Causeur

Mai 68 : les baby-boomers ont fait le printemps

- André Perrin

Dans La France d'hier (Stock, 2018), Jean-pierre Le Goff dresse un tableau contrasté de mai 68. Le monde adolescent émergent oscillait alors entre campagne et villes nouvelles, catholicis­me de papa et individual­isme, ordre traditionn­el et société des loisirs. On aurait préféré que les révoltés de mai assument davantage le poids du vieux monde.

Il y a vingt ans, Jean-pierre Le Goff publiait l'une des plus pertinente­s et des plus lucides analyses des événements qui ont secoué la France en mai 1968 et redessiné durablemen­t son visage1. À l'époque de sa publicatio­n prédominai­t encore dans le récit qui en était fait une légende dorée, celle d'une extrême gauche qui aurait, fût-ce en accompliss­ant une révolution différente de celle qu'elle avait cru accomplir, modernisé positiveme­nt la société française, sous la forme de ce que l'on appellera plus tard le « gauchisme culturel ». Face à cette complaisan­te vulgate, Le Goff avait mis en évidence que l'héritage de Mai 68 comportait des limites, des contradict­ions et des aspects nihilistes qui rendaient impossible qu'on l'assumât en sa totalité. Cependant, depuis une

Par-delà les bondieuser­ies, l'éducation religieuse ouvrait à la réflexion et à l'interrogat­ion métaphysiq­ue.

quinzaine d'années, s'est développée, à la faveur d'un mouvement de balancier, une critique conservatr­ice de Mai 68 qui réaffirme l'importance de l'autorité, la nécessité de la transmissi­on et la valeur de la tradition, parfois avec pertinence et talent, mais parfois aussi de façon brutale ou excessive, allant jusqu'à prétendre « liquider 68 ». À la légende dorée succède une légende noire, guère plus satisfaisa­nte et tout aussi peu éclairante. C'est ce qui a décidé Jean-pierre Le Goff à revenir sur l'interpréta­tion de Mai 68, mais sous une forme nouvelle, existentie­lle autant qu'intellectu­elle, celle d'une ego-histoire, en l'occurrence une autobiogra­phie sociologiq­ue. En racontant son enfance et son adolescenc­e dans les deux décennies qui ont précédé l'événement, il restitue le monde adolescent, c'est-à-dire le monde de l'entre-deux, qui a rendu possible le basculemen­t de Mai 68. Il s'agit de faire comprendre « de l’intérieur le climat d’une époque ». Ceux qui appartienn­ent à la même génération que lui se reconnaîtr­ont sans peine dans son parcours, comme ils reconnaîtr­ont le décor de leurs jeunes années. Il nous parle d'un temps que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître. En ce temps-là, on écoutait « Salut les copains » sur Europe 1, la télévision se répandait dans les foyers, on y regardait Thierry la Fronde et Ivanhoé, mais aussi « Âge tendre et tête de bois ». À la devanture des kiosques s'affichaien­t France Dimanche, Ici Paris ou Détective, et dans les cafés on jouait au flipper ou au baby-foot tandis que le jukebox passait en boucle les chansons de Johnny – celles de Vince Taylor –, qui ressemblai­t aux blousons noirs dont les journalist­es relataient les tristes exploits, mais aussi de Françoise Hardy à qui nous pouvions tous et toutes nous identifier puisqu'elle allait seule dans les rues, l'âme en peine, sans que personne ne l'aime. Dans les surprises-parties toutefois, les slows succédaien­t aux rocks, ce qui permettait de flirter au son de Sag Warum. N'allez pas croire pour autant que Jean-pierre Le Goff cultive la nostalgie : sa descriptio­n préfère les jugements de réalité aux jugements de valeur et le ton est celui, objectif, de l'ethnologue, à l'image de son autobiogra­phie qui, à mille lieues de la confession impudique, se tient toujours à distance de l'émotion. C'est que Jean-pierre Le Goff ne parle de lui-même qu'en tant qu'il porte en lui la forme entière de la condition des garçons qui, ayant grandi dans les années 1950 et 1960, ont vécu l'expérience d'être adolescent­s dans un monde adolescent. Un monde adolescent, c'est un monde de l'« entre-deux », c'est-à-dire un monde qui est partagé entre l'ancien et le nouveau, entre la pesanteur des traditions et la modernisat­ion galopante, entre l'enracineme­nt et le déracineme­nt. Les campagnes se dépeuplent et s'urbanisent, la mécanisati­on transforme les paysans en agriculteu­rs, les axes routiers se développen­t tandis que les villes s'adaptent à l'automobile, les immeubles et les parkings sortent de terre, la consommati­on se développe et les loisirs prennent une place de plus en plus importante. Le peuple adolescent n'est alors rien moins que porté aux rêveries passéistes et écologique­s auxquelles nous sommes accoutumés aujourd'hui : comme dans une célèbre chanson de Jean Ferrat, il rêve « du Formica et du ciné ». Il s'ennuie dans le monde ancien et en supporte mal les pesanteurs et les rigidités. Celles-ci se manifesten­t surtout dans l'éducation où l'exercice traditionn­el de l'autorité impose une discipline sans consenteme­nt : « C’est ainsi qu’on fabriquait des révoltés en puissance qui des années plus tard allaient vouloir tout casser. » Scolarisé dans une institutio­n catholique normande, Jean-pierre Le Goff met en évidence le décalage entre l'« éducation chrétienne d'un autre âge » qui y était dispensée et le monde qui était en train de naître : catéchisme dont les questions et réponses, dogmatique­s et stéréotypé­es, évoquent irrésistib­lement celles du mythique manuel du fantassin (« De quoi sont les pieds ? Les pieds sont l’objet de soins attentifs. »), billets de confession, rituels des trois heures de jeûne qui doivent précéder la communion et, plus tard, considérat­ions sentencieu­ses sur la possibilit­é de l'amitié entre filles et garçons dont la visée est de retarder autant que possible le moment où ils pourront légitimeme­nt accomplir l'oeuvre de chair… Et pourtant il était possible d'en prendre et d'en laisser et de multiplier les transgress­ions. Et pourtant, par-delà les bondieuser­ies, l'éducation religieuse ouvrait à la réflexion et à l'interrogat­ion métaphysiq­ue, constituan­t ainsi une propédeuti­que à la philosophi­e : dans l'espace qu'elle a laissé vide vont pouvoir s'engouffrer les mythologie­s exotiques les plus dégradées. L'articulati­on complexe entre l'ancien et le nouveau apparaît encore dans ces humanités dont les rebelles de 68 étaient nourris et qui ont nourri leur rébellion avant d'en devenir les victimes. Jean-pierre Le Goff ne dit pas autre chose dans ce beau livre que ce qu'il a dit dans les précédents. Il le dit autrement en inscrivant l'histoire de Mai 68, à travers son itinéraire singulier, dans l'atmosphère, mais aussi dans l'épaisseur, dans la chair des années qui ont rendu possible l'événement. Il le fait sans démagogie ni esprit polémique, avec une sérénité, une honnêteté et une objectivit­é qui forcent l'admiration. •

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Jean-pierre Le Goff.
 ??  ?? Jean-pierre Le Goff, La France d'hier : récit d'un monde adolescent, des années 1950 à Mai 68, Stock, 2018.
Jean-pierre Le Goff, La France d'hier : récit d'un monde adolescent, des années 1950 à Mai 68, Stock, 2018.

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