Causeur

Stephen Smith « L'europe va s'africanise­r, c'est inexorable »

Propos recueillis par Élisabeth Lévy et Gil Mihaely

- Propos recueillis par Élisabeth Lévy et Gil Mihaely

L'essayiste Stephen Smith prévoit de grands bouleverse­ments démographi­ques : en 2050, 450 millions d'européens feront face à 2,5 milliards d'africains. Malgré le possible développem­ent économique de l'afrique, l'attrait du Vieux Continent va attirer des millions de migrants en quête d'une vie meilleure. Et les Européens devront bien s'y adapter.

Causeur. Vous écrivez : « Nous sommes tous partie prenante dans le grand repeupleme­nt en cours, soit comme des gens qui s’installent ailleurs, soit comme des gens qui reçoivent des étrangers. » Assistons-nous au « déménageme­nt du monde », pour reprendre l'expression de Jean-luc Mélenchon ? Stephen Smith. Le monde déménage depuis longtemps, et l'europe l'a fait la première. La nouveauté est que la généralisa­tion de ce mouvement met fin à l'opposition entre les migrants, d'un côté, et, de l'autre, les sédentaire­s ou, si vous voulez, les autochtone­s. Maintenant, nous sommes tous des migrants. Même sans bouger d'un pouce, tout simplement parce que le quartier ou la ville où nous vivons change si vite et si profondéme­nt que l'on peut avoir l'impression de s'être installé ailleurs. Sur le plan politique, cela veut dire que dresser les uns contre les autres n'a pas de sens. C'est de la démagogie.

Mais il y a une grande différence : le migrant choisit de partir, alors qu'on ne demande pas son avis à celui qui accueille et qui, très souvent, subit le processus.

Je ne vois pas cela ainsi. Les privilégié­s de ce monde voyagent, ils ne migrent pas. Ils vont quelque part puis rentrent chez eux. Voilà la globalisat­ion heureuse. D'autres partent dans des circonstan­ces dramatique­s ou parce qu'ils cherchent de meilleures chances de vie, pour eux-mêmes et leurs enfants. Du point de vue de ceux qui les accueillen­t, la question est de savoir dans quelles conditions l'immigratio­n se produit, acceptable­s ou inacceptab­les. Je suis très clair sur un principe : « on ne fait pas le compte sans l'hôte », c'est-à-dire que les nationaux – tous ceux qui sont liés à un État par un contrat de citoyennet­é, quels que soient leurs aïeux ou leur couleur de peau – décident qui s'installent chez eux.

Mais, à vous lire, les migrations massives sont un fait inéluctabl­e : peu importe la raison – survivre ou mieux vivre – les Africains sont en train de bouger et nous sommes obligés de les accueillir.

Oui, dans la mesure où – et c'est le deuxième principe sur lequel j'insiste – la frontière n'est pas une barrière baissée ou levée, mais un espace de négociatio­n entre voisins qui ne peuvent pas se désintéres­ser des problèmes de l'autre. Non, dans la mesure où l'europe n'est pas condamnée à accepter une migration dont l'acte inaugural est un abus de confiance. En 1983, il y avait environ 80 000 demandeurs d'asile en Europe de l'ouest ; en 2016, 1,2 million. La situation du monde a-telle si dramatique­ment empiré entre-temps ? L'afrique est-elle plus malheureus­e aujourd'hui, après une vague de démocratis­ation et un début de prospérité, que dans les années 1980 ? La réponse est évidemment : « non ».

Dans ces conditions, quel est le sens du droit d'asile, inventé pour protéger les victimes des persécutio­ns politiques ?

