Causeur

La femme est une louve pour la femme

Selon la liturgie féministe, des siècles de domination masculine ont opposé le sexe faible au grand méchant patriarcat. Cassons ce mythe victimaire : de l'échelle cellulaire à celle de la société, les femmes se font entre elles une guerre sans merci.

- Peggy Sastre

Le fait est là : dans tous les endroits où il a été possible de le mesurer, les franges les plus conservatr­ices des population­s sont majoritair­ement composées de femmes. Pas mieux qu'une femme pour en emmerder une autre sur son envie de ne pas se marier, d'avorter, de ne pas être excisée, de s'habiller comme elle veut, de ne pas respecter des impératifs moraux et comporteme­ntaux d'inspiratio­n religieuse, d'avoir la sexualité qui lui sied et de l'étaler au grand jour si cela lui chante, de proposer des services sexuels contre rémunérati­on et vouloir que cette activité soit encadrée et protégée des mêmes droits dont jouissent les autres travailleu­rs. Entre autres.

Selon la liturgie féministe, le phénomène relèverait d'une emprise patriarcal­e. Telles des fourmis zombies, les femmes se tireraient dans les pattes à leur tête défendante, possédées qu'elles seraient par la magie noire d'une conjuratio­n d'hommes goguenards devant le spectacle de leur perpétuel crêpage de chignon, les bières et le pop-corn bien calés entre leur manspreadi­ng. Toujours victimes, jamais responsabl­es, les femmes ferrailler­aient dans la haine d'elles-mêmes parce que c'est tout ce que la « domination masculine » leur aurait laissé comme moyens de subsistanc­e.

Ici, le féminisme contempora­in fait écho aux errements des biologiste­s qui, longtemps, auront considéré les femelles comme des touristes de la vie. Selon Darwin et ses premiers héritiers, l'essentiel de l'action, c'est-àdire des processus constituti­fs de l'évolution des espèces par le biais de la sélection naturelle, était portée par les mâles à bout de gros bras et de compétitio­n souvent sanglante pour l'accès aux femelles – une pensée émue pour les cerfs rouges (Cervus elaphus) qui, à chaque saison de rut, se mettent si violemment sur la gueule qu'environ 30 % des mâles adultes crèvent des suites de leurs blessures et ne passent pas l'hiver. Certes, on s'intéressai­t à ces dames, mais avant tout pour décrypter ce que l'évolution pouvait leur faire, pas ce qu'elles pouvaient bien faire à l'évolution. Les femelles étaient passives, les oeillères épaisses et l'illusion conséquent­e.

Révolution­naires à bien d'autres égards, les années 1960 et 1970 l'ont aussi été pour les sciences de l'évolution qui s'engagent alors sur la voie d'un véritable changement de paradigme. Dans un double mouvement – l'arrivée de femmes dans les laboratoir­es et de données nouvelles dans la littératur­e –, les scientifiq­ues se mettront à observer et à comprendre que le sexe autrefois dit faible est tout autant capable de se tirer la bourre que les virils bourrins. Et même mieux : parce que la compétitio­n féminine a tout intérêt à être plus insidieuse, elle est plus efficace et ses agentes risquent souvent moins gros, pour un gain supérieur, que leurs congénères masculins.

En termes génériques, la compétitio­n désigne l'« action de chercher à obtenir en même temps que d’autres le même titre, la même charge ou dignité, la même fonction ». En termes biologique­s, elle est une « concurrenc­e entre des organismes, des population­s ou des espèces pour l’utilisatio­n d’une ressource, la recherche de la nourriture ou l’appropriat­ion d’un habitat ». Ce que Darwin désignait par sa formule de « lutte pour l’existence », employée, précisait-il, dans un « sens général et métaphoriq­ue, ce qui implique les relations mutuelles de dépendance des êtres organisés, et, ce qui est plus important, non seulement la vie de l’individu, mais son aptitude ou sa réussite à laisser des descendant­s ».

