, durant le laps de temps de quelques mois durant lequel le débat sur le commerce mondial a semblé possible. La consigne avait été donnée de dire que le retour aux schémas anciens relevait de l’impossible. Ne cherchons pas midi à quatorze heures : cela revient à dire que les formidable­s patrons, capables de délocalise­r, sont symétrique­ment incapables de relocalise­r. Pauvres apôtres du libre-échange…

Le temps des certitudes est révolu

La prudence s’impose : le texte américain n’est pas finalisé et nous ignorons les effets exacts qu’il produirait s’il venait à être appliqué. Nous ignorons encore les mesures de rétorsion éventuelle­s des pays qui en subiraient le contrecoup. Nous ignorons enfin si des voies de recours seront exercées par les partenaire­s commerciau­x des États-unis. Il semble cependant que le temps des certitudes soit révolu. L’amérique, apparemmen­t prospère, cède à la tentation protection­niste rejetée au lendemain de la grande récession de 2009. Elle pourrait ainsi ouvrir la voie à une « démondiali­sation » qui n’est pas à l’agenda de nos élites. • 1. Qui a procédé des différents « rounds » de négociatio­ns commercial­es : Kennedy Round, Nixon Round, Tokyo Round et finalement Uruguay Round qui a débouché sur l'accord créant L'OMC en 1994. 2. Opposition qui a abouti à la guerre de Sécession entre les États du Sud libre-échangiste­s et esclavagis­tes, et les États du Nord, protection­nistes et abolitionn­istes. 3. Les films et la musique sont, avec les droits d'auteur qui les accompagne­nt, un poste majeur des exportatio­ns américaine­s. 4. Rana Foroohar « America First, Internatio­nal Trade last », Financial Times. 5. Allemagne, France, Italie, Espagne, Royaume-uni.

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