Le droit d'asile a volé en éclats, à l'été 2015, quand l'allemagne a ouvert ses frontières, et ainsi renoncé à un droit souverain, pour laisser entrer sans contrôle plus d'un million de migrants. La preuve : en 2016, les tribunaux allemands ont débouté 91 % des demandes d'asile, souvent au titre – contestabl­e – de la règle de Dublin, qui exige que le migrant demande l'asile dans le pays où il est entré dans L'UE. Depuis, Angela Merkel ne cesse de payer la facture politique de sa décision et la situation des migrants est devenue absurde. Faute de pouvoir les expulser, on les parque dans un no man's land juridique en leur délivrant des Fiktion sbescheini­gungen, des « attestatio­ns de fiction », comme titres de séjour provisoire. Mais le droit d'asile n'est pas seul à avoir été vidé de son sens. Aujourd'hui, seulement 2 % des réfugiés dans le monde bénéficien­t d'une solution permanente, c'est-à-dire qu'ils peuvent retourner dans leur pays d'origine parce que la paix y est revenue ou sont installés définitive­ment dans un pays refuge ; 98 % sont « gérés » dans des camps où, certes, on les nourrit et on les soigne, mais où ils ne sont plus maîtres de leur vie. Au mieux, ils finissent par se perdre dans la nature, comme les demandeurs d'asile déboutés en Allemagne. Autant dire que les catégories dans lesquelles nous pensons la migration n'ont plus prise sur la réalité.

Si cette condition se généralise, on peut légitimeme­nt s'inquiéter du devenir de l'humanité. Sauf à considérer que le tourbillon permanent soit une forme désirable de la condition humaine…

Ce « tourbillon » est lié à des conditions précises, à la fois démographi­ques et économique­s. L'afrique va seulement répliquer ce que d'autres parties du monde ont vécu avant elle. À la fin de la transition démographi­que, c'est-à-dire du passage de familles nombreuses et d'une forte mortalité à des familles plus restreinte­s et une espérance de vie plus longue, des raz-de-marée migratoire­s se sont produits partout dans le monde. Par exemple, entre 1975 et 2010, le nombre des Mexicains a doublé – de 60 à 120 millions – et ils sont partis si nombreux aux États-unis qu'avec leurs enfants ils représente­nt aujourd'hui 10 % de la population américaine. Avant eux, entre 1850 et la Première Guerre mondiale, 60 millions d'européens – sur 300 millions au début du xxe siècle – ont émigré, dont 43 millions aux États-unis. Sans vouloir affoler personne, je dis en substance que, comme chaque famille européenne avait naguère →

«En 1983, il y avait environ 80 000 demandeurs d'asile en Europe de l'ouest ; en 2016, 1,2 million.»

un oncle d'amérique, chaque famille africaine aura dans deux génération­s un neveu ou une nièce d'europe. L'europe va s'africanise­r, c'est inexorable.

Si on a affaire à des phénomènes échappant à la volonté humaine, pourquoi ne pas cesser de faire semblant et dire clairement que les citoyens d'un État ne peuvent choisir collective­ment qui ils accueillen­t ?

Parce que le libre arbitre existe, mais ne s'exerce pas dans le vide, sans contrainte­s. Oui, les Européens ont leur mot à dire sur qui entre chez eux ; c'est pourquoi il est si important qu'ils se mettent d'accord sur des règles d'admission qui relèvent de la gestion de la cité – de la politique – et non du partage entre le Bien et le Mal. L'europe ne prouve pas qu'elle a une « âme » parce qu'elle laisse des migrants entrer sur son territoire, pas plus qu'elle ne perd son âme en bloquant des migrants à ses frontières. Mais cette décision doit tenir compte des réalités. Il y a aujourd'hui 500 millions d'habitants dans L'UE, et 1,3 milliard d'africains dont 40 % ont moins de… 15 ans ! L'europe – 7 % de la population mondiale – représente la moitié des dépenses pour la Sécurité sociale sur la planète, dont elle est l'espace le plus protégé. L'afrique, en revanche, est seulement sur le point de sortir massivemen­t du royaume de la nécessité. Sa classe moyenne émergente vient seulement d'acquérir les moyens pour quitter le continent à la recherche d'une vie meilleure. En 2050, dans moins de deux génération­s, 450 millions d'européens feront face à 2,5 milliards d'africains. L'européen statistiqu­e sera vieillissa­nt, les cinq Africains en face seront dans la fleur de l'âge. Nul besoin d'un dessin.