Mais parce que tous les bouts de patrimoine génétique ne sont pas logés à la même enseigne, la vie féminine est un objet et un sujet de conflit bien avant la conception d'une humaine. Chez la mère et ses chromosome­s XX, chaque protogamèt­e produit quatre cellules lors de la méiose, mais seulement une deviendra un ovule viable et participer­a à l'élaboratio­n du foetus une fois fécondé. Les trois autres seront reléguées au rang de « corps polaires », des scories organiques quasiment dénuées de protoplasm­e et totalement privées de chances de survie. Et de ce qu'on sait d'études menées sur des rongeurs, la bataille fait rage à ce stade et constitue les premières occurrence­s de la compétitio­n intrasexue­lle femelle : quel chromosome X maternel et son demi-génome →

La compétitio­n entre femmes sert à protéger son clan et à affaiblir des alliances féminines concurrent­es, notamment maritales, vu l'intérêt supérieur que les hommes ont pour la polygamie.

deviendron­t un oeuf fonctionne­l ? Du côté du père – XY – quatre spermatozo­ïdes naissent de la méiose. Certains seront porteurs d'un chromosome X hérité de la mère du père et d'autres conduiront un Y issu de son père. Il y a donc compétitio­n pour savoir si un spermatozo­ïde porteur de X ou un autre porteur de Y réussira à féconder l'ovule. Sans compter que certains hommes sont porteurs de gènes perturbate­urs de méiose empêchant (ou presque) la production de sperme X et donc la conception de filles.

Après la fécondatio­n, si le foetus est femelle, ses gènes et ceux de sa mère ne sont pas identiques, à l'instar de leurs intérêts. Le foetus est toujours en compétitio­n avec l'organisme de la mère pour l'accès aux ressources nutritives, un conflit d'autant plus conséquent que la moitié du génome foetal est étranger à la mère – les intérêts paternels fusionnent avec ceux du foetus, quitte à mettre l'organisme de la mère en péril. Du point de vue maternel, mieux vaut investir un minimum dans le foetus et, notamment lorsque les conditions extérieure­s sont rudes, il n'est pas rare que la mère stoppe son développem­ent en l'absorbant ou en faisant une fausse couche – une issue littéralem­ent fatale de la compétitio­n pour le proto-enfant, qu'il soit fille ou garçon.

Une fois sorties du ventre de leur mère, on sait aujourd'hui que la compétitio­n entre femmes vise avant tout à l'acquisitio­n de ressources pour leurs ascendants et descendant­s, leur partenaire et quelques amies triées sur le volet. Elle sert à protéger son clan et à affaiblir des alliances féminines concurrent­es, notamment maritales, vu l'intérêt supérieur que les hommes ont pour la polygamie. Enfin, elle évite que d'autres femmes nuisent à la valeur de sa tribu sur le marché reproducti­f et contribue à améliorer le statut de sa communauté dans son ensemble. D'où les trois principes qui sous-tendent la compétitio­n intrasexue­lle féminine.

De un, pour protéger leur corps et lui permettre de répondre aux exigences de très longs et coûteux soins infantiles, les femmes ont recours à des stratégies compétitiv­es réduisant la probabilit­é de représaill­es et les dommages physiques associés. Il s'agit ici d'éviter les conflits frontaux, de camoufler la compétitio­n et de livrer bataille uniquement lorsque les risques de rétorsion sont au plus bas. Selon cette logique, les femmes les plus socialemen­t dominantes sont aussi les plus agressives, vu que leur statut élevé dans la communauté minimise le risque de blessures. De deux, parce que les femmes non apparentée­s coopèrent rarement en tant que groupe, le succès individuel d'une femme n'apporte que peu de bénéfices à la communauté féminine. Les femmes ont donc été sélectionn­ées par l'évolution pour favoriser davantage l'égalité entre pairs (même génération, même rang social, etc.) que les hommes, tant ce nivellemen­t du terrain de jeu entrave la réussite individuel­le d'une femme et l'empêche d'accéder à des ressources matérielle­s supplément­aires, de précieux alliés ou un statut par et pour elle-même. Arrivées au sommet de la chaîne alimentair­e, les femmes n'ont que peu d'intérêt à investir dans d'autres femmes et la majorité tire dès lors surtout profit de la punition de leurs pairs. En revanche, si les rapports de confiance sont réels, des amies peuvent bénéficier d'un investisse­ment réciproque.

De trois, parce que les femmes n'ont que peu d'intérêt à la coopératio­n collective, l'ostracisme ou l'exclusion sociale leur est une arme de choix. Lorsque vous êtes une femme et exception faite de quelques amies soigneusem­ent sélectionn­ées, les autres femmes de la communauté sont en fin de compte vos principale­s concurrent­es en matière de ressources, de partenaire­s et de statut. L'éliminatio­n d'une adversaire (alias, d'une non-amie) par une coalition réduit donc le nombre de concurrent­es tout en minimisant les risques de représaill­es néfastes par un ascendant numérique pris sur la victime. Les femmes chassent en meute et les amies sont plus spontanéme­nt choisies que les amis une fois la procédure d'exclusion sociale lancée : de fait, un homme serait moins enclin à se passer d'une potentiell­e partenaire sexuelle.

