Causeur

Tarik Yildiz « Mennel a repris des théories assez répandues chez les musulmans de France »

- Propos recueillis par Daoud Boughezala

Pour le sociologue spécialist­e de l'islam de France, la jeune fille qui chante en public, même voilée, ne peut que scandalise­r les salafistes. Mais beaucoup de musulmans du quotidien partagent ses thèses complotist­es. Ceux qui veulent organiser le culte musulman auront fort à faire pour rattraper ces millions de brebis égarées.

Causeur. La vague de terreur islamiste qui a frappé notre pays depuis 2015 a-t-elle modifié le rapport des musulmans de France à l'islamisme ? Tarik Yildiz. Incontesta­blement. Les attentats ont polarisé les uns et les autres. Une frange assez importante des musulmans de France y a vu un complot islamophob­e et dénoncé un prétexte pour dénigrer les musulmans. Mais une autre partie des musulmans du pays a vécu ces événements comme l'ensemble des Français, comprenant qu'il y a un souci avec une certaine interpréta­tion/expression de l'islam et qu'il faut absolument faire quelque chose. Pourtant, si on en croit l'enquête de l'institut Montaigne, 28 % des musulmans de France estiment que la charia prévaut sur la loi de la République et cette proportion atteint 50 % chez les jeunes. Confirmez-vous ces tendances ? Les résultats obtenus par l'institut Montaigne traduisent une certaine réalité : si on les interroge, beaucoup de musulmans se disent favorables à la charia. Mais entre la théorie et la pratique, la marche est assez haute ! Ils ne sont majoritair­ement pas enclins à appliquer les préceptes islamiques dans leur vie quotidienn­e. C'est ce que j'appelle des « musulmans superficie­ls ». On retrouve

notamment ce profil chez les délinquant­s au surmoi islamiste qui basculent en quelques mois dans le djihadisme, comme Salah Abdeslam. Sans faire de raccourci douteux, on constate aussi de sacrés paradoxes chez Mennel Ibtissem, candidate de « The Voice ». Comme l'a noté Gilles Kepel, une femme musulmane qui chante représente une abominatio­n pour les salafistes, fût-elle voilée et perméable à certaines thèses complotist­es… C'est en effet un paradoxe. N'importe quel musulman radical maudira Mennel parce qu'elle chante sur de la musique profane accompagné­e d'instrument­s, se maquille, et se produit en public. Sur les forums islamistes, on lit des propos comme « Ma soeur, reviens à la raison. Arrête tout ça ! » Reste que Mennel a repris des théories qui sont loin d'être marginales au sein de la population musulmane de France et plus généraleme­nt des banlieues françaises. L'idée que le terrorisme est le fruit d'une manigance de l'état, des juifs ou d'autres groupes perçus comme antimusulm­ans est assez répandue, et pas seulement chez les plus radicaux. Sur les réseaux sociaux, Mennel a écrit ce qu'elle pensait : on en veut aux musulmans qui sont déjà discriminé­s et marginalis­és. L'ipsos a récemment publié une étude sur les théories du complot. Quoique critiquabl­e, cette enquête révèle l'importance du phénomène chez l'ensemble des Français. Et cette tendance est exacerbée au sein de la population musulmane. Une telle paranoïa nourrit le désir de regroupeme­nt communauta­ire. Ceux que vous appelez dans votre livre les « musulmans communauta­ristes » ne s'opposent pas frontaleme­nt aux valeurs de la société française, mais organisent leur entre-soi. En France, est-il aujourd'hui possible de vivre en vase clos dans un univers pratiqueme­nt 100 % « hallal » ? On y vient de plus en plus. Une partie de la population musulmane a le projet assumé de copier le modèle multicultu­rel anglo-saxon de façon à faire toute sa vie dans un environnem­ent islamique : fréquenter des établissem­ents hallal, scolariser ses enfants dans des écoles musulmanes, etc. Ce séparatism­e culturel n'empêche pas d'entretenir des relations cordiales avec le reste de la société. Simplement, chacun reste chez soi, on ne se mélange pas, on se côtoie quand on y est obligé en minimisant au maximum ses rapports avec l'extérieur. Ce mode de vie concerne souvent des franges éduquées, et non pas les courants violents les plus problémati­ques. Ses adeptes reprennent même parfois à leur compte le concept de laïcité, en le ramenant au droit de pratiquer librement sa religion sans faire de mal aux autres, et défendent la discrimina­tion positive. Ces musulmans communauta­ristes rechignent-ils à s'engager dans des associatio­ns islamiques depuis que des ONG telles que Baraka city ont été accusées de soutenir le djihad ? Pas vraiment. Quand tel ou tel scandale révèle les connivence­s de certaines associatio­ns avec le djihadisme, la plupart des musulmans militants continuent leurs activités. Au fond d'eux-mêmes, bien au-delà du cercle des communauta­ristes, nombre de musulmans français n'y croient pas vraiment. En cas de descente de police contre une associatio­n, le sentiment dominant est moins « Attention, ils sont en train de monter une filière » que « Tiens, une opération de répression se monte contre les musulmans. » Si l'état a lancé une opération spectacula­ire, c'est pour organiser l'islam de France. Quelles sont les différente­s positions des musulmans de France face au projet d'emmanuel Macron ? Il y a de tout. Pour différente­s raisons, une partie des musulmans estime que ce n'est pas à l'état d'organiser l'islam de France. Dans cette catégorie, on trouve par exemple ceux que j'appelle les « musulmans discrets », très républicai­ns, pour lesquels cette démarche bafoue les principes de la République. Un autre partie des opposants se demande pourquoi le gouverneme­nt n'en demande pas autant aux chrétiens et aux juifs. Ce sentiment du deux poids deux mesures est extrêmemen­t fréquent. En somme, ce projet d'organisati­on du culte fait l'unanimité des musulmans contre lui. Il y a des opposition­s très fortes. Même les musulmans qui y sont plutôt favorables en critiquent les modalités. J'en entends beaucoup dire : « Si c'est pour refaire le CFCM avec Dalil Boubakeur, ce n'est pas la peine. » Certains souhaitera­ient avoir des représenta­nts nationaux au sein d'une instance représenta­tive mais selon leur propre conception des choses, à l'exclusion des autres. De toute façon, les plus radicaux ne seront pas représenté­s. Ils voient les interlocut­eurs musulmans de l'état comme des « collabos ». Paradoxale­ment, l'un des buts de la restructur­ation de l'islam de France est justement de les toucher de manière indirecte mais cela ne fonctionne­ra pas. Pourquoi êtes-vous si pessimiste ? Parce qu'il est impossible de désigner des responsabl­es musulmans qui conviendra­ient à tout le monde. À la moindre perte de légitimité, ces figures ne toucheront plus personne. •

« Les plus radicaux voient les interlocut­eurs musulmans de l'état comme des "collabos". »

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