Reste que les Français ont le sentiment que cette question a été soustraite à la délibérati­on démocratiq­ue depuis une vingtaine d'années. Ils rejettent massivemen­t l'islam radical, mais le subissent…

Attention à ne pas confondre démocratie et populisme ! Aux États-unis, Trump a été élu en partageant le fantasme d'une « invasion » qui n'aura pas lieu. Depuis 2010, il y a plus de Mexicains qui repartent qu'ils n'en arrivent. Trump a gagné parce que les « petits Blancs », comme on dirait en Afrique, se sont révoltés contre la perte de leur prime impériale. Il y a deux, trois génération­s, le simple fait d'être né en Amérique ou en Europe leur garantissa­it une prospérité assez confortabl­e : une voiture, un petit pavillon de ville, le consuméris­me… Mais c'est fini. Maintenant, les « petits Blancs » sont exposés à la concurrenc­e des Chinois, des Indiens, des Turcs, des Brésiliens… Ils sont les perdants de la mondialisa­tion et en veulent aux migrants, que des démagogues leur offrent en boucs émissaires. Comme l'a montré François Bourguigno­n dans La Mondialisa­tion de l’inégalité (Seuil, 2012), si le fossé entre pays riches et pays pauvres tend à se rétrécir, c'est maintenant à l'intérieur de chaque société que les inégalités explosent. C'est aussi vrai pour l'afrique : je pourrais vous emmener dans des quartiers à Johannesbu­rg, Kinshasa, Lagos ou Abidjan qui sont si opulents qu'ils vous transforme­raient instantané­ment en ennemis de l'aide publique au développem­ent. Si l'élite nationale se soucie si peu de ses concitoyen­s, pourquoi le monde extérieur devrait-il subvention­ner son indifféren­ce ?

En plus des clivages sociaux, vous revenez longuement sur les clivages génération­nels. Ainsi, la coupure jeunes/vieux créerait des tensions au sein des sociétés africaines. Pourquoi ?

En Afrique, traditionn­ellement, le principe de séniorité confère un surcroît de pouvoir, de prestige et de richesse matérielle aux « anciens », notamment aux hommes, au détriment des jeunes et des femmes. Cette coupure est fondamenta­le. Il est difficile de comprendre l'afrique contempora­ine si l'on ne tient pas compte de la remise en question du privilège de l'âge. Ainsi, la révolution pentecôtis­te a-t-elle changé la donne au sud du Sahara parce que les églises born again ont permis aux jeunes et aux femmes de « renaître » en s'émancipant des anciennes contrainte­s, grâce à un allié de poids : Dieu, à la tête des « frères et soeurs dans la foi » en lieu et place de la parentèle. Sous des dehors religieux, une révolution sociale s'accomplit.

En Europe, un discours économiste nous explique que nous manquons d'actifs pour payer les retraites et qu'il faut donc faire venir des jeunes de l'étranger. N'est-ce pas une vision très mécanique qui ignore la dimension anthropolo­gique des sociétés ?

L'idée de pouvoir importer des « bras » et des « cerveaux » est inhumaine. Les gens qui viennent aspirent au bienêtre comme tout le monde. Or, le patronat a vendu à la société une sorte de « taylorisme biologique » qui les coupe en morceaux. En fait, il s'agit de socialiser le coût de leur intégratio­n tout en privatisan­t le profit de leur travail. La prétendue contrainte démographi­que, qui obligerait le Vieux Continent à faire venir de jeunes Africains, est tout autant un marché de dupes. L'immigratio­n est un choix. Ce n'est pas une obligation. Depuis le début du xxe siècle, les Européens ont gagné trente ans de longévité. Donc, même si l'on ne veut pas faire plus d'enfants, on peut aussi choisir de partir plus tard à la retraite, sans parler du fait que l'immigratio­n n'est pas un « échange standard » d'habitants et que la robotisati­on réduit le nombre d'emplois.

«Lorsqu'il appelle à importer des "bras" et des "cerveaux", le patronat voudrait socialiser le coût de leur intégratio­n tout en privatisan­t le profit de leur travail.»

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