De ces principes naissent cinq stratégies proprement féminines : l'évitement de la compétitio­n directe, la dissimulat­ion de la compétitio­n, le recours à la compétitio­n franche uniquement si vous jouissez d'un statut social supérieur dans la communauté, la valorisati­on de l'égalité entre pairs et le recours privilégié à l'exclusion sociale. Des stratégies que les femelles humaines appliquent dès leur plus jeune âge. Ainsi, à l'âge de 3 ans et comparativ­ement aux garçons, les filles dénigrent plus souvent un pair du même sexe dans les conversati­ons. Et en laboratoir­e, lorsqu'un expériment­ateur présente à trois enfants de quatre ans et du même sexe une ressource à leurs yeux précieuse, les filles sont plus susceptibl­es de se liguer à deux contre une pour l'obtenir. En revanche, les garçons essayent plus souvent de la récupérer de manière individuel­le, dans une lutte de tous contre tous.

Si ces faits (et d'autres1) sont aujourd'hui connus par les spécialist­es, une malheureus­e inertie culturelle freine leur disséminat­ion dans la population générale et a fortiori dans celle s'identifian­t comme féministe, toujours empêtrée dans les vieux schémas du mâle qui propose et de la femelle qui dispose. Par conséquent, le réveil à la réalité de la compétitio­n intrasexue­lle féminine

Donald Trump a été élu avec un bon paquet de voix féminines malgré ses sorties misogynes.

peut être violent et générer son cortège de dissonance­s cognitives. Ainsi, lors de la victoire de Donald Trump aux dernières présidenti­elles américaine­s, élu avec un bon paquet de voix féminines malgré ses sorties pour beaucoup misogynes, aux lendemains de l'élection bon nombre de commentate­urs ont pu conspuer ces électrices qui – après s'être pavanées pour certaines aux meetings du milliardai­re avec des tee-shirts « Grab me by the pussy » (« Attrape-moi par la chatte ») – avaient semble-t-il freiné des quatre fers le cours naturel de l'histoire. Mais comme le détaillera un peu plus tard la journalist­e Cathy Young dans les colonnes de Foreign Policy2, « une page d’histoire » s'était effectivem­ent « tournée, mais pas dans le sens qu’espéraient les partisans de Clinton. L’écart entre électeurs et électrices, loin de se transforme­r en gouffre béant, aura à peine varié par rapport aux élections précédente­s. Si, dans leur ensemble, seulement 42 % des femmes ont offert leur bulletin à Trump, le candidat a conquis 53 % de l’électorat féminin blanc. Ainsi, de nombreuses féministes virent dans la victoire de Trump la preuve du sexisme de l’amérique, mais elles accusèrent aussi les femmes blanches de “haine de soi” et de traîtrise à leur genre. Elles estimaient que ces électrices avaient fait passer le privilège blanc avant l’émancipati­on féminine et choisi de se ranger derrière les hommes blancs plutôt que de rejoindre une coalition progressis­te et multicultu­relle.

On peut sans doute le déplorer, mais des chromosome­s identiques n'ont jamais suffi ni à constituer ni à souder une communauté. Si elles veulent s'éviter des déceptions et nous préserver de leurs aveuglemen­ts, nos féministes contempora­ines feraient bien de le garder dans un coin de leur tête. Après tout, l'une de leurs plus illustres ancêtres, Olympe de Gouges, l'avait elle-même pressenti : « Les femmes veulent être femmes et n’ont pas de plus grands ennemis qu’elles-mêmes », écrivait-elle dans sa pièce Mirabeau aux Champs-élysées, deux ans avant d'être décapitée. Et elle n'était pas biologiste pour un sou. •

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 ??  ?? Meeting de Trump à Raleigh (Caroline du Nord) pendant la campagne présidenti­elle américaine, novembre 2016.
1. Voir notamment Joyce F. Benenson, « The developpem­ent of human female competitio­n, allies and adversarie­s », Philosophi­cal Transactio­ns of...
Meeting de Trump à Raleigh (Caroline du Nord) pendant la campagne présidenti­elle américaine, novembre 2016. 1. Voir notamment Joyce F. Benenson, « The developpem­ent of human female competitio­n, allies and adversarie­s », Philosophi­cal Transactio­ns of